L’intolérable du présent, l’urgence de la révolution - minorités et classes

Entretien avec Maurizio Lazzarato

paru dans lundimatin#333, le 4 avril 2022

Un ami de lundimatin s’est entretenu avec M. Lazzarato à propos de son denier livre, L’intolérable du présent, l’urgence de la révolution - minorités et classes, dans lequel il tente d’analyser le triptyque race-classe-genre sans le vocabulaire de la politique des identités. Tout l’enjeu, selon lui, est de parvenir à lier politique et économie, guerre et capital, production et destruction et de mieux comprendre comment l’exploitation des femmes et des colonies est le complément nécessaire de tout fonctionnement économique « normal ». Le retour du racisme et du sexisme peut alors se lire en parallèle de la crise économique qui ne nous quitte plus depuis quelques années.

Henri : Ton nouveau livre s’appelle L’intolérable du présent, l’urgence de la révolution - minorités et classes. C’est un livre sur les notions de révolution, de lutte et de classe. En suivant le fil des révolutions du XXe siècle jusqu’aux révoltes les plus récentes, et les théories qui les accompagnent, tu argumentes que nous avons tendance, depuis quelques décennies, à oublier la notion de révolution. D’après toi, un moyen de la faire resurgir, c’est de transformer le discours des minorités, des « différences » sociales ou politiques, en élargissant le concept de classe. Tu parles par exemple de la classe des femmes, de la classe des colonisés, pour désigner la forme politique de ces luttes. Pourquoi ce retour à la notion de classe ?
Maurizio : Depuis la crise de 2008, j’essaie de réintroduire dans le débat les concepts de guerre et de révolution. Ils ont été toujours au centre des préoccupations des révolutionnaires, alors que, depuis un certain temps, ils ont été marginalisés. Guerre et révolution sont les deux alternatives que le capitalisme pose encore et toujours, comme on est train de voir en ce moment. La guerre en Ukraine n’est pas celle d’un autocrate contre la démocratie, mais elle exprime les affrontements entre impérialismes qui surgissent à fin du cycle d’accumulation commencé au début des années 70 avec les guerres civiles en Amérique du Sud. Les premiers gouvernements néo–libéraux étaient composés des militaires et des économistes de l’école de Chicago. Nous retrouvons à la fin du cycle économique ce qu’il avait fait démarrer : la guerre entre États et les guerres de classe, de race et de sexe.

En ce qui concerne la révolution, le plus grand problème qu’elle a rencontré à partir des années soixante, c’est la question de la multiplicité. Multiplicité des rapports de pouvoir, (capital-travail, hommes-femmes, blancs-racisé-e-s), multiplicité aussi des modes de production (capitaliste, patriarcal-hétérosexuel, racial-esclavagiste). Cette multiplicité n’a pas émergé en 68, elle existe depuis la conquête des Amériques qui commence en 1492, mais c’est seulement au XXe siècle que la subjectivisation politique des mouvements des colonisés et des femmes a affirmé son autonomie du mouvement ouvrier.

Cette multiplicité a été au centre des théories critiques des années soixante et soixante-dix (les minorités chez Deleuze et Guattari, ou bien chez Foucault la population et l’individu, ou encore chez Negri la multitude comme multiplicité des singularités,) mais au prix de ce que j’appelle un refoulement du concept de classe.

Le féminisme matérialiste français, à contre-courant de cette pensée des années soixante-dix, pense le rapport de domination des hommes sur les femmes comme rapport de classe, comme « rapports sociaux de sexe ». Ce rapport de domination ne profite pas seulement au capital, mais également aux hommes en tant que classe. De la même manière, le rapport de domination raciste ne profite pas seulement au capital, mais également aux blancs en tant que classe.

Je crois que la « révolution mondiale » qui était devenue possible au XXe siècle (le mot d’ordre de Marx « prolétaires de tous les pays unissez-vous ! » ne concernait que quelques pays européens) a échoué parce qu’on n’a pas été capable de penser et d’organiser le passage de la lutte de classe (capital-travail) aux luttes des classes au pluriel.

