La France de l’automne 2024

« Un bilan honnête de cette défaite et de ses retombées actuelles devra être un préalable à tout retour à l’action politique de grande ampleur. »
Oscar Koinonikós

paru dans lundimatin#450, le 7 novembre 2024

Confrontés à l’accélération inexorable de l’histoire mondiale - conséquence inévitable d’un ralentissement économique prolongé et de la montée des tensions géopolitiques qu’elle engendre - il devient de plus en plus évident que chacun sera sommé de choisir son camp avant la fin de cette décennie crépusculaire. Un important travail collectif de clarification devrait être mené pour répondre à cette nouvelle donne si nous espérons nous montrer à la hauteur de la situation qui vient. En ce sens, ce texte n’est qu’un humble prélude, une bouteille lancée à la mer pour celles et ceux qui n’ont pas encore abandonné. L’histoire, seule, ne garantit rien, elle pose seulement des choix que nous devons assumer.

Si nous commençons aujourd’hui par un retour à la morne situation politique française, celle-ci doit être néanmoins appréhendée dans le contexte élargi d’un désordre mondial qui va en s’intensifiant. Celui-ci est marqué, entre autres, par les deux guerres en cours en Ukraine et au Moyen-Orient, la montée des tensions dans le Pacifique, la perspective d’une confrontation élargie entre deux blocs menés respectivement par les États-Unis et la Chine, mais surtout par la reprise, certes encore timide, d’une lutte mondiale contre l’ordre capitaliste, comme l’ont illustré cet été l’insurrection kenyane et la révolution bangladaise.

Ainsi donc, la France s’enlise depuis le printemps dernier dans une crise politique latente destinée à durer. Le bipartisme traditionnel, ce masque trompeur qui avait longtemps servi de façade à une stabilité factice, a cédé la place à un pot-pourri faisandé. Les Français, désormais orphelins d’un gouvernement majoritaire au Parlement, contemplent avec hébétude et impuissance l’érosion de structures et d’institutions politiques qu’ils croyaient pourtant immuables. Ce scénario, prévisible depuis une décennie, a été ignoré jusqu’au dernier instant, chacun préférant détourner le regard et se réfugier dans le confort illusoire de ses habitudes, confirmant ainsi l’inconscience historique qui caractérise notre époque.

Il n’aura suffi que d’un long été pour que la stupeur, l’effroi, l’angoisse et l’inquiétude suscités par la dissolution de l’Assemblée et la possible victoire de l’extrême droite cèdent la place à l’anéantissement, à l’abattement, au spleen et à l’impuissance. Certes, il y eut un bref sursaut d’espoir chez ceux qui s’accrochent encore à l’hypothèse social-démocrate, mais la réalité implacable de la faiblesse du NFP les aura rattrapés en ce début d’automne. À la place, nous avons le droit à un retour à la case départ : un nouveau tours de vis austéritaire va probablement être voté au 49.3 par un premier ministre déjà rejeté par la quasi entièreté du spectre politique. La soif de changement des électeurs a abouti sur une paralysie encore plus approfondie.

Depuis sa réélection, Macron, aveuglé par l’illusion de son avantage, croyait avoir définitivement annihilé le bipartisme en le dissolvant par le centre, même après sa demi-victoire aux législatives post-présidentielles. Sur le plan de l’économie politique bourgeoise mondialisée, en matière de gestion de la dette souveraine, la réforme des retraites s’imposait comme une nécessité impérieuse dictée par les marchés obligataires et les normes inflexibles du capitalisme contemporain. Acculé, il s’est précipité aveuglément, sans percevoir que la gauche se recomposait au sein de la NUPES, et que le Rassemblement National était entretemps devenu le premier parti de France. La séquence du printemps marque donc avant tout sa chute et il est désormais indéniable que Macron, celui qui se voulait le ’maître des horloges’, a épuisé son temps.

La question n’est plus tant de savoir quand il s’effacera, mais plutôt d’anticiper qui viendra occuper la scène politique après lui. Une gauche rassemblée sous l’étendard du NFP ? Un héritier sorti des entrailles de l’extrême centre ? La réponse la plus vraisemblable, hélas, semble être l’extrême droite de Marine Le Pen. Et cela devrait constituer un point nodal dans notre compréhension du déploiement de la séquence actuelle.

Que semblent donc nous apprendre les dernières élections ?

