ECOUTEZ CE QU’ILS ONT A DIRE CAR ILS L’ONT DIT
ECOUTEZ --------- LA-BAS
ECOUTEZ ---------
ET FINALEMENT NOUS DEVRIONS TOUS PRETER ATTENTION ET ECOUTER
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ET LAISSEZ-MOI DIRE A CHACUN QUI ECOUTE ET REGARDE CE SOIR
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ELLES SONT DANS NOS PRIERES
---------ECOUTEZ CE QU’ILS ONT A DIRE CAR ILS L’ONT DIT
ECOUTEZ UN DE NOS GRANDS OFFICIERS LA-BAS
ECOUTEZ LE SERGENT MAJOR
ET FINALEMENT NOUS DEVRIONS TOUS PRÊTER ATTENTION ET ECOUTER
J’AI FAIT APPEL A
ET LAISSEZ-MOI DIRE A CHACUN QUI ECOUTE ET REGARDE CE SOIR
JE SUIS DECIDE A
ELLES SONT DANS NOS PRIERES
AINSI QUE
Manuel Joseph, Heroes are heroes are heroes, P.O.L., 1994, pp. 23-25.
Cet ouvrage, tel qu’il l’avait très exactement défini, est composé de conversations retranscrites et de photographies réunies en un volume de six cent trente sept pages d’assez petit format. Ce livre est sans grande qualité : il témoigne factuellement de moments partagés avec le souci de ne pas trop toucher les choses pour ne pas les abîmer. Avec son livre Manuel Joseph ne veut pas abîmer cette réalité où l’on n’échappe pas aux murs, aux chambres, aux portes, aux couloirs, au réfectoire, au temps, ni à chacune des personnes qui sont là elles aussi et avec lesquelles on finit par devenir camarade ou même ami. On n’échappe pas aux surfaces, aux espaces, aux présences, alors on regarde, on écoute, et ils n’échappent pas non plus. Il faudra sans doute encore attendre de très nombreux mois pour que ce livre soit publié. Le formalisme poétique peu gratifiant, les situations et les figures qu’on y croise trop secondaires font que l’on met ces réalités de côté. Mais Manuel Joseph lui n’est pas passé à côté.
Son œuvre, initiée au début des années 1990, trouve l’une de ses sources dans l’objectivisme poétique nord-américain, sa politique dans un matérialisme et elle met à jour une forme qui nous affecte corporellement. Au cours de ces années, il avait renouvelé l’usage du cut-up en lui donnant une dimension particulièrement offensive. Et son premier livre, paru il y a près de trente ans, allait aussitôt apparaître comme une évidence. [1] Ce n’est donc pas pour rien que de nombreuses années après, en 2010, Thomas Hirschhorn consacre une exposition à sa poésie, à ce qu’est à ses yeux « la poésie aujourd’hui ». [2] Il y était question des livres de Manuel Joseph bien entendu, de ses interventions publiques, mais aussi de sa correspondance et des papiers annotés qu’il laissait derrière ou autour de lui. Manuel Joseph affirme peu de sens dans ses livres. Il remarque plutôt, il témoigne en manifestant les choses. Il procède généralement par des prélèvements d’énoncés ou de faits arrangés très précisément selon une méthode de composition répétitive fétichisant tournures et détails qui nous restent dans la tête. Et il en va de même de la musique caractérisant sa prose, du rythme qu’il aura inventé.