Il faut dire tout de suite que le refoulement des luttes de classe implique le refoulement de la guerre, car elles ne sont qu’une de ses modalités. La guerre entre États et les guerres de classe, de race et de sexe, ont toujours accompagné le développement du capital parce que, à partir de l’accumulation primitive, elles sont les conditions de son existence. La formation des classes (des ouvriers, des esclaves et des colonisés, des femmes) implique une violence extra-économique qui fonde la domination et une violence qui la conserve, stabilisant et reproduisant les rapports entre vainqueurs et vaincus. Il n’y a pas de capital sans guerres de classe, de race et de sexe et sans État qui a la force et les moyens de les mener ! La guerre et les guerres ne sont pas des réalités externes, mais constitutives du rapport de capital, même si nous l’avons oublié. Le capitalisme est production et guerre, accumulation et luttes de classe. Donc il ne faut pas abandonner le concept de classe, mais le reconfigurer.

H : Quelle différence y a-t-il avec le concept marxiste de la classe ?
M : Comme dit Fanon, il ne s’agit pas seulement de “distendre” le concept. L’élargissement du concept de classe mine son homogénéité, parce que les classes sont elles-mêmes constituées de multiplicités (des minorités) : la classe ouvrière contient des minorités raciales et sexuelles, la classe des femmes contient à son tour des femmmes riches et pauvres, blanches, noires, indigènes, hétérosexuelles, lesbiennes, etc. A cause de cette multiplicité, le sujet politique n’est pas donné préalablement comme avec la classe ouvrière, mais il est un sujet “imprévu”, dans le sens qu’il faut l’inventer et le construire. Il ne préexiste pas à son action.

Ce concept de classe permet aussi de critiquer les politiques de l’identité, où les différents mouvements politiques sont toujours prêts à tomber : la classe des femmes, comme la classe ouvrière chez Marx, reussit sa révolution seulement si elle aboutit à sa propre abolition et avec elle l’abolition de l’assujettissement “femme”.

H : Cela dit, la définition du capitalisme comme “mode de production” selon les categories marxiennes te paraît trop limité, car elle ne concerne que le rapport entre travail et capital, c’est-à-dire la lutte de la classe ouvrière.
M : Pas tous les rapports de pouvoir de cette multiplicité sont spécifiquement capitalistes. La machine capitaliste est un hybride de rapports de pouvoir, des modes de production et des modalités de travail différents (abstrait, mais également domestique, esclavagiste, servile etc.). On peut dire la même chose des assujettissements : l’assujettissement « femme », de la même manière que l’assujettissement esclave, colonisé, racisé, n’est pas réductible à l’assujettissement ouvrier. Leurs modes d’organisation et de subjectivation non plus. Marx pensait que toutes les réalités précapitalistes étaient destinées à se dissoudre sous l’action du capital, mais la race et le sexe semblent démentir cette prévision. Ces relations de pouvoir continuent à se reproduire quelque soit le niveau de développement atteint par les forces productives. En pensant à Ernst Bloch, on peut dire qu’il y a différentes classes sociales, différents groupes sociaux qui partagent le même monde, mais qui ne vivent pas dans la même temporalité – pour l’exprimer, Bloch avait la belle formule de la “contemporanéité du non-contemporain”.

Maintenant le grand problème qui n’est pas résolu, mais seulement posé : la question de la rupture politique avec la machine État-Capital à partir de la pluralité des classes et de la pluralité des minorités à l’intérieur de chaque classe. Retracer cette problématique, voilà le projet du livre.

H : Tu donnes beaucoup d’espace aux débats féministes, deux chapitres y sont consacrés. A la fin de ton livre, tu parles notamment d’un collectif américain des années soixante-dix, le Combahee River Collective, qui justement insistait sur la spécificité de différences sexuelles, raciales, économico-sociales, sans pour autant abandonner le concept de classe. Précisément, dans ses textes, ce collectif tente de penser ensemble l’hétérogénéité des conflits et des processus de subjectivation.
M : Le texte du collectif de femmes noires, prolétaires, lesbiennes dont tu parles me permet en effet de critiquer la théorie de l’intersectionnalité pensée à partir des discriminations. Dans ses textes, le collectif affirme que ce que visent leurs luttes ne sont pas de simples discriminations, mais un « système » d’oppressions et d’exploitations imbriquées les unes dans les autres. Encore une fois, il s’agit de trois relations de pouvoir et trois modes de production spécifiques – capitaliste, sexiste, raciste -, qui ne s’additionnent pas, puisqu’ils sont « simultanés » et s’intègrent dans un fonctionnement qui fait « machine ».

