L’insurrection des Gilets Jaunes et La révolution de la révolution.

« Les GJs vont-ils nous aider à sortir du paradigme de l’efficacité ? » par Jacques Fradin

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#192, le 21 mai 2019

Le soulèvement des Gilets Jaunes peut être interprété comme une résurgence des plus anciens mouvements de révoltes – une émotion ou une jacquerie, résurgence symptomatique de l’état de despotisme éclairé (à l’économie) retrouvé, résurgence caractéristique de l’ancien régime finissant configuré en technocratie libérale (Physiocrate, Thermidorienne ou Versaillaise) et ramené à la vie par une suite de contre-révolutions.

Ou, plutôt, ce soulèvement peut être aussi bien interprété comme la première insurrection d’une nouvelle ère révolutionnaire, l’ère de la révolution de la révolution – symptomatique d’une nouvelle époque politique qui surgit en dissolvant ou destituant l’hégémonie libérale.

L’insurrection des Gilets Jaunes témoigne du vacillement d’une ère politique – celle de l’hégémonie libérale – et du surgissement d’une nouvelle époque – celle de la démocratie, attendue depuis l’invention de la politique. Ainsi, l’insurrection des Gilets Jaunes est le signe vers ce qui OUVRE et permet de SORTIR de la prison libérale. Elle participe donc d’une véritable révolution de la pensée politique, la révolution de la révolution.

En effet, en brisant l’hégémonie libérale et son mythe fondateur de « la société contre l’État » le soulèvement des Gilets Jaunes dissout, par là-même, le mythe « anarchiste libertarien » de la société auto-constituée, posée à distance de l’État. Il dissout, « en même temps », le grand mythe révolutionnaire (chanté au XIXe siècle), celui qui inscrit la révolution dans l’ambiance libérale de « la société contre l’État » ou de la société auto-constituée (le mythe merveilleux de la coopération productive auto-organisée).

Révolution de la révolution : c’est l’ouverture d’une nouvelle ère révolutionnaire en rupture avec l’ancienne configuration révolutionnaire (encore une fois celle du 19e siècle, anarcho-libérale). Configuration ancienne (celle du « dépérissement de l’État ») qui était sous l’emprise de la mythologie libérale (économiste) de la société auto-constituée, la fameuse « société civile », avec toutes ses variantes imaginables, comme la communauté des producteurs associés, ou comme la coopérative démocratique, etc.

Les GJs : puissance d’innovation politique radicale

Quels sont les éléments du mouvement (de soulèvement) des Gilets Jaunes qui autorisent l’interprétation de ce dernier comme première insurrection d’une nouvelle ère révolutionnaire déployée autour d’un nouveau schéma révolutionnaire, celui de la démocratie ? C’est l’absence d’unité et d’unification : la singularité plurielle. C’est le mouvement permanent : le local, sans localisme, n’étant conçu que comme base arrière mobile du combat. C’est la prééminence du combat ; du combat sans cesse à reprendre : lutte permanente, sans fin prévisible, centrée sur le dégagisme permanent, le DÉGAGISME radical. C’est l’absence de programme établi et, ainsi, l’exigence première de la dissolution (dégagisme, démission, destitution).

Le mouvement des Gilets Jaunes avec sa puissance d’innovation politique radicale, Ouvroir de Politique Potentielle, PEUT être le terminus de « la tradition millénaire » de la répression, en CASSANT cette malédiction du retour à l’ordre, en INVENTANT les nouveaux piliers de la démocratie radicale, de « la véritable démocratie ». Les Gilets Jaunes forment une puissance d’INNOVATION, « de la véritable innovation » qui est politique, démocratique et qui ne peut jamais être technique, industrielle ou commerciale.

