L’usine de rien

Un film du collectif Terratreme, réalisé par Pedro Pinho

paru dans lundimatin#126, le 11 décembre 2017

Synopsis : Une nuit, des travailleurs surprennent la direction en train de vider leur usine de ses machines. Ils comprennent qu’elle est en cours de démantèlement et qu’ils vont bientôt être licenciés. Pour empêcher la délocalisation de la production, ils décident d’occuper les lieux. À leur grande surprise, la direction se volatilise laissant au collectif toute la place pour imaginer de nouvelles façons de travailler dans un système où la crise est devenue le modèle de gouvernement dominant.

L’histoire est simple comme un conte.
Il était une fois une usine.
Ses ouvriers comprennent une nuit qu’elle va être démantelée et décident de tenir tête à la patronne. La patronne et ses sbires expliquent : c’est la crise, faut s’adapter. Et les ouvriers disent que non, veulent pas s’adapter, merde à la crise.
Alors, ils occupent l’usine et la transforment en autre chose...
Pendant ce temps, la vie continue. Non pas au loin mais bien dans le prolongement narratif et cinématographique de cette usine/monde que le cinéaste invente avec ses héros.
Il y a les enfants, les partenaires et les parents.
Il y a les concerts et la vie nocturne, les bières et les parties de cartes.
Et il y a les discussions politiques, qui ne sont pas le politique mais qui en font partie quand même... Le faire et le penser, le dire et le jouer.
Théorie et pratique, quoi.
Le documentaire qui rejoint la fiction, ou l’inverse.
On s’en fout... c’est du cinéma.
Ou peut-être que c’est vraiment la vie ?
Le rêve révolutionnaire et le concret de la chose se rejoignent dans des espaces étranges, inusités. Et puis tout revient à l’usine, ce lieu depuis lequel se pense à la fois le bouleversement politique et les limites de celui-ci.

Dès le générique du début, le désir est posé : c’est un film collectif.
Et l’idée nous accompagne tout le long : on voit quelque chose qui a été pensé au-delà d’une singularité, dans une tentative de faire corps avec une époque qui pense le nombre, le groupe, la bande ou le collectif non pas comme alternative mais bien comme sécession active à l’absence d’alternative capitaliste.
De collectif il sera question tout le long du film, de manière plus ou moins directe.
Et c’est peut-être ce pari qui est le plus fort : rendre palpable par le cinéma ce qui est contenu dans le fait même de se regrouper, de se mettre ensemble pour parler, penser, et se métamorphoser.
Quand les ouvriers se réunissent pour faire front et occuper l’usine, ou même (juste) pour parler, ils métamorphosent le lieu et se transforment avec lui.
C’est simple comme un geste révolutionnaire.
Le collectif dans l’usine, celui des ouvriers, a ceci de particulier qu’il n’est PAS un collectif de potes. C’est un groupe qui s’est formé par nécessité. Les ouvriers se sont agrégés CONTRE. C’est peut-être le collectif originel. Celui qui départit amis et ennemis, ceux avec qui on peut (ou l’on doit) s’organiser pour s’affirmer contre quelque chose, pour aller au-delà de soi.
Ce collectif qu’on va suivre va s’interroger sur le travail. Et ses limites.
Il va croître, multiplier, et puis se rétrécir.
Il ne gagnera pas. Pas parce que la victoire n’intéresse pas, mais bien parce qu’elle est contenue dans le geste même de l’agrégation.

A la question : oui, mais que proposez vous ? ce film répond par un médius relevé avec grâce. Pas de solutions et tant pis pour les gens qui voudraient se ranger derrière un concept comme d’autres derrière un chef. Il y a plein d’idées dans le film, plein de propositions, plein de conflits, de questions, de discussions. Mais rien d’achevé, rien de conclusif. Sauf la poésie et le bonheur de la voir évoluer à l’écran, sous la forme de plans magiquement bien filmés et de scènes composées avec une absolue liberté.