Les femmes du collectif refusent de hiérarchiser les dominations et les luttes comme l’avait fait le mouvement ouvrier. « Nous pensons que la politique sexuelle, sous le patriarcat, joue un rôle aussi important dans la vie des femmes Noires que les politiques de classe et de race », écrivaient-elles.

Si elles se sont rassemblées d’abord pour se battre contre le racisme et le sexisme, elles se sont attaquées par la suite « à l’hétérosexualité et à l’oppression économique capitaliste », sans jamais séparer une oppression de l’autre, une lutte de l’autre, car si le capital fonctionne en les intégrant, la révolution doit faire de même.

La déclaration du Combahee River Collective constitue une avancée importante par rapport au marxisme, mais également aux théories des multiplicités de la « pensée 68 ». L’élaboration de la déclaration du collectif est parallèle à la construction des tentatives européennes pour trouver une alternative à « la » lutte de classes entre travail et capital.

Deleuze et Guattari élaborent une théorie des minorités qui affirme le « devenir minoritaire de tout le monde » en le séparant des classes et de la révolution, alors que pour le CRC les minorités ne sont pas exclusives des classes. À mon avis, ce point est particulièrement important et problématique. Les féministes lesbiennes du CRC constituent sûrement une minorité et même une minorité de minorité, mais elles pensent et vivent leurs relations existentielles, sexuelles et politiques minoritaires à l’intérieur des classes et de leurs dualismes. Elles ne se débarrassent pas, comme font trop rapidement Deleuze et Guattari, des dualismes de classes, mais elles y agissent transversalement.

Les classes contemporaines affectées par les politiques et l’organisation des minorités ne peuvent pas prétendre devenir des sujets révolutionnaires universels, ni constituer une subjectivation hégémonique – (la révolution des ouvriers, la révolution des femmes, la révolution des racismes sont impossibles si pensées séparément). Les assujettissements comme les subjectivations étant multiples, ils neutralisent toute tentative de construction d’un sujet majoritaire. Le dépérissement du parti et des modalités d’organisation centralisatrices (et finalement identitaires) du mouvement ouvrier est lié à l’émergence de ces classes et de ces minorités que le marxisme ne pouvait voir que comme des « contradictions secondaires » subordonnées à la seule lutte entre ouvriers et capitalistes. En ce qui concerne le mode de production capitaliste, je m’attaque donc à cette idée, toujours et encore défendue, d’une contradiction fondamentale au sein du capitalisme, dont les autres contradictions et luttes ne seraient que des expressions.

Je pense que des dualismes tels que hommes-femmes et blancs-non blancs empêchent la reproduction d’une simplification assimilable à l’affrontement « final » entre capitalistes et ouvriers, à même de faire monter l’hostilité aux extrêmes. Cette simplification n’est plus réalisable par une seule classe dans les formes que le marxisme l’avait théorisé.

H : Pour définir la relation raciale comme une relation de classe, tu t’appuies sur la théorie de la colonialité du pouvoir et par conséquent sur l’histoire des Amériques.
M : Cette théorie, proposé par Anibal Quijano en 1992, se constitue à partir de l’histoire de la conquête de l’Amérique. Quijano souligne comment la colonialité est un pouvoir qui ne s’exerce pas selon la logique juridico-politique européenne, mais par une sérié des techniques qui agissent directement sur les corps, en classant et hiérarchisant les populations conquises par la force, à partir de la couleur de la peau et à partir du sexe.