Sans le mouvement des Gilets Jaunes, sans l’Ouvroir de Politique Potentielle, il ne peut d’ailleurs pas y avoir de démocratie, de « véritable démocratie ». Car ce qui est fallacieusement nommé « démocratie » (ou, encore, « la république »), l’ensemble des organes représentatifs ou parlementaires contrôlés par un gouvernement économique, cette dite « démocratie », bridée technocratiquement par la gestion, n’est qu’un slogan mensonger permettant d’occulter la glaciation du pouvoir arcbouté sur la répression permanente. « La démocratie », dans la bouche des organes de gestion, n’est qu’un slogan de propagande typiquement stalinienne (un mensonge déconcertant), un slogan que seule la puissance d’innovation des Gilets Jaunes permet de volatiliser.

C’est le mouvement permanent de l’insurrection « d’en bas » qui définit la démocratie radicale. C’est en cela que le mouvement des Gilets Jaunes doit être regardé comme une puissance d’innovation politique radicale : un Ouvroir de Politique Potentielle.

Le mouvement singulier pluriel, horizontal, en réel, d’insurrection, sans cesse à recommencer, se termine lorsqu’il se définit (dé-finit) par une « agrégation », une grégarisation, l’enfermement dans l’enclos du troupeau aimable (ou policé). Alors, le mouvement horizontal se combine, au mieux, à un mouvement vertical de capture ; comme la prise électorale ; l’horizontal se retourne, au pire, en organisation disciplinée ou en ordre fait pour durer (l’organisation faite pour durer prenant toujours modèle sur les Ordres religieux et leur facture militaire).

A l’inverse la puissance Gilets Jaunes, « la machine de guerre » Gilets Jaunes, est une puissance pour CASSER la malédiction de la réalisation ou de la fixation (fossilisation) dans une organisation (ou une institution) durable ; c’est une puissance pour promouvoir, pro-mouvoir (pousser en avant) la destitution de toute institution qui se croit immuable (c’est ce qui se cache derrière l’aspiration au RIC : le véto tribunicien, qui devrait être associé à la pleine reconnaissance de l’abstention comme véto populaire – exigence d’un quorum et menace de l’annulation des procédés parlementaires). La machine de guerre Gilets Jaunes peut être le sujet, négatif, de la désactivation, régulière et répétée, de la souveraineté (et de la volonté de volonté).

Eh ! Les Gilets Jaunes ! N’essayez-pas de devenir une puissance constituante ! Ou, pire, une force de proposition (au reste bien méprisée) ! Maintenez votre vocation de puissance destituante ou de « puissance tribunicienne ». Mais cette œuvre, « l’ouvroir » (cette ouverture sur l’en dehors du monde institué), est une vocation lourde, la plus lourde tâche d’ouvrir à « la démocratie » par la lutte sans cesse à recommencer. Le mouvement vertical ordonné, organisé et en ordre de bataille doit contenir son propre mode de destitution ; où le mouvement horizontal casse, de l’intérieur, le mouvement vertical.

Et sans que cette destitution interne ne puisse jamais s’achever.

Casser la dynamique de l’ordre

Comment ont échoué les « forces de gauche » latino-américaines (au Venezuela en particulier) ? Bien que propulsées par des révoltes « du bas », des insurrections spontanées horizontales, auto-déployées, communalistes, etc., les « forces de gauche », ainsi menées au pouvoir, se sont immédiatement sclérosées, imposant un ordre vertical, un contrôle étatique (ou policier), reproduisant les hiérarchies anciennes, ET se sont mises à RÉPRIMER les puissances qui les ont portées, se sont séparées d’elles, se sont retournées contre elles, ont exigé l’ORDRE, le respect de l’ordre et ont tout fait pour désarmer (culturellement et organisationnellement) les puissances qui sont les sources des « forces de gauche ». Ces forces instituées n’ont en aucune façon « fait confiance » aux puissances du bas qui les ont poussées. Ces forces (« de gauche ») sont restées prisonnières du monde ancien de la répression (et de l’amour de l’ordre). Au lieu d’INVENTER une forme politique nouvelle, appelons-la, ici, « communisme tribunicien », au lieu d’INNOVER radicalement sous la poussée communaliste (de l’Ouvroir) les forces « de gauche » se sont enfermées dans la plus vieille « tradition » du pouvoir répressif. Le moment NOSKE EBERT se répétant à l’infini, dans un jeu de miroirs brisés.