Premièrement, les résultats ont montré une tendance marquée à la polarisation générationnelle. Les plus jeunes, entre 18 à 24 ans, se tournent vers le « Nouveau Front Populaire » (48%), tandis que les électeurs plus âgés, surtout au-delà de 70 ans, montrent une forte préférence pour les candidats d’« Ensemble » (32%) et des « Républicains » (14%). Cette fracture révèle les tensions inhérentes à une société qui oscille entre un désir de transformation sociale et l’attachement aux structures périmées du passé.

Deuxièmement, le RN attire un vote ’réactif’ de plus en plus large. Les chiffres montrent une croissance de son électorat dans presque tous les segments bas et moyens de la société. Confrontées à l’inflation et aux défis quotidiens du coût de la vie, les classes populaires privilégient des solutions immédiates, concrètes et qui pourraient leur être bénéfique le plus rapidement possible. Le RN exploite donc directement ces besoins par des propositions de blocage des prix, un programme de lutte contre la précarité immédiate et la défense des services publics qu’il juge nécessaire.

Pourtant, le programme économique de l’extrême droite n’est qu’un assemblage incohérent de mesures improvisées à la hâte. Rien en lui ne répond aux grandes questions matérielles de notre siècle. Pêle-mêle, il défend des intérêts foncièrement antagonistes : la protection des patrons de petites entreprises et une hausse des bas salaires qui viendrait pourtant détruire le tissu d’exploitation sur lequel reposent les PME/PMI ; une politique de sauvegarde des services publics et une baisse d’impôts. Le tout repose sur la promesse illusoire d’une tempérance budgétaire et d’un déficit ramené à 3 % du PIB d’ici 2027, c’est-à-dire par une austérité qui ferait remonter le chômage et annihilerait toute perspective de croissance économique. Ce programme contradictoire n’aura de toute manière pas résisté à la nécessité de faire une ultime allégeance au capital en fin de campagne, allant jusqu’à supprimer la promesse phare du Rassemblement National de revenir sur la réforme des retraites. L’extrême droite demeure, comme toujours, la chienne obéissante des intérêts patronaux.

D’une certaine manière, à l’instar de Trump et des artisans du Brexit en leur temps, Le Pen incarne la mauvaise conscience d’un peuple en quête de lui-même. Un peuple, et non une classe. On a beaucoup glosé sur le vote ouvrier des anciennes régions industrielles de l’est et du nord, de cette France périphérique contre celle des grands centres urbains. Pourtant, la réalité de la défaite de la classe ouvrière a été d’une radicalité qui échappe encore à l’entendement de l’électeur moyen du NFP. Elle a été si totale qu’aujourd’hui, les anciennes régions industrielles de l’est et du nord sont gangrenées par une anomie criante. Un bilan honnête de cette défaite et de ses retombées actuelles devra être un préalable à tout retour à l’action politique de grande ampleur.

Les mécanismes d’aliénation sociale continuent de fonctionner à plein régime, masquant les véritables contradictions de l’époque sous les oripeaux d’une fausse unité nationale. La classe ouvrière, autrefois porteuse d’un projet d’émancipation collective, est dissoute dans le brouillard d’une identité illusoire, tandis que les véritables détenteurs du pouvoir poursuivent impunément leur œuvre de domination.

Avec la longue stagnation économique qui sévit depuis les années 1980, nous assistons aussi à l’installation insidieuse d’une sorte de lutte des classes descendantes, empreinte d’un nihilisme où chaque segment économique de la population développe une hostilité agressive envers ceux qui lui sont immédiatement inférieurs, tout en affichant une servilité étrange envers ceux qui lui sont supérieurs. Le triomphe de l’idéologie néolibérale semble avoir convaincu bon nombre d’électeurs que l’économie est un jeu à somme nulle, une sorte de gâteau dont les politiciens se chargent de distribuer les parts, une totalité dans lesquels producteurs et capitalistes sont embarqués dans la même galère. En ce sens, Emmanuel Todd a évoqué notre époque comme celle d’un sadisme politique généralisé, où le mépris social ruisselle vers la figure du plus démuni que soi. La France serait-elle en train de devenir une République de cannibales luttant pour s’accaparer les derniers morceaux d’une chair qui ne cesse de rétrécir ? Rien n’est moins sûr.