Cette théorie n’est pas assimilable, bien que liée, au concept de colonialisme. Ce dernier se réfert à une « structure de domination et d’exploitation » d’une population par une autre, comme il l’est toujours arrivé dans l’histoire, mais cela n’implique pas toujours ou pas nécessairement des relations de pouvoir racistes. La colonialité (et sa politique de la race) s’est avérée, au cours des cinq derniers siècles, plus enracinée et plus durable que le colonialisme, puisqu’elle y a survécu.

La conquête de l’Amérique produit des nouvelles catégories, notamment celles de race et de racisme, qui fonctionnent toujours ensemble avec un autre concept d’origine coloniale, l’ethnie. Le couple race-ethnie (l’esclavage pour les Noirs, les différentes formes de travail forcé pour les Indigènes, etc.) constitue un dispositif d’assujettissement qui double la division du travail par une production des subjectivités soumises, infériorisées, objets d’une discussion savante pour savoir si elles ont une âme ou pas. La papauté décidera pour l’âme, mais les pratiques du pouvoir continueront à s’exercer comme si les esclaves, les Noirs, les Indigènes en étaient dépourvus.

Quijano souligne que ces relations de pouvoir ne découlent pas exclusivement de la structure économique. Certes, la colonialité est une relation de pouvoir qui est née strictement agencée à l’exploitation économique, mais qui n’est pas réductible à cette dernière. Les modalités d’organisation du travail changent, peuvent même disparaître, mais le couple racisme-ethnicisme persiste. L’accumulation mondiale, selon Quijano, n’implique pas seulement les « classes sociales industrielles », mais aussi celles des « esclaves, des serviteurs, des roturiers et paysans libres ».

H : Selon toi, cela implique de s’attaquer aux concepts du travail abstrait et de l’exploitation.
M : À partir des limites du concept de travail abstrait, on peut tirer plusieurs fils. D’abord un fil politique. Le XXe siècle est celui des révolutions, il n’y jamais eu autant de révolutions concentrées dans un temps si court dans l’histoire de l’humanité. Or, les ruptures les plus importantes ont été pratiquées par les colonisées et les femmes, c’est-à-dire par des sujets qui fournissaient du travail gratuit, du travail dévalorisé, du travail très mal payé. Les salariés, incarnation du travail abstrait, n’étaient pas au centre de ces révolutions. Les marxistes définissent le travail gratuit ou sous payé comme « non libre », comme « improductif », à la différence du travail industriel. Par conséquent, ce travail serait à négliger du point de vue révolutionnaire, car sans lien avec la « production ». Tout au contraire l’importance politique de ce travail s’avère énorme. Pendant tout le XXe siècle, il va mener à bien ses révolutions, tandis que, après 68, les innovations théoriques les plus significatives seront développées par les différents mouvements féministes.
H : En lien avec cette critique de la centralité du travail abstrait, tu insistes sur la la question du marché mondial et la division entre centre et périphérie du capitalisme, une division entre le Nord et le Sud.
M : L’organisation de la production et du pouvoir suppose une double condition que Marx et les marxistes, mais plus en général les théories élaborées dans le Nord, semblent sous-estimer : la division entre travail abstrait (salarié) du centre, et travail non salarié des colonies, de même que la division entre travail des hommes et travail domestique (et gratuit) des femmes.

Dans le centre le travailleur est « libre » et vend sa force de travail au marché selon les lois de l’équivalence, c’est-à-dire, selon les lois juridiques de l’égalité ; dans le sud il n’y a pas de travailleurs libre, mais l’esclave et le colonisé (et, partout dans le monde, le travail non libre des femmes) qui ne sont pas à proprement parler une force de travail. L’appropriation de leur activité ne passe pas par le marché, mais par le pillage, le vol, la spoliation. Il s’agit du même pouvoir qui dans le nord s’est exercé à travers une violence médiatisée (par la reconnaissance des Syndicats, le Welfare, la consommation) et dans le sud à travers une violence sans médiation.

L’organisation du pouvoir de l’État se structure également à partir de la dimension mondiale et de la division centre / periphérie. La machine mondiale du pouvoir est absolument homogène à la machine mondiale de production. Elles se recouvrent. La première creuse un dedans où les Etats européens se déploient avec leur constitution, leur droit, leur division des pouvoirs et un dehors beaucoup plus vaste appelé le Nouveau Monde, où règne l’anomie, l’indistinction du droit et de non-droit, la violence, l’arbitraire, le racisme, le sexisme, l’extermination génocidaire.