Le mouvement des Gilets Jaunes, avec sa puissance d’innovation politique radicale, PEUT et DOIT être le terminus de « la tradition millénaire » du despotisme, en CASSANT la malédiction des institutions gelées, en INVENTANT l’institution auto-destituante, le pilier de la démocratie radicale. En permettant aux puissances d’en bas de destituer régulièrement les institutions (toujours le RIC et l’abstention). Car ce qui importe est que la dynamique de la révolte ne cesse jamais. Au-delà de l’abolition de la propriété privée et de l’expropriation des expropriateurs, il faut en arriver à l’abolition de l’appropriation privée des institutions, appropriation privée nommée « représentation » (ou gestion par un syndic) puis gouvernement technocratique (gestion par une oligarchie), appropriation privée qui est l’effet de la constance (et de la fossilisation) des institutions.

ABOLITION de l’APPROPRIATION PRIVÉE des INSTITUTIONS.
Abolition des délégations (de pouvoir) au moyen de la remise en cause permanente des commandements sans contrôle (ou avec un contrôle censitaire et à éclipse).
Destitution de toute forme technocratique et gestionnaire.
Rejet de la confusion entre « politique » (en fait : police) et gestion.
DISSOLUTION de la GESTION.
FEU sur l’ENTREPRISE (et les entreprenants).
Rejet de la gestion de police par des « représentants » (autonomisés) transformés en syndics de la copropriété des institutions.
Rejet de l’horrible principe : qui paye commande, principe qui permet aux « représentants » (avec leur chèque en blanc, ou munis de l’autorisation de signature, cuirassés par la « délégation de pouvoir ») de bâillonner ceux qui supposent les avoir élus.
FIN DE TOUTES les DÉLÉGATIONS.

L’un des thèmes originaux du mouvement des Gilets Jaunes est « la réclamation » du RIC. Pourquoi le RIC hérisse et hérisse tant les conservateurs autoritaires ?

Parce qu’il est le symbole d’une politique du NON. Il implique le véto populaire et la paralysie de toute efficacité constructive. Il est une première pierre sur la tombe de l’efficacité. Le RIC doit être vu comme une introduction à l’auto-immunité, à la dépropriation, à la désidentification.

Les Gilets Jaunes contre « la société contre l’État »

L’insurrection des Gilets Jaunes impose aussi bien une relecture de Pierre Clastres (La Société contre l’État) qu’une critique approfondie de James Scott (Homo Domesticus, ouvrage récent à lire à la lumière d’un plus ancien travail Seeing like a State). Relecture qui met en cause l’anarchisme libéral qui plombe « l’art de la résistance » en le lestant d’une forte dose libertarienne de croyance en l’auto-organisation harmonieuse (ce qui est une thématique économiste).

Que découvre l’insurrection des Gilets Jaunes (et que nous avons introduit juste avant) ?

Que toute société réalisée ou effective (« efficace » puisque réalisée) – qu’elle se nomme ou pas communauté, commonwealth – que toute société réalisée est un système social symbolique. Or le dégagisme radical énonce : « système dégage ».

Pour faire société, communauté, système, il faut du symbolique, du mythe, du religieux, du discursif, une histoire légendaire, comme celle de l’émancipation. Toute affirmation-constitution exige une mythologie et repose sur la plus dure nécessité, la nécessité de croire.

Cette nécessité ne peut être « désactivée », mais peut être déplacée, sans cesse déplacée. Déplacer la mythologie libérale de l’auto-constitution ; Déplacer la mythologie révolutionnaire (ancienne) anarchiste libérale de l’auto-organisation. Il y aura de la mythologie. La mythologie est constituante. Mais la mythologie peut être sans cesse critiquée ; L’homme est un animal religieux qui a besoin de croire ; Il ne pense pas par axiomes et « rationnellement », il pense par croyances et par « affection » ; Toute société exige ainsi un centre symbolique (et un chef !) ; Mais ce centre doit sans cesse être détrôné (« désactivé ») – toujours le dégagisme permanent.

