La Caverne de Platoche

« Toi qui cuis sous le Soleil, abandonne toute espérance »

paru dans lundimatin#303, le 6 septembre 2021

Pour en finir avec les vacances et le Soleil qui va avec, voici une parodie amusante du mythe de la caverne de Platon.

Parle-nous, ô Platoche, de l’immonde Caverne dont tu t’es extrait et de tes ébahissements sous les rayons du Soleil !

« Que ne fut ma surprise, lorsque, extrait de l’infâme Caverne où j’avais été, ma vie durant, attaché pieds et mains liés, je ne découvris les formes réelles du monde, ses couleurs vives et éclatantes, le chant mélodieux de quelques tourterelles et la douce odeur des champs fleuris. Imagine alors, très cher camarade, le choc des habitants de la Caverne, lorsque, telle une masse informe, je les conduisis à l’air libre dans ce véritable paradis.

Je t’épargne, mon bon ami, nos rares mésaventures quant aux quelques récalcitrants et brebis égarées de notre troupeau. C’est ainsi que, non sans peine, notre peuple pût enfin paître dans les champs fleuris et humer l’air pur du monde extérieur. Vois-tu, notre installation me sembla à ce point naturelle que je ne peux aujourd’hui me remémorer de quelconque difficulté d’adaptation, comme si notre être tout entier n’avait attendu, depuis les tréfonds de la Caverne, qu’à s’ébattre dans la lumière !

La tête chauffée par les rayons du Soleil, notre bienfaiteur, source de toute chose, mes camarades et moi-même étions enfin en total épanouissement, les Formes parfaites de la Connaissance inondant nos esprits. Tels de vrais sages – car ainsi nous étions devenus en découvrant les Formes éternelles ! – mes acolytes savaient désormais, en tant qu’êtres accomplis, que plus rien de mal ne pouvait leur arriver, comme si plus rien ne pouvait advenir tout court. Il n’y avait plus qu’à se laisser guider par les éclats du Soleil et croître à la façon des touffes d’herbes qui nous entouraient, en harmonie avec les pâquerettes et les papillons.

Un jour pourtant, je fus pris de graves interrogations – mais, en y repensant, j’étais sous doute ravagé par les effets de notre Soleil bien-aimé. Maudit soit ce jour car, dans ce monde qui ne connaît pas l’obscurité, je ne pus me défaire de ces sombres pensées : qu’y avait-il dans la Caverne que nous avions fui si précipitamment ? Ce doute me parut d’autant plus curieux qu’aucun souvenir ne me parvenait de la Caverne, pourtant omniprésente dans tous nos discours. Pourquoi, alors même que j’avais enfin accès, grâce au Soleil tout puissant, à la Vérité, étais-je incapable de me souvenir de ce qui se nichait au fond de la Caverne ? C’est comme si, ébloui par le Soleil, l’existence de l’horrible Caverne s’était, à mes yeux, dissipée… Rongé par ce mal, je me mis alors à questionner mes braves acolytes à ce sujet qui, tous, me répondirent, ou bien avec une grimace de dégoût ou un ricanement moqueur, que ne s’y trouvait que le sordide cachot dont nous venions, privé de connaissance, privé même, depuis lors, de toute forme d’existence.

Poussé par ma caractérielle soif de savoir, je ne pouvais me contenter de telles réponses lacunaires. Eh oui, moi Platoche, roi des philosophes, fils du Soleil, j’allais entreprendre une nouvelle quête solitaire : retourner dans la Caverne ! Je devais savoir pourquoi, après une lutte acharnée pour la connaissance, un voile d’ignorance s’était ainsi jeté sur mes souvenirs de la Caverne…

Le chemin pour retrouver la Caverne fût si pénible que, lassé de blâmer le terrible sens de l’orientation dont m’avait doté les dieux, j’en vins à me demander si j’avais seulement jamais été dans cette foutue caverne. Egaré et somnolent, à mi-chemin de mon agonie, enfin je trouva l’entrée de la grotte affreuse et, malgré les avertissements, j’y plongea…