La concurrence entre États européens, qui risquait toujours de dégénérer dans l’illimité de la guerre, s’est stabilisée lorsque cette division entre état d’exception et droit, guerre sans limite et guerre limitée, s’est superposée à la division géographique entre colonies et métropole.

H : À ce propos, tu évoques le concept d’accumulation primitive et de colonisation interne : à un certain moment, cette division entre le Nord et le Sud est reproduite même dans les pays du centre .
M : Historiquement, Marx décrit la formation du capitalisme en disant, que l’accumulation originaire ou primitive et son exercice de la force, se déroule du XVIe siècle jusqu’à la révolution industrielle. Avec la révolution industrielle, le capitalisme se structure selon le modèle de Manchester et l’accumulation primitive semble avoir épuisé sa fonction. En réalité elle continue. Ça fait un moment que beaucoup de monde s’accorde sur le fait qu’elle continue, certes, mais il faut encore pousser plus loin l’argument. Moi je le fais avec le concept de colonisation interne.

Le capitalisme n’est pas réductible à l’organisation de la production et de la société qui sévissent dans le nord du monde. Il est, depuis ses début, l’articulation et la division entre centre et périphérie, l’appropriation du travail salarié et l’expropriation violente du travail gratuit. Au XXe se produit un changement radical. Les luttes anti-coloniales se sont attaquées à cette division internationale du travail qui a régit le capitalisme pendant des siècles, obligeant le capitalisme à se structurer. D’un côté l’État et le Capital développent des formes de néo-colonialisme qui agissent à travers l’économie (surtout la finance et la dette) et l’intervention « temporaire » des armées. De l’autre côté à travers ce qu’on a appellé « colonisation interne ».

Depuis la fin de la colonisation on a connu l’installation de « suds » dans les « nords » et de « nords » dans les « suds ». C’est-à-dire que le rapport nord-sud, travail abstrait et travail gratuit, précaire sous payé, mal payé, etc., on le trouve dans chaque pays. Inversement, dans le sud s’installent des processus d’industrialisation de façon qu’on peut dire que le nord a été introduit dans le sud. Dans un pays comme l’Inde s’établit une division interne centre /périphérie : 300 millions de personnes travaillent dans les circuits de la valorisation internationale, mais le milliard qui reste tombe non pas dans la pauvreté, mais dans la misère. Dans le Nord s’établit une division semblable : travail garanti qui est train de se rétrécir continuellement et travail précaire, dévalorisé, domestique, etc.

La remontée du racisme et du sexisme en France est moins liée à la question de la laïcité qu’au contrôle de cette colonisation interne. Le racisme et le sexisme reproduisent la violence sans médiation avec laquelle on a toujours contrôlé le travail gratuit, sous payé, précaire et les subjectivités soumises. Les démocraties européennes qui voilaient leur violence sans médiation parce qu’elle s’exerçait loin, au-delà de la mer et des océans, ressemblent de plus en plus aux USA dont la constitution matérielle coïncide avec la « colonisation interne » (l’esclavage des noirs après avoir éliminé les natifs). La démocratie la plus politique (selon H. Arendt) est la plus violemment raciste et génocidaire que l’histoire ait connu. Pour la même raison Israël a une fonction centrale dans la mondialisation : il constitue l’image parfaite de la colonisation interne qui ne cesse de déborder vers l’apartheid.