Tel est le thème (corrigé par le mouvement des Gilets Jaunes) de « la société contre l’État ».

Toute organisation sociale symbolique (société, communauté, secte, etc.) générera du centre symbolique, avec une mythologie, des prêtres et un grand prêtre – cela est inévitable – mais toute croyance doit être, sans relâche, critiquée, déconstruite, détruite, tout centre, théocratique ou étatique, religieux nécessairement, doit être « destitué », et cela en permanence, puisque ce centre, dont l’étendard porte un phénix, renaît sans cesse.

Le dégagisme permanent voilà ce que théorise Clastres – dès qu’on le sort de la prison de l’auto-organisation et qu’on le transporte en plein champ de bataille jaune.

Toujours le centre symbolique réapparaîtra. La vigilance « agissante » (manière Clastres) devra être permanente. La démocratie est un combat sans fin. Il ne sert à rien d’en appeler au mythe, à un mythe nouveau (comme celui de l’émancipation anarchiste) pour combattre le mythe. Il faut plutôt lancer la mythologie dans une ronde exténuante. Non pas un « nouvel usage » ou un « jeu », mais l’usure de tout usage.

Quel est le cœur théorique de la relecture « jaune » de Pierre Clastres ? Quel est le cœur palpitant de l’insurrection des Gilets Jaunes ? Il n’y a pas d’opposition entre une « société auto-organisée » en autonomie sociale et une « société hétéro-organisée » théocratique ou avec un État dominant, avec un centre symbolique. Tout simplement parce qu’une soi-disant société auto-organisée est encore un système social symbolique muni d’un centre symbolique. Toute organisation « auto » ou « hétéro » est « hétéro-auto ».

Définition du social symbolique de la « société des parlêtres » : la société est un texte religieux.

La dite « société civile » auto-organisée, économique ou capitaliste, forme un système autonome ; mais c’est le système qui est autonome, automatique, comme c’est le marché machine qui est libre – autonomie, liberté, émancipation, désignent un fonctionnement automatique et mécanique. De ladite société civile auto-organisée émergera un ordre social symbolique, un système religieux de croyances, ordre social symbolique émergeant qui peut se coaguler en État despotique – et d’ailleurs qu’importent l’État et son despotisme, la machine symbolique est de toute façon lancée.

Il faut donc relire Pierre Clastres de la manière suivante :

Non pas la société – l’anarchie auto-organisée – contre l’État de la domination concentrée ;

Mais le mouvement permanent de LUTTE contre la société, dite auto-organisée, libre ou émancipée, à domination diffuse, parce que cette société, NÉCESSAIREMENT, constitue un ordre social symbolique, religieux, théocratique, despotique, etc., un ordre qui peut être, mais pas toujours ni nécessairement, couronné par un État – la société sans État se révélant aussi étouffante que la pire tyrannie théocratique.

Il y a peut-être des « sociétés sans État », il n’y a jamais de « société sans état » sans un ordre mythologico-religieux et sans un centre théocratique. Et ce ne sont pas les sociétés « modernes » de la religion industrialiste, avec leur centre « incorporated » (l’entreprise légendaire), qui peuvent prétendre à l’exception !

Lorsque le mouvement « négatif » de la lutte veut se prolonger en « construction affirmative », lorsqu’émerge une proto-société fondée sur un mirage religieux, sur une mythologie, comme celle de l’auto-organisation harmonieuse ou de la coopérative intégrale, mythologie économique libérale, proto-société qui de plus imagine ou s’invente un destin d’émancipation, destinée manifeste, alors le mouvement démocratique (qui n’existe que par la lutte) est retourné en pouvoir affirmatif religieux, de la secte à l’État, la lutte contre le despotisme se terminant en renforcement (« innovant ») du despotisme.

Le despotisme se combat

Toute la pensée politique, marxiste, révolutionnaire, anarchiste, etc., est enfermée dans la prison libérale économique. Elle n’a jamais quitté le XVIIIe siècle du « matérialisme écossais ». Relire Quesnay contre Hume, voilà donc qui peut dégriser du mirage libertarien.

