« L’islamophobie d’atmosphère » : les ressorts d’une vieille obsession

François Burgat & Souhail Chichah

paru dans lundimatin#377, le 4 avril 2023

La criminalisation indistincte des courants de l’islam politique, y compris les plus légalistes (tels les Frères musulmans), apparait aujourd’hui comme l’une des plus néfastes et des plus coûteuses contreperformances diplomatique, politique et intellectuelle de l’Occident en général, de la France en particulier. Elle vient de trouver, sous couvert scientifique, une nouvelle avocate, l’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler, dont Le Frérisme et ses réseaux a paru aux éditions Odile Jacob.

Dans ce court article, François Burgat & Souhail Chichah synthétisent méthodiquement les points d’accroche rhétoriques et les stratégies discursives qui permettent à un anti-islamisme obsessionnel de monter en puissance, y compris dans les milieux universitaires. Il identifie quatre dynamiques : la crainte impérialiste du développement d’un lexique politique exogène et religieux de la part de population colonisées, la rhétorique d’Israël, qui criminalise et dépolitise la résistance palestinienne, une instrumentalisation certaine de l’islamophobie européenne par certains autocrates arabes, et la surmédiatisation de quelques intellectuels arabes de gauche anti-islamistes.

La criminalisation indistincte des courants de l’islam politique, y compris les plus légalistes (tels les Frères musulmans), aussi bien dans chacune des enceintes nationales européennes, dont la France, que dans celles de ses partenaires du Proche et du Moyen-Orient, apparaîtra sans doute un jour comme l’une des plus néfastes contre-performances diplomatique, politique et intellectuelle de l’Occident en général, de la France en particulier. Elle est aujourd’hui au coeur de la dérive isolationniste de la diplomatie française, en Afrique comme en Asie, dans le tissu politique du monde musulman.

Dans la France de Gérald Darmanin, l’accusation de « proximité avec le frérisme » peut aujourd’hui conduire n’importe quelle structure associative à la « peine capitale » de dissolution. Le CCIF (Collectif contre l’Islamophobie en France) bien sûr mais également la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI) en savent quelque chose, dont la dissolution a été prononcée sur la base d’accusations aussi fragiles que, par exemple, quelques « likes » antisionistes rebaptisés en autant d’attaques antisémites. L’islamism bashing a créé une nouvelle infraction aux principes de la République : celle de l’exercice illégal de la politique ou, plus simplement encore, de cette élémentaire liberté d’expression dont elle se prévaut pourtant constamment.

Modelée sur le sens commun de la méconnaissance, de la peur intuitive et de la haine de l’autre, une nouvelle vague de « frérisme bashing » surfe sur les militances, partisanes ou intellectuelles, d’Eric Zemmour à Marine Le Pen en passant par Caroline Fourest ou Damien Rieu. Cette obsession est nourrie du vieux fantasme de « l’islamisation de la France ». De Hassan Chalghoumi à Mohamed Louizi, l’enthousiaste supporter de Zemmour, en passant par Mohamed Sifaoui, Zohra Bitan ou Zineb Al Ghazaoui, elle est sans trop de surprise interiorisée et relayée par un bruyant petit fan club musulman. Elle a de tout temps reçu également la caution d’une frange de l’appareil académique. De Gilles Kepel, héritier français de Bernard Lewis, à Bernard Rougier en passant par Pierre-André Taguieff, le statut de cette chapelle-là est d’être aussi surmédiatisée qu’elle est minoritaire dans l’enceinte académique. En choisissant d’ignorer purement et simplement la demande formulée par sa ministre de tutelle, Frédérique Vidal, (et spectaculairement démentie depuis lors), d’enquêter sur le phénomène « islamo-gauchiste », le CNRS s’est en effet donné les moyens d’adopter sur le sujet, de concert avec la conférence des présidents d’université, une posture courageusement explicite. Cette vieille rhétorique de l’anti-islamisme primaire vient toutefois de s’afficher à nouveau sous la plume, cette fois, de l’anthropologue chargée de recherche au CNRS Florence Bergeaud-Blackler dans son livre Le Frérisme et ses réseaux, l’enquête (Odile Jacob 2023).

A l’analyse, la thématique qu’elle développe se révèle au carrefour de quatre catégories d’acteurs et de quatre dynamiques réactives.

La première ressource de cet anti-islamisme obsessionnel procède d’abord d’une banale crainte réactive des Occidentaux devant l’affirmation d’un lexique politique non seulement exogène mais de surcroît religieux. Ce lexique (qui n’est pas une « grammaire » comme l’auteur pense pouvoir le faire dire aux collègues qu’elle n’a manifestement pas lus) est ressenti comme une sorte de glas de leur confortable hégémonie sémantique coloniale puis impériale. Bien davantage que la vieille concurrence entre les dogmes ou même celle que produit la laïcité excluante « à la française » et sa volonté de délégitimer la présence du religieux dans l’espace public, c’est plus vraisemblablement leur statut d’ex-colonisés qui exacerbe aujourd’hui le rejet de la prise de parole et de l’affirmation des musulmans. Avant d’être porteuses d’une religion concurrente (dans un espace national qui pensait de surcroît avoir réussi à chasser le religieux de l’espace public), les banales exigences citoyennes des croyants musulmans apparaissent avant tout comme celles des ex-dominés de l’ère coloniale. Elles provoquent dans tous les cas des réactions voisines du plus traditionnel des racismes.