H : La division entre centre et périphérie implique que le capital ne peut pas fonctionner sans la guerre et l’État. À ce propos, tu ne parles pas de « capital », mais d’une « machine à double tête, Capital-État ». Pourquoi donc ?
M : Parce que le capital, contrairement à ce que pensent beaucoup des marxistes est inséparable de l’État (et de la guerre). Le capitalisme est une machine à deux tètes, Capital et État, économie et politique, production et guerre qui, depuis la formation du marché mondial, agissent de concert. L’alliance Capital/État va progressivement s’intégrer, avec une accélération à partir de la Première Guerre mondiale, en produisant une bureaucratie administrative, militaire, politique qui ne se distingue en rien des capitalistes. Bureaucrates et capitalistes, en occupant des fonctions différentes à l’intérieur de la même machine politico-économique, constituent la subjectivation qui instaure et régule le rapport entre guerre de conquête et production, colonisation et ordre juridique, organisation scientifique du travail (abstrait) et pillage des natures humaines et non humaines. Le capitalisme a été toujours politique, mais pour des raisons différentes de celles avancées par Max Weber qui pointe l’imbrication des structures bureaucratiques et capitalistes. Le capitalisme a toujours été politique puisque, pour l’appréhension de sa constitution, il ne faut pas partir de la production économique mais de la distribution violente du pouvoir départageant qui commande et qui obéit. L’appropriation violente des corps des ouvriers, des femmes, des esclaves, des colonisés s’accompagne d’une société normative où l’État administratif et l’État souverain s’intègrent à l’action du Capital. La politique, l’État, l’armée, la bureaucratie administrative sont, depuis toujours, une partie constitutive du capitalisme.
H : Passons à un autre aspect de ton livre, précisément cette société normative dont tu viens de parler. Tu distingues entre une lutte sur le terrain des normes, de la gouvernementalité et d’autre part de la lutte contre les normes. Or, selon toi, dans le premier cas, la lutte ne dépasse jamais le cadre de la pacification que l’ennemi de classe a installé après la défaite de la révolution, jouant ainsi sur l’oubli, le refoulement de la lutte des classes et de la révolution.
M : Oui, absolument. Foucault, par exemple, a essayé entre 1971-75 de penser les rapports sociaux à travers la guerre civile, même s’il s’agit de la guère civile d’avant la Commune. Il ne s’est jamais confronté avec la guerre et les guerres civiles du XXe siècle qui marquent la constitution d’un nouveau fonctionnement de la machine État / capital / guerre. De toute façon, un fois que l’élan de 68 s’épuise, il abandonne la guerre civile. Avec la biopolitique et la gouvernementalité les classes disparaissent, il y a seulement la population et les individus, car l’objet de la biopolitique, c’est le contrôle de la population et de l’individualisation. Il fait le chemin inverse de Marx qui cherchait les classes dans la population. Je pense qu’il faut rester fidèles à cette idée marxienne, mais en cherchant de dégager les classes au pluriel. Foucault opère une pacification puisque les rapports entre gouvernants et gouvernés effacent la prise, la conquête, la violence à travers laquelle les classes ont été constituées et voile la violence qui les reproduit. La biopolitique est l’expression d’une société où les vainqueurs ont été capables d’imposer leurs normes. Mais « la norme est le signe récapitulatif de la conquête », c’est-à-dire l’affirmation institutionnelle de la victoire d’une classe sur une autre. La biopolitique efface ce rapport entre conquête et norme, et fait de cette dernière non pas la consolidation d’une conquête, mais une puissance capable d’auto-institution : la norme se fonde sur elle-même au lieu de se fonder sur une victoire politique, elle est une puissance immanente qui n’a besoin de rien d’autre que de son propre développement. La dénégation de la « prise » comme acte de création et de soumission des classes et le refoulement de la violence nécessaire à la reproduction de cet événement historique fondateur, ont des conséquences néfastes non seulement sur la conception du pouvoir et du capitalisme, mais aussi sur la manière de comprendre la rupture subjective, la constitution du sujet insurgé, la possibilité de la révolution.

C’est la même chose avec le concept de minorités. Avec les minorités, les classes disparaissent, alors que les dualismes sexuels, raciaux, de classes (au sens marxien) se sont lourdement intensifiés tout au long des cinquante dernières années. Le devenir-minoritaire que Deleuze et Guattari revendiquent est coupé du devenir révolutionnaire, alors que pour pouvoir se déployer il doit défaire les dualismes, ce qui implique une rupture, un refus, l’établissement d’une division à partir de laquelle on peut produire une subjectivité différente.