O ciel, quelles ténèbres m’entourèrent quand notre Soleil chéri me quitta ! J’aimerais te décrire, mon brave, ce que j’y vis ou, plutôt, ce que j’y compris, mais je serais bien présomptueux de penser en être capable. Car vois-tu, obnubilé par mon ancienne estime de la parole et de la raison, je me rendis compte que j’étais, ma vie durant, par simple mépris, passé à côté de l’essentiel. Il existe en effet certaines voies de la connaissance qui ne sont accessibles que par expérience de la chair, par le saisissement de nos entrailles, et telle fut pour moi mon errance dans la Caverne. Ce fût, depuis mes souvenirs, une expérience inédite, charnelle, relevant de la moelle épinière davantage que du cerveau, et sans doute mon plus proche accès à quelque chose comme la Vérité – bien que, au moment même où j’y parvenais, je venais à douter même de son existence. Car les bas-fonds de ma chair qui s’illuminaient et s’embrasaient alors me transportèrent à un tout autre niveau de l’existence, à un stade supérieur de conscience et, étrangement, à mon expérience la plus radicale de l’en-dehors. Qui l’aurait cru, mais ce frisson que je ne pensais dénicher qu’au summum de mes études sur l’astre suprême se nichait en moi, si proche, dans ma solitude de cœur !

Plus je descendais dans la Caverne et plus le monde, paradoxalement, s’illuminait. Je sais enfin, grâce aux mots d’un misérable spectre du nom de Giorgiossos, que je croisa dépravé dans un cloaque sur mon chemin, que les ténèbres ne correspondent pas, sur un mode purement privatif, à une absence de lumière, mais plutôt à une sorte d’invisible lumière, espèce de fondement occulte du monde qui l’éclaire en vérité.

Dans mon interminable descente aux enfers, je croisai des monstres toujours plus affreux, aux pattes velues et aux tentacules visqueuses, des monstres que même un cervelet aussi créatif que le mien ne put jamais imaginer auparavant ! Ainsi je passai devant les monstres en hochant la tête, comme si je ressentais, sans mot dire, dans ma chair, la souffrance qui était la leur. Mon peuple doit l’apprendre : certes, la Caverne est répugnante, mais elle n’en est pas moins exempte de vie, elle est, plutôt que l’antre de l’ignorance, une sorte d’envers de notre monde, espèce d’horrible dépotoir où s’entassent déchets et créatures honnies mais non moins nécessaires à sa fabrique.

Dans cette mesure, ce n’est pas notre monde qui s’est extrait de la Caverne, c’est notre monde qui, sans cesse, produit, la Caverne. La Caverne n’est que la terrible excrétion de notre monde ! On trouve, dans cette sombre cavité, les êtres et les endroits les plus abominables que l’on connaisse, ceux que l’on préfère d’ordinaire ignorer, ceux que l’on entasse dans ces sordides cachots pour espérer ne jamais avoir à les rencontrer. C’est pourtant dans ce profond cratère poussiéreux qu’il faut se rendre, dans cette véritable fosse à titans dont il faut percer la lourde porte scellée, quitte à y pénétrer à tâtons et à y perdre toutes ses certitudes, pour espérer accéder à la connaissance de notre monde, car ci-gît son principe caché, à savoir que le fondement même de notre Monde sous le Soleil réside dans l’immonde Caverne.

A ce titre, ce n’est pas sous les rayons pompeux du soleil que se niche la vérité, mais plutôt dans les bas-fonds de la caverne, là où sont entassés tous les surnuméraires de l’ordre. La lumière blanche de ce monde n’est qu’un piège à insectes sur lequel nos existences viennent se calciner, et l’obscurité de la Caverne ces tréfonds dans lesquels il n’est plus possible de discerner le carcan qui les enchaîne. Ce qui est nécessaire, c’est de raviver les flammes qui jonchent cette excavation secrète, de manière à apercevoir le fondement du monde et son innommable dépôt à déjections, d’en extraire l’amas monstrueux qu’il asservit et qui permettra de le décomposer.

Il faut nous défaire du mythe de la Caverne : nous ne venons pas de la Caverne, nous entretenons seulement l’idée, plus accommodante, que le Soleil nous libère et nous éclaire, alors que ce sont en fait ses perfides rayons qui constituent les plus lourdes de nos chaînes et qui imprègnent, dans nos cerveaux grillés, l’idée que nous avons été libérés de la Caverne. Mon brave ami, moi Platoche, je te l’enjoins de tout mon cœur, chair de ma chair, renoue avec l’immonde, accepte mon invitation à descendre dans la Caverne, envole-toi au cœur même de ton âme ! Et si, depuis mon voyage, je n’ai plus aucune certitude quant à notre hypothétique accès à la vérité, je sais néanmoins ceci : que notre émancipation, si elle existe, ne viendra pas de notre ébahissement sous le Soleil mais de l’insurrection de la Caverne ! »

Toi qui cuis sous le Soleil, abandonne toute espérance.

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