C’est l’ordre social auto-organisé, nécessairement social symbolique religieux, qui est le socle du despotisme ; non pas un État fantasmé, l’État n’étant qu’une « dérivation » possible de l’ordre symbolique, une « dérivation » de la théocratie, sur le modèle de l’Empire romain christianisé. Tout ordre social symbolique est despotique et génère du despote, théocrate ou autre.

Le Mal ce n’est pas l’État, qui est un mal subalterne, le Grand Mal c’est l’ordre social symbolique auto-généré (et donc économique). L’auto-constitution étant un processus historique (de guerre) de très longue durée, sans sujet maître, dont on ne peut raconter l’histoire qu’après coup (il n’y a pas plus de techno-science de l’histoire qu’il n’y a une techno-science de l’évolution), processus qui projette du « chef ». Le Grand Mal c’est le magique, le mythologique, le religieux, la croyance ; mais ce Mal est inévitable. Ce Grand Mal est une NÉCESSITÉ inéluctable. Qui désigne une structure fondamentale de la réalité, une STRUCTURE EXISTENTIALE.

Toute société réalisée est un système social symbolique tentaculaire qui se manifeste déjà dans la complexité des mythologies dites « archaïques », sociétés « primitives » symboliquement aussi « développées » que les sociétés dites « modernes ». L’homme croyant, c’est-à-dire l’homme tout court, positif, affirmatif, enthousiaste, entrepreneur entreprenant, militant musclé, etc., est un animal despotique – dont le premier combat est contre lui-même, dont le premier combat est la dépropriation de soi (le « délaissement » et la désidentification).

Contrairement à ce que peut penser l’éthologie ou le darwinisme social réactionnaires, le despotisme est certainement un destin, sans doute une fatalité, mais ce n’est certainement pas une nature (humaine).

Le despotisme se combat ; même s’il est inévitable ; telle est la leçon de Clastres. Qui se généralise de la manière suivante : l’éthique (de la lutte) est transversale à l’ontologie (du despotisme). Le despotisme se combat et exige le combat. Même si le combat est sans fin, sans finalité, sans programme ; même s’il est inefficace. C’est du reste cette inefficacité (inopérativité, dans le vocabulaire d’Agamben) qui rend le combat si positif : car il dessine l’ouverture pour sortir du monde économique de l’efficacité (la sortie ne consistant pas à produire, espérer, un nouveau monde plus efficace ou un alter monde plus juste – la justice se trouve dans la lutte, difficile, contre l’efficacité, en particulier contre l’efficacité de la lutte). L’insurrection des Gilets Jaunes est le signe vers ce qui OUVRE et permet de SORTIR de la prison libérale ou de la mythologie économique industrialiste. Je ne veux rien, je serai tout.

Sortir du piège de l’efficacité

La croyance qu’il faut étayer la politique révolutionnaire (l’éthique démocratique) avec un messianisme évangélique, qu’il faut soutenir « l’action » avec la perspective (ah ! les perspectives !) d’une construction ou d’une constitution merveilleuses, avec l’image (christologique) d’un but merveilleux, désirable, effectuable (efficace), cela est la pire des catastrophes ; c’est cela même, l’imaginaire du but effectuable, qui brise la puissance d’ouverture (qui, elle, ne se soutient de rien).

Cette « pire des catastrophes » nous immobilise dans le piège libéral libertarien anarchiste économiste ou nous tient prisonnier dans la cage tournante du « développement » vers « la bonne économie » ou vers « la bonne société émancipée ». C’est de ce piège industrialiste industrieux de l’efficacité dont il faut sortir ; en en bloquant sans cesse la mâchoire, jamais une fois pour toute. Comme l’accumulation primitive est une colonisation qui se répète sans cesse, la lutte anti-coloniale (ou anti-économique) ne peut imaginer finir. C’est la mise en dynamique (en lutte) qui rompt le statisme (de l’étatique). Et bien sûr, l’ordre crié par les technocrates versaillais sera toujours : à la niche, maintenant c’est fini (la fin étant un terme métaphysique clé de la dogmatique despotique – avec l’efficacité : la démocratie c’est l’efficacité, parole de Macron).