Alors qu’un segment déterminé de la population se laisse envoûter par la guerre culturelle dirigée contre l’Islam, par le déploiement d’un État policier s’acharnant sur les étrangers, et par une politique hostile à tout ce qui résiste à une identité nationale autoritaire, il apparaît qu’un bloc majoritaire, mais atomisé, se dessine également. En 2022, le taux de pauvreté en France atteignait officiellement 14 %, chiffre qui masque mal la réalité plus sombre d’une paupérisation généralisée. Pour la majorité des Français - ceux dont les revenus stagnent entre le SMIC et le salaire médian, voire légèrement au-dessus- la baisse continue du niveau de vie est devenue la caractéristique principale de notre époque.

De fait, des catégories de plus en plus larges de la population sont aspirées par l’urgence économique, comme dans un tourbillon qui ne cesse de s’accélérer. La vérité sociale du cycle économique actuel est que la population n’a jamais été aussi homogène dans son atomisation et sa chute. La France s’appauvrit, non pas par quelque fatalité historique inéluctable, mais par la logique implacable d’un système qui ne sait produire que sa propre dissolution. Ainsi, le spectacle d’une société fragmentée, où chacun lutte isolément pour sa survie matérielle, masque mal la vacuité d’un pouvoir qui n’a plus rien à offrir que l’illusion d’une grandeur passée.

Silencieuse, encore aveugle à ses propres intérêts, la forme encore embryonnaire de ce bloc en voie d’appauvrissement s’est éveillée avec les Gilets Jaunes et cherche obscurément les formes de ses futures apparitions. L’histoire n’est donc pas figée et celle-ci nous a montré qu’il y a des liens qui se reforment vite lorsque les forces vives d’un tissu social meurtri se mobilisent contre les structures oppressives qui les étouffent. Les formes futures de cette rupture restent à inventer, mais elles porteront nécessairement la marque d’un divorce avec l’ordre économique actuel et sa superstructure idéologique. En tant que révolutionnaires, il serait temps d’œuvrer à faire reconnaître que l’ennemi n’est pas l’autre, ce bouc émissaire facile désigné par le discours d’extrême droite, mais bien le système économique et politique qui perpétue l’aliénation et la misère de tous et toutes, pour qu’une extrême minorité vivent luxueusement du travail de la majorité. Ainsi, la réappropriation d’une intelligence de la production matérielle de nos conditions d’existence reste une condition sine qua non d’une transformation politique radicale de la société. Sans cela, le cycle de l’aliénation continuera, et la République de cannibales ne fera que se nourrir de ses propres contradictions jusqu’à l’effondrement final.

Macron donc, est bien fini. Pourtant, convenons-en, son ou sa remplaçante n’aura guère de marge de manœuvre pour répondre aux attentes économiques des Français. Qu’il soit de gauche ou de droite, le ou la futur élu sera contraint de se plier aux diktats ordo-libéraux de la Commission européenne et de la BCE. En l’absence de gains de productivité, le retour d’une croissance économique distribuée est impossible. La France est donc de toute manière condamnée à une flexibilisation accrue du marché du travail, à la compression des salaires et à l’austérité budgétaire la plus drastique. Par ailleurs, même la plus volontariste des gauches parlementaires ne pourra rien contre le rouleau compresseur de la dette souveraine, à moins d’être soutenue par un mouvement de rupture dans la rue qui, non seulement durerait jusqu’à imposer une nouvelle orientation politique décidée, mais provoquerait par effet de contagion une onde de choc dans d’autres pays européens et au sein du capitalisme avancé.

On ne peut toutefois exclure que cette fin de régime se conclue par un mouvement de masse venant le balayer - un mouvement qui par contre pourrait s’avérer encore plus confus que ne le fut celui des Gilets Jaunes. Il est urgent de mener une réflexion collective sur les modalités d’une intervention communiste dans la situation actuelle.

Il s’agit moins de trancher le stérile débat entre parlementarisme et antiparlementarisme, que de tirer les conclusions pratiques sur les limites de l’action politique nationale dans un contexte européen où la souveraineté économique - qu’il s’agisse du budget, de la monnaie, de l’industrie ou du commerce - se joue désormais à Bruxelles et à Francfort, mais aussi à Washington et à New-York, plutôt qu’à l’Assemblée nationale et dans les cabinets ministériels. Si la France continue à se périphériser, l’horizon national seul est condamné d’avance. Théoriquement, mais aussi pratiquement, un effort d’organisation pourrait donc être entrepris en direction d’un internationalisme européen, lui-même embryon d’un futur internationalisme tout court, tant l’accélération géopolitique en cours à l’échelle mondiale rabattra bientôt les cartes de chaque contexte national. Nous reviendrons sur cette question dans un prochain texte.

Oscar Koinonikós

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