C’est a priori éminemment casse-gueule de faire de la théorie politique dans un film. Et, si L’Usine de Rien parvient si bien à incarner ce que notre époque a inventé de mieux comme articulation méthodologique d’une perspective révolutionnaire c’est avant tout dans la forme filmique qu’il trouve. Une forme foisonnante, impressionniste, qui laisse toute sa place au hasard à l’écran.
On sent que ça vit, ça pense, ça transpire, ça interagit sur le vif. Et c’est ça qui donne envie de ne jamais sortir de l’Usine de Rien... parce que le film est une promesse.

Le cinéaste filme une discussions entre des hommes et des femmes (qui ne sont pas identifiés dans le film, et c’est très bien comme ça) qui réfléchissent ensemble à une forme d’état des lieux de la pratique politique de leurs idées. Chacun avance une ou des propositions. Ils sont relativement d’accord... mais pas vraiment non plus. Ils sont entre « amis » politiques mais achoppent sur des points essentiels.
Cette conversation est filmée comme une séquence d’action. On y voit un dialogue où prennent corps différentes possibilités de gestes politiques, qui sont pesées comme autant d’avenirs réels. C’est incroyablement fort de faire ainsi de quelque chose de banal, de quotidien : un repas entre amis où l’on parle praxis politique, un événement qui se place déjà du côté d’un regroupement possible des forces vives. Et ça tient évidemment à la sobriété de la mise en scène autant qu’à la place laissée à une parole vivante et pleine pour qu’elle se déploie et qu’on ait ainsi le loisir de l’observer dans tous ses soubresauts. Cette articulation entre mots et gestes tient est un classique du cinéma militant. Mais encore une fois, là où ce dernier assènerait des vérités, les personnages ne font ici que réfléchir et nous montrer, nues, la teneur de leurs conversations.
Pas de solution ready made, rien que de l’intelligence en partage et en mouvement...

Plus loin, Smith (un des ouvriers grévistes) va demander un peu d’argent à son père.
Celui-ci lui file ce qu’il peut et le félicite pour la lutte en cours.
Et puis le père demande au fils d’attraper une pelle et lui promet un trésor. Les deux partent sous la pluie pour chercher le magot...
C’est un vrai moment de suspens. On ne comprend pas ce que le pauvre vieux pêcheur pourrait offrir à son fils... Et là il dévoile une caisse d’armes lourdes et datées. Au désarroi gigantesque du jeune homme qui comprend (et nous avec) tout ce qu’il n’a jamais compris chez son père. C’est incroyable de sobriété là aussi...
La lutte armée ? Bien sûr qu’elle vit, sous terre, qu’elle est là et qu’on y pense.
Et pas seulement en se rasant les aisselles.
Mais franchement, papa ? Sérieux ??
On pourrait s’arrêter là mais ce serait trop triste... Alors les deux, le père et le fils, vont croiser un troupeau d’autruches qui pour une fois n’ont pas la tête enfoncée sous terre mais qui les regardent sans peur, l’air ahuri.

Ce film est une invitation.
Il est un cri (Monde ! Monde ! hurle un personnage...) et un ralliement.
Ce film nous intime à nous prononcer, à prendre parti, à questionner tout.
Ce film assume la guerre en cours.
Et les limites à la pensées sur lesquelles on achoppe toutes et tous.
Il chante le conflit et le désir (les hurle même dans une scène de rock d’anthologie).
Ce film pense. Sans arrêt.
A la crise, aux rapports des hommes et des femmes ou des parents aux enfants. Au ciel, à la terre, aux autruches et aux poissons.
Il pense sans arrêt mais il laisse toute la place à la pensée chez le spectateur.
Ce film a une position subjective.
Et il offre à ceux qui le regardent tout le loisir de s’y mouvoir.

Ce film sort mercredi 13 décembre.

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