Un individu raconte une hospitalisation à Bichat pour dire qu’on lui a enlevé son rasoir Gillette et son cutter aussi, qu’il fait les cent pas, qu’il s’est coupé la lèvre en se la mordant et qu’il a un goût de sang dans la bouche ou que la douche est froide. Carré le réfectoire où les repas sont pris en carré, assis à la table carré, deux patients face à face (Amilka aime Pessoa, P.O.L., 2002). Un ouvrier a eu les pieds écrasés et un garçon marche au bord de la plage : il a remonté son pantalon parce qu’il n’aime pas l’eau salée, elle gratte et elle a le même mauvais goût que les vieux ou que les bisous de sa grand-mère quand elle le tient par les joues et les lui pince fort. Ce garçon porte un coquillage à son oreille même s’il a mal et on entend les noms de femmes et d’hommes irréconciliés morts emprisonnés ou abattus : Holger Meins, mort le 9 novembre 1974, Katarina Hammerschmidt, morte le 29 juin 1975, Ulrike Meinhoff, morte le 9 mai 1976, Andreas Baader, mort la nuit du 17 au 18 octobre 1977, Jan-Carl Raspe, mort la nuit du 17 au 18 octobre 1977, Gudrun Ensslin, morte la nuit du 17 au 18 octobre 1977, Imgard Möller, survivante (Corps de grève, La Gueule de l’emploi, ERBA Valence, 1999). Une fille rousse porte un nom de fleur, Iris, elle a mal au ventre et aussi un goût de terre dans la bouche, la terre qu’elle a mâchée parce que son papa Roland lui en a fait manger quand il était sur son dos (Ça m’a même pas fait mal, Al Dante, 2001). Une histoire de sac à l’angle de la terrasse d’un café. Un sac noir posé là, derrière, avec dedans un mobile noir, éteint, dans son étui noir et il n’y a personne à qui il pourrait appartenir, aucun dos, personne avec le dos noir (Le sac noir).
Il y a des figures accidentées, violentes ou violentées, des insensés mais surtout des personnages quelconques, secondaires, qui circulent dans l’œuvre de Manuel Joseph entre cet enfant se promenant au bord d’une plage, un ouvrier aux pieds écrasés et un homme interné dans un hôpital. Et c’est sans doute qu’à travers ses poèmes il rend compte de subjectivités broyées en objectivant un constat sur le monde, les langages et l’existence qui se formule au détour d’une attention au détail et d’une passion de l’obscène. Non pas que son poème regorge d’obscénités mais c’est plutôt qu’il regarde précisément les choses, et à côté, et de même qu’il parle d’un goût de sang ou de terre dans la bouche – le sang qui a le goût qu’on croit que le métal doit avoir le sang [3] –, il nous reste aussi quelque chose comme un arrière-goût matériel. L’écriture de Manuel Joseph déborde de crudité et de lucidité : il était le témoin de déchéances sociales et de vitalités. C’est ainsi que dans l’un de ses derniers livres écrit il y a plus de dix ans, La Sécurité des personnes et des biens [4], Manuel Joseph nous confronte au journal d’un homme qui manipule ses clés en vérifiant sans cesse qu’elles sont bien là au bon endroit dans les poches, se lave méticuleusement les mains, fume des cigarettes pour y voir plus clair dans sa tête ou regarde son reflet dans l’écran de la télévision. La distraction des fictions quotidiennes épuisées, voilà donc ce qu’il reste tandis qu’un individu se remarque devant cet étrange miroir éteint. Ce ne sera pas exactement le portrait d’un homme moyen mais plutôt d’un individu assez médiocre, un peu lent d’esprit, qui n’intéresse personne même s’il a quand même quelques amis. Et il est livré à des pathologies de l’ordre et de la propreté en assumant dans de curieux défilés de gestes, de mots ou de pensées, une manière d’habiter le monde.
