L’insurrection des « enfants de la Ddass » chiliens

« Le SéNaMé viole, le SéNaMé tue »

paru dans lundimatin#223, le 30 décembre 2019

J’ai entendu le mot pour la première fois il y a quelques jours, dans une vidéo d’internet où un jeune homme, filmé sur une grande avenue de Santiago, crie : « Le SéNaMé viole, le SéNaMé maltraite, le SéNaMé tue … le SéNaMé est une merde ! ». Sé Na Mé, pour Servicio Nacional de Menores, soit l’équivalent chilien de la Ddass en France.

[Photo : Matias Baglietto]

Google a toujours cela de déconcertant ou désespérant qu’il balance des milliers d’occurrences, où s’y mélangent des affaires qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, « affinez la recherche » a t-on appris. Mais, auparavant, je regarde quand même les premières occurrences ; ici une enfant de 11 ans asphyxiée par les gardiennes en charge de son foyer (avril 2016) ; là un rapport de la police judiciaire qui montre que cette fillette n’était qu’une petite branche d’un arbre qui cache une forêt dense d’assassinats, de viols, de violence systématique contre les mineurs : 1313 morts entre 2005 et 2016, 2071 cas de “violences graves” dont 310 “à connotation sexuelle” pour la seule année 2017… A côté d’une telle institution à broyer des jeunes corps, la Ddass me fait soudain l’impression d’un parent aimant (qui connaît saura que l’ironie n’est pas joyeuse).

Il y a une distance, c’est sûr, la Ddass n’est pas le SéNaMé. Pourtant, en regardant d’autres pages, et en repensant à mon bref passage dans l’institution française, j’y vois le même abandon, le même isolement, les mêmes employés dégoûtés d’être là, trompant leur ennui par quelques sadismes. J’y vois la même industrie du pauvre, dans laquelle nous sommes la matière première de la chaîne de production. Les travailleurs, les OS, s’appellent “assistants sociales”, “psychologues”, “directeurs de foyer de jeunes travailleurs” accompagnés d’une ribambelle de mains cachées derrière une autre ribambelle de mots sans sens : “Ddass”, “Aide Sociale à l’Enfance”, “Conseil Général”. Ils font leurs petits gestes sur la chaine, et nous, matière première d’industrie, passons au suivant au rythme du tapis roulant de l’usine. La plupart passeront à la chaine suivante, la rue, la prison, la prostitution, où d’autres mains se chargeront d’extraire le suc encore présent ; en réalité si la Ddass fait bien son travail, la matière première est prête pour la rue, la prostitution, la prison, elle connaît déjà ses codes, sa bouffe infâme dans des réfectoires vomitifs, les hypocrisies de son personnel de maquereaux, les marchés toujours perdants, la violence entre (futurs) détenus, l’état de défense permanente, la trouille de découvrir une faille dans son blindage. D’autres s’en sortiront mieux, cette matière-là servira à peaufiner quelques rapports pour préserver l’institution et puis, pourquoi pas, à quelques reportages télé dans le même but.
Mais, malgré vos efforts, nous ne sommes pas une matière inerte. Alors des fois ça pète.

Et c’est là que le Chili nous réveille. Quel plaisir de comprendre que le gros des contingents des Primera Línea (le cortège de tête chilien) provient du SéNaMé ! Tout le travail de sape, de relégation, de fabrication d’ennemis à disposition s’écroule d’un coup, d’un seul. Les personnes appelées à ne rien attendre de rien, à détester toujours, détestent et n’attendent rien. Mais elles le font désormais la tête haute et ensemble. Applaudies par les milliers de manifestants reconnaissants pour le courage de ces visages cachés par des fichus ou des capuches, brandissant d’improbables boucliers, faits d’antennes satellitaires ayant enfin trouvé une utilisation saine, de morceaux de taule et de panneaux de signalisation. Ils et elles protègent un mouvement rebelle attaqué par la bande de violeurs et assassins en charge de la répression d’Etat. Ils et elles sont tellement belles. Et ces grandes sœurs et grands frères font rêver les petits encore enfermés dans les geôles du SéNaMé, ainsi de ce petit frère, Francisco G., « privé de liberté » qui écrit pour « soutenir les demandes du Peuple » depuis « un centre pour mineurs d’administration directe du Sename ».

Mon nom est Francisco G. Je me trouve privé de liberté dans un centre de mineurs d’administration directe du Sename [acronyme de Servicio Nacional de Menores].

Au jour d’aujourd’hui, ici, je soutiens les demandes du Peuple pour que dans le Chili futur nous puissions avoir une meilleure situation de vie, qui inclut une meilleure santé, un salaire digne pour les gens qui n’en ont pas, une meilleure éducation. Une égalité d’opportunités pour tous les jeunes étudiants, une pension digne pour nos grands-parents. Et enfin que les escrocs en cravate, ceux qui volent le Peuple, les gens humbles, connaissent la taule une fois dans leur vie, qu’ils purgent une peine comme nous, qu’ils n’aient pas seulement de la détention à domicile, des fois ils sont même acquittés pour leurs délits, qu’ils payent avec de la taule.

Soutenant le Peuple, depuis la privation de liberté, avec mon Peuple et les gens des Quartiers populaires.

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