Les seuls qui ont gardé le concept de classe accompagné d’une « haine » qui leur a servit de guide à l’action, ce sont les capitalistes et les hommes d’État. Ils déclarent sans complexes qu’il y a une guerre de classe en cours, et qu’ils sont en train de la gagner. On peut même dire que, sans l’ombre d’un doute, ils l’ont gagné. Mais ils ne doivent pas se réjouir trop tôt car leur victoire n’a pas empêché la guerre entre impérialistes et entre États qui se déchaîne en ce moment même.

H : Abordons la question du rapport entre production et destruction. Tu t’attaques à l’idée que le capitalisme serait essentiellement production. Production de la valeur, du monde qui nous entoure, reproduction de la société. Selon toi au contraire, depuis la Première Guerre mondiale, le capitalisme est à la fois et immédiatement production et destruction et ce serait cette identité qui est la vraie cause de la catastrophe écologique qui nous menace
M : Le changement fondamental du capitalisme au XXe siècle n’a pas été la crise financière de 1929, mais la Première Guerre mondiale (1914). La destruction est une condition du développement capitaliste (Schumpeter l’appelle « destruction créative ») qui, avec la « grande guerre » de relative devient absolue. La guerre de 1914 introduit une grande nouveauté : l’intégration de l’État, de l’économie des monopoles, de la guerre, du travail, de la société, de la science et de la technique dans une méga machine de production pour la guerre, une « mobilisation totale » pour la « production totale » finalisée à la destruction.

Ernst Jünger dit dans La mobilisation totale, en 1930, que la guerre ressemble moins à un combat qu’à un énorme processus de travail. On crée, à côté des armées qui se battent au front, l’armée des communications, des transports, de la logistique, l’armée du travail, de la science et de la technique etc., pour envoyer 24h sur 24h le produit de cette mega-production, au front qui constitue le marché, lui aussi mécanisé et automatisé, où tout se consomme (se détruit)

H : La guerre totale en est l’expression.
M : Totale veut dire que c’est la totalité de la société qui est impliquée dans la production. La subordination de la société à la production n’a pas eu lieu dans les années 50 et 60, mais pendant la Grande Guerre. Ce que Marx appelle General Intellect naît à ce moment et il est marqué, et il le sera toujours, par la guerre.

La « mobilisation » totale détermine un grand saut dans la production et dans la productivité, mais production et productivité sont pour la destruction. Pour la première fois dans l’histoire du capitalisme la production est « sociale », mais elle est identique à la destruction. L’augmentation de la production est finalisée à une augmentation de la capacité de détruire.

Si jamais le capitalisme a eu un jour une caractéristique « révolutionnaire », avec la Première Guerre mondiale, il la perd complètement.

Une course folle s’engage pour des nouvelles inventions et des nouvelles découvertes finalisées à l’accroissement de la puissance de destruction : détruire l’ennemi, son armée, mais également sa population et encore les infrastructures du pays. Ce processus a son accomplissement dans la construction de la bombe atomique pendant la Seconde Guerre mondiale. La science, expression la plus haute de créativité et de productivité de l’être social, élargit de manière radicale la puissance de destruction : désormais la bombe atomique met en discussion la survie même de l’humanité.

Günter Anders remarque à ce propos : si jusqu’à la Première Guerre mondiale les hommes étaient mortels individuellement et l’humanité immortelle, à partir de la construction de la bombe atomique l’identité de production et destruction menace de mort directement l’humanité. L’espèce humaine est pour la première fois de son histoire en danger de disparition grâce au pouvoir d’une partie des hommes, les capitalistes, les hommes d’Etat, les classes possédantes, etc., qui la composent.

Dans la periode de l’après guerre cette machine de production / destruction n’est pas démantélée, mais investie dans la reconstruction. Tout au long des “Trente Glorieuses” nous retrouvons intacte l’identité entre production et destruction.

Le capitalisme de l’après guerre continue à exploiter l’intégration qui s’est nouée lors des guerres totales en produisant des taux de croissance et de productivité extraordinaires auxquels correspondent des taux de destructivité des conditions d’habitabilité de la planète tout aussi extraordinaires. L’espèce humaine est menacée une deuxième fois de disparition (avec beaucoup d’autres vivants). Ce n’est plus la « nature » qui « menace » l’humanité, mais les classes qui « dirigent » cette machine économico-politique.