Si selon les ouvrages on trébuche ainsi sur des bouts de récit, la méthode de Manuel Joseph consiste en réalité depuis son premier livre, Heroes are heroes are heroes [5], à articuler des énoncés télescopés les uns aux autres, des actes de langages se chevauchant en des ritournelles lacunaires ou altérées, se rencontrant, se court-circuitant, se répétant et se répétant encore en induisant, selon des précédés de soustractions, d’ajouts ou de substitutions, une singulière matière langagière. C’est à la façon d’un opérateur précis, s’appuyant sur les principes de base d’analyse de linguistique structurale, qu’il intervient sur des productions discursives médiatiques en extrayant des segments langagiers : des modèles illocutoires et leurs effets d’adhérences. Manuel Joseph conçoit en somme un journal intime de nos existences dont le contenu relève exclusivement des objets qui nous entourent et que l’on a en partage, à commencer par les écrans, dont il fait le matériau d’une forme poétique. On découvre ainsi, dans son livre, des échantillons d’annonces légales ou d’informations, des passages d’un roman de gare décrivant les prouesses sexuelles du personnage principal ou la promotion du passé militaire du président des Etats-unis au moment de la première guerre du Golfe, des extraits d’actualité documentant des explosions dans le ciel de Bagdad ou les performances des satellites KH-11 et KH-12 placés en orbites. A cela s’ajoute la chronique d’attentats contre des foyers d’étrangers, une notice concernant les touristes visitant le chalet d’Adolf Hitler en Bavière ou encore des transcriptions de catalogues de films pornographiques. Ce montage d’éléments fragmentés tourne et retourne comme une rumeur obscène des éléments extraits de champs informationnels selon une logique démonstrative hétérodoxe. Car ils convergent contre toute attente en des « points » et ils objectivent une situation : une famille de prescriptions ou d’ordonnances qui ont rapport à la force, à l’héroïsation, impliquant selon les séquences, le racial, le sexuel, le militaire, l’économique. Il suffit donc de mettre à plat ces énoncés, déjà plats, de les répéter et de les associer à une famille d’autres pour prendre la mesure de ce qu’ils disent, de ce qu’ils font et sont. Et c’est ce modèle que manifeste et désarme d’emblée le titre de l’ouvrage par la tautologie ou, plus exactement, une circularité de la répétition.
L’objectivisme critique de Heroes are heroes are heroes, documentant les existences à partir de ce qu’intiment des objets médiatiques, dénude ainsi circuits symboliques de croyances, systèmes implicites de dominations et rapports sous-jacents économiques en les impliquant autrement. Et cela est d’autant plus frappant que Manuel Joseph organise les pages de son ouvrage selon le modèle d’un prompteur télévisuel déréglé en exhibant matériellement ce qu’il y a « derrière » la télévision : un défilé de mots à lire, des mots d’ordre, un certain ordre des mots. Manuel Joseph regarde la télévision, mais il le fait en exposant ici ce qu’il y a derrière le dedans de l’écran et dehors le dedans de la tête, ou en constatant, dans un autre ouvrage, que cet objet est aussi dans le salon un curieux miroir. Le cercle et le miroir, emblèmes du modèle tautologique, comptent parmi les figures que privilégie la poésie de Manuel Joseph.
« il suffit de changer l’ordre des mots pour changer les mots d’ordre » [6] écrivait-il dans l’un de ses plus beaux livres, Amilka aime Pessoa, en instituant comme autant de paradigmes de ses manières, périssologies inadéquates, palindromes insensés ou anagrammes imparfaites. Et si nous avons là un fondement de son art poétique – un usage disjonctif de la répétition –, on identifie également sa politique.