Revenons, alors, un peu en arrière, au XIXe siècle, à l’époque de la révolution messianique triomphante. Et à Marx, le messianique, qui n’avait en aucune manière ni pensé ni prévu la contre-révolution fasciste (qui pourtant naît avec Louis Napoléon Badinguet), contre-révolution qui opère par « détournement » de parousie. Dans la pensée révolutionnaire libérale économiste (champ de pensée dans lequel s’inscrit le marxisme) la lutte est propulsée par un mouvement (téléologique) qui conduit à un état d’harmonie finale (ceci valant aussi bien pour la mythologie libérale capitaliste que pour la contre mythologie anarchiste marxiste). Il est toujours posé que la lutte doit se soutenir d’une espérance ou d’une annonce évangélique.

L’aspect négatif critique de la lutte se combine toujours avec un aspect positif affirmatif, avec une futurologie merveilleuse (cette combinaison se nommant dialectique). Le sujet, collectif, de la lutte est porté, soulevé, par cette espérance ou par l’annonce évangélique. Et, bien sûr (comme l’explique en détail « la pensée italienne », Agamben ou Esposito) ce schéma messianique, d’origine théologique (politico-théologique) emprisonne la lutte et la militance et les militants (évangéliques) dans un espace théologique, à peine reconfiguré en termes politiques. Or, tout l’objet de la pensée critique depuis Heidegger, de « la pensée italienne » en particulier, est de s’échapper (de sortir) de ce schéma théocratique.

Sortie que réalise le mouvement des Gilets Jaunes.

Car le moyen le plus simple de « désactiver » le schéma théologique, entrepreneurial ou positiviste, est de le COUPER en DEUX. D’abord la lutte (thème opéraïste) sans fin, ni finalité (ni programme, ni objectif, sinon TOUT) – la négativité du négatif. Puis, mais de manière déliée (ou non dialectique), l’affirmation mythologique, le Grand Légendaire, le projet « techno-politique » d’une construction réalisable (mais ce projet vient APRÈS pour « enchanter » la lutte qui, elle, vient toujours AVANT – la lutte n’est pas un opérateur messianique).

La lutte ne peut être déterminée, tirée, par une cause finale ou un paradis final, sous peine de réactiver la pire théologie (le discours du despotisme). Partons de l’encyclopédie des luttes, des émeutes (ou des émotions), partons de la guerre qui fait rage (et de la nouvelle guerre qui vient) ; les luttes constituent un ensemble sans structure, singulier pluriel. Et posons, à titre de structuration, que ces luttes sont téléologiquement déterminées, tirées par une cause finale, par une vision d’un futur d’émancipation (quelle que soit la manière dont la liberté est définie), alors ces luttes, incorporées dans un schéma métaphysique, théologique, messianique, ces luttes s’analysent économiquement. La question primordiale étant alors celle de la réalisation, de l’effectuation ou de l’efficacité… Le militant messianique devient un ingénieur ; l’esprit de l’entreprise conquérante le digérant (ce pourquoi les anciens militants « repentis » ou apostats deviennent de bons entrepreneurs, parfois les plus terribles).

Comment alors repenser le messianisme pour qu’il ne soit plus une annonce ou un évangile, et pour que les luttes, d’abord empaquetées par l’annonce, sortent du schéma théologique aristotélicien ou thomiste ? Pour que les luttes ne soient plus pensées de manière positiviste ?

Pour une pratique politique non religieuse

Comment définir un militantisme qui échappe à l’emprise économique : vision, projet, stratégie, programme et, même, définition de l’objectif final à la manière des économistes : auto-organisation harmonieuse des producteurs ? Comment célébrer la radicale innovation du mouvement des Gilets Jaunes ? Comment échapper à l’efficacité et à la définition technocratique fasciste (et à la Macron) de la démocratie comme efficacité ? Comment échapper au saint-simonisme, à la religion des ingénieurs, qui a contaminé l’anarchisme (de Proudhon en particulier) aussi bien que le marxisme (des travailleurs coopératifs récupérant à leur profit le mouvement de développement capitaliste) ?