L’identité de production et de destruction se poursuit dans le cadre d’une « paix » dont les conditions de possibilité sont toujours données par la guerre, froide dans le Nord et très chaude dans le sud où se concentre la « guerre civile mondiale », annoncée par Hannah Arendt et Carl Schmitt en 1961. Seulement une illusion eurocentrique peut penser les « Trente Glorieuses » comme une période de paix.

Le néolibéralisme assume sans aucun complexe le mot d’ordre de la « mobilisation totale » pour la « production totale » que le compromis capital-travail avait pratiqué, mais pas reconnu. La matrice économico-politique est encore celle dessinée lors de la Première Guerre mondiale dont la nouvelle mondialisation, l’intensification de la financiarisation et de la concentration du pouvoir économique et politique ne fait qu’accroitre sa dimension à la fois productive et destructive, en exaltant ses caractéristiques autoritaires et anti-démocratiques.

Le néo-libéralisme non seulement nait des guerres civiles en Amérique Latine, mais il s’alimente de toutes les guerres que les américains et l’OTAN ont déclaré de par le monde, d’abord contre un ennemi qu’ils avaient eux-mêmes contribué à créer (le terrorisme islamiste) et ensuite contre les puissances émergées des guerres de libération du colonialisme (le vrai objectif de la guerre en cours est la Chine).

La disparition possible de l’humanité par la violence concentrée de la bombe atomique que, dans les années cinquante, Günther Anders annonçait, est aujourd’hui relancée par la « violence diffuse » du réchauffement climatique, de la dégradation de la biosphère, de l’épuisement de sols, de la surexploitation de la terre, etc. Deux temporalités différentes, instantanée de la bombe et durée de la dégradation écologique, convergent vers le même résultat parce qu’elles découlent de la même source, l’identité de production / destruction. Dans la guerre actuelle en Ukraine nous vivons sous la double menace (celle atomique, qui n’avait jamais disparue) et « écologique ».

Les mouvements politiques contemporains sont très faibles car incapables de politiser la guerre selon une logique de classe comme les révolutionnaires l’avaient fait il y a un siècle lors de la Première Guerre mondiale. La capacité de diviser la guerre nous échappe complétement, d’où l’urgence de reprendre un debat sur guerre et révolution.

H : Marx, Lukács, Luxembourg ont tous posé que la classe doit développer sa conscience pour se politiser. Que devient la conscience de classe dans ta conception ? Qu’est-ce que cette rupture dont tu parles ?
M : Je vais te répondre à partir de mon expérience : il me semble que la « conscience », plutôt que précéder la rupture, elle en découle. Qui a participé à un moment politique d’une certaine intensité sait très bien qu’il ne s’engage pas de façon consciente. Son engagement passe d’abord par des affects. Un moment de rupture arrive qui te fait basculer d’un monde à un autre monde, d’un temps à un autre, d’un mode de vie à un autre mode de vie. Tu commences à voir les choses différemment. Cette rupture de « monde » passe par des affects – après, tu essayes de trouves une façon de la justifier et tout ça. Mais d’abord c’est une espèce d’affect qui te touche. Ce n’est pas parce que tu as lu Karl Marx que tu te révoltes, après, éventuellement si tu as envie, tu lis Karl Marx, mais ce n’est pas ça qui te pousse à la rupture, à la révolte. Il ne faut pas séparer le temps de la révolte (un temps insolite, inhabituel, qui rompt avec le temps de l’histoire, un temps assimilable au temps carnavalesque du renversement des hiérarchies) et temps de la révolution qui resterait sagement à l’intérieur du « temps historique ». Cette dernière n’est pas seulement le projet conscient « d’un changement radical », obligé d’évaluer les opportunités, les stratégies à même de saisir le kairos, « temps propice » . Je pense que ces deux temporalités du processus révolutionnaire doivent être pensées ensemble et organisées ensemble.
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