Lacer méticuleusement ses chaussures dont l’une recèle par ailleurs une semelle de compensation ; s’asseoir et fumer une cigarette pour faire le point en attendant que les nerfs se remettent ; se tenir plutôt debout dans le tramway, bien droit, en s’agrippant d’une main propre à la barre sale ; marcher, ouvrir et fermer soigneusement des portes dont le moindre grincement provoque un désagrément ; ranger et nettoyer obsessionnellement l’appartement – en particulier les traces des chaussures des amis de passage qui « sont sympas », le noir des pneus d’un vélo qui a roulé dehors ou bien encore introduire des cotons-tiges dans les prises électriques et même des cure-dents pour en extraire toute la saleté. Et puis vérifier toujours, vérifier que les choses sont bien en place en entrant ou avant de sortir, que la porte de la seconde chambre est bien fermée ou que l’on a bien sur soi les médicaments, les cartes, les clés, le portefeuille dans les poches. Ce sera le matériau pauvre du livre La Sécurité des personnes et des biens – et de la vie du narrateur qui a chaud, mal au dos ou au crâne, qui s’énerve à ramasser des miettes et tente de remettre un peu d’ordre dans son existence et dans sa tête selon les prescriptions des médecins, du juge d’application des peines ou des éducateurs. A la pauvreté du matériau s’ajoute celle de la sémantique car Monsieur J. a peu de mémoire et de vocabulaire, et les mots des phrases sont parfois mal en ordre. Changer les mots d’ordre, telle est donc l’idée de Manuel Joseph, celle-là même qu’on peut également appliquer au mobilier, à ce qu’on a dans les poches ou dans la tête. Mais conformément à ses façons, les descriptions de son quotidien – accompagnées de photographies de Myr Muratet, des portraits, natures mortes et paysages urbains – sont entrecoupées d’extraits de traités portant sur des stratégies militaires ou frontalières détaillant les usages et fonctions d’un lexique médico-chirurgical. S’il n’y a aucun rapport entre le récit des manies du propre ou de l’ordre d’un cas social et ces énoncés, si un gouffre sépare ces mondes langagiers et d’expériences, une parenté se dessine pourtant de par le voisinage, les échos ou ricochets lointains : l’horizon d’un même champ lexical où convergent en hiatus pathologie, prescription, ordre, organisation, sécurité, propreté, nettoyage, purification.
Le « sale-propre » d’une société ici, le « propre-sale » aussi que l’on a dans la tête. Ailleurs le « noir », d’un sac noir, d’un téléphone et d’un étui noirs, pour lequel on recherche un dos : un dos noir parce qu’il s’agit d’un sac noir. « Noir » comme la couleur donnée à « l’étranger », « noir » comme la couleur qui nous ramène à l’équipement des membres des forces de sécurité, « noir » comme un indice occasionnant un sentiment pathologique de danger. A la faveur de juxtapositions et d’interversions, ces signifiants sont à la fois opérateurs de liaisons entre des mondes, de commutations et de disjonctions, des « points » d’identité et de différence.
L’art de Manuel Joseph consiste en somme à lire une chose en miroir d’une autre, à côté et avec, de sorte que ces dernières manifestent des suites de signifiants, de contenus latents, de lapsus et de mots d’ordre dans le rapport d’un non-rapport. Ou pour le dire autrement, lorsque des lignes en viennent à être rapprochées ou à se croiser, c’est pour ouvrir en éventail un espace de réflexions et de rebonds instruisant les paramètres d’un conflit. C’est cette sorte d’espace qu’invente Manuel Joseph, un espace dans lequel il nous abandonne. On dira alors qu’en ce lieu sont objectivés des principes d’ordre sociaux, psychiques et comportementaux se miroitant, qu’on aura aussi le territoire obscène dans lequel vivent les gens pauvres ou moins pauvres, mais surtout qu’il s’agit de configurer une situation de la pensée. Il se trouve qu’en juxtaposant des données, en tournant et retournant les mots comme le font les malades, les enfants ou les ignorants « dans l’ordre que l’on voudra bien » [7], il témoigne d’entêtements.
On sait que dans le creux d’un ordre, il y a des crises, du désordre. Un désordre sur lequel ce dernier pourra certainement se reconfigurer mais c’est aussi ce qui menace de l’effondrer. L’œuvre de Manuel Joseph instruit ce repérage par des rapprochements en dénudant les opérateurs qui font tenir un type d’ordre. C’est la façon dont il engage le conflit qu’il mène en comprenant une chose en miroir d’autres, en répétant précisément ce qu’il voit, ce qu’il lit ou entend selon des modes différents et en dérivant des circuits hiérarchiques dans des spirales ou des cercles nouveaux. Dans son poème Corps de grève, il écrit : « Parce qu’il faut arrêter de faire comme si l’ennemi n’était pas matériel mais idéal » [8].
Alexandre Costanzo