Plus près de nous, le second terreau de cette poussée réactive est nourri par l’obsession de la diplomatie de l’Etat hébreu de donner une base exclusivement criminaliste - et donc apolitique- à la résistance que suscite très logiquement la violence de son occupation de la Palestine. « Vous avez Ben Laden, nous avons Yasser Arafat » avait ainsi cru pouvoir affirmer Ariel Sharon en 2001, sans même attendre l’affirmation électorale du mouvement de la résistance islamique (Hamas). Il s’agit tout simplement de faire croire au monde que les Palestiniens résistent non pas parce qu’ils sont occupés, mais parce qu’ils sont « fréristes ».

La troisième composante de la dynamique de criminalisation des courants dits « de l’Islam politique » procède des efforts non moins coordonnés et non moins efficaces des autocrates arabes. De Sissi aux émiratis ou à Bachar al-Assad (en passant par le monarque chérifien, les généraux algériens ou le monarque saoudien), ils ont tous entrepris de surfer sur la vague de l’islamophobie européenne. Un exemple archétypique de cette synergie est la demande exprimée, à Paris, en 2019, par le président Abdelfatah Sissi comme par l’Arabie du prince MBS (en la personne de Mohammad Abdelkarim Al-Issa, secrétaire général de la Ligue islamique mondiale) de lutter non plus contre le terrorisme ou l’extrémisme mais bien plus largement contre « l’Islam politique ». Ou encore les milliers de dollars déversés sur les auteurs français ayant accepté de noircir l’image de l’allié qatari des « fréristes », etc.

Le discours des autocrates arabes prend enfin appui sur une frange, labellisée « éradicatrice » depuis la guerre algérienne « contre les civils » de la décennie 1990, des opposants arabes de gauche ou simplement anti-islamistes. De Boualem Sansal à Kamel Daoud en passant, hélas, également par des personnalités telles que les Egyptiens Ala Aswani (qui s’est tardivement repenti) ou Samir Amin et bien d’autres « phares » de la pensée arabe de gauche, les ténors de l’anti-islamisme arabe ont pour dénominateur commun d’opter, pour régler leurs comptes avec leurs rivaux islamistes, pour le « confort » de la torture pratiquée contre leurs adversaires plus spontanément que sur une compétition électorale qu’ils savent perdue. L’influence de ces oppositions éradicatrices, très minoritaires dans les sociétés du sud, est proportionnelle à la surmédiatisation que leur accordent traditionnellement les sociétés occidentales.

Que reste-t-il alors de « l’enquête » de la détective du CNRS ? Dès 1928, les Frères musulmans sont effectivement, comme elle l’écrit, les fondateurs de la réaction décoloniale. Et oui, sans l’ombre d’un doute, après le forfait de la baronne Catherine Ashton, agente active en 2013 de la trahison par l’Union europénne du premier président égyptien élu démocratiquement, les victimes de l’épouvantable Abdelfatah Sissi (Grand Croix de la Légion d’honneur) tentent de faire entendre leur voix auprès des instances europénnes où, sans trop de difficutés, l’enquêtrice du CNRS a traqué leur présence. Oui bien sûr, ils multiplient leurs efforts - parfaitement infructueux à ce jour comme l’atteste la médiatisation irresponsable de l’ouvrage qui les criminalise - pour améliorer leur image. Le font-ils avec autant d’efficacité que les camionneurs, les défenseurs de la marocanisté du Sahara occidental ou les alliés omniprésents des colons sionistes ? Cela reste à démontrer...

Mais la méthodologie de ce type de recherche sur clavier, qui produit des résultats « hors sol », répond à de stricts présupposés. Point de contextualisation politique. Point ou si peu de rencontres directes, ni en Europe ni encore moins dans les terroirs d’origine, terra à peu près incognita. Toute exigence scientifique de proximité avec le terrain est réduite à une coupable empathie - « Burgat, dit-elle par exemple, prétend avoir regardé l’islamisme » en face « alors qu’il s’est en réalité tenu à ses côtés ». On y décrypte l’objet « frériste » à distance, aussi bien historique que spatiale, sans historicité ni contreperspectives contradictoires autres que grossièrement caricaturées. Contemplé de loin, l’objet frériste l’est ainsi également « de travers », au prisme des seuls écrits polémiques de ses adversaires politiques locaux ou régionaux, inscrits plus effectivement de ce fait sur le registre de la lutte que sur celui de l’analyse scientifique. Dommage. Car l’enjeu est essentiel. Pour la société française toute entière. Pour l’avenir de ses relations, essentielles, avec son incontournable environnement « musulman ». Et pour son honneur.

François Burgat (ex-Directeur de recherches au CNRS) et Souhail Chichah (Visiting Lecturer, Williams College, USA)

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