Revenons alors, comme toujours, en cette fin libérale despotique (physiocrate) du XVIIIe siècle. Et intéressons-nous à William Godwin (l’alter opposé de Benjamin Franklin) – 1793, De la Justice politique. William Godwin peut être considéré comme l’ancêtre immédiat de Saint-Simon, un prophète de l’industrialisme (que glorifie aussi bien Benjamin Franklin). William Godwin inaugure la recherche anarchiste économiste de la société des producteurs auto-organisés, société purement productive, industrielle (coopérative), sans État ni gouvernement, les deux étant déclarés « inutiles », la société de l’auto-organisation industrielle ou du gouvernement des industrieux par eux-mêmes. Et Proudhon (toujours lui !) est la clé de voûte de cet industrialisme libéral auto-organisé :
Ce que nous mettons à la place du gouvernement, c’est l’organisation industrielle ;
Ce que nous mettons à la place des lois, ce sont les contrats ;
Ce que nous mettons à la place des pouvoirs politiques, ce sont les forces économiques ;
Ce que nous mettons à la place des armées permanentes, ce sont les compagnies industrielles, etc.
Alors : anarchisme ou libéralisme ?
Et, pour le cas de Proudhon, anarchisme ou fascisme néolibéral ?

Les Gilets Jaunes vont-ils nous aider à sortir du paradigme de l’efficacité ? Comment penser l’action « inefficace » ? Sortir de l’industrie, du pouvoir de réaliser, du pouvoir constructif, sortir de l’emprise des Corps d’Ingénieurs… L’idée « praxistique » ou praxéologique, en termes de pratique d’ingénieur du social, l’idée dominante que l’action militante doit être affirmative, productive, constituante, constructive, cette idée fait immédiatement tomber dans le positivisme d’école d’ingénieur – polytechnique. Comment désactiver le positivisme ? Comment déconstruire les politiques d’émancipation se présentant dans les termes d’ingénieurs d’actions finalisées ? Comment séparer le militant de l’ingénieur ? Et, finalement, comment séparer le militant du militaire ?

Comment faire pour que le « mode de vie » du militant mobilisé en permanence n’imite pas celui de l’entrepreneur capitaliste ou de l’ingénieur créatif ? Comment contourner le thème de l’efficacité de la révolution, surtout lorsque cette révolution est dirigée par des industrialistes qui respectent le schéma (réactionnaire) d’une société de gagnants, de champions, d’une société de militants mobilisés efficaces performants ? Comment ne pas devenir comme Saint Bernard, qui n’avait pas une minute à perdre ? Ne doit-on pas déplacer l’obsession d’Agamben de sortir des circularités vicieuses de la souveraineté, ne doit-on pas décaler cette obsession en questionnement permanent pour sortir de la domination de l’efficacité, de la réalisation, de l’effectuation ?

Pratique politique non religieuse, non téléologique, sans illusion, sans espérance, sans but merveilleux, pratique extraite de la religion industrielle, de l’immanence absolue du progrès pratique d’un nouveau type qui échappe à l’emprise économique, voilà ce qu’ouvre le mouvement de Gilets Jaunes, Ouvroir de Politique Potentielle.

Alors, le « philosophe » des Gilets Jaunes ne serait-il pas le « philosophe » du mouvement zapatiste : JOHN HOLLOWAY ? Je renvoie ici à un article prémonitoire de lundimatin, LM 108 du 13 juin 2017, sur John Holloway :
https://lundi.am/Le-soulevement-contre-le-despotisme

Holloway et le Zapatisme ; la « crack option » distinguée de la « destitution » d’Agamben ;
et surtout, la politique de la lutte, la politique dans la lutte : ce qui doit être nommé « politique négative », dont les Gilets Jaunes ouvrent le champ.

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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