Le péril croît. Rien ne sauve. On est revenu des mondes pleins de sosies de l’astronomie sans socialisme de Blanqui [2].
Blanqui s’est trompé. Ce ne sont pas les étoiles infinies qui sont des mondes futurs, passés et à venir où tous les possibles se réalisent et où, peut-être, l’anarchie triomphe parfois. Une telle idée n’est que la faible reprise matérialiste d’un Paradis placé infiniment loin. Blanqui, enfermé, s’est refait un paradis plus lointain que l’Éden. Véga de la Lyre, c’était déjà quelque chose. Mais ce n’était pas assez. Il l’a multipliée dans un plurivers indéfini. Autour de chaque étoile de la nuit étoilée.
Or, le Jardin, désolé, obscurci par les cendres, est ici.
Et c’est chaque chose, chaque être qui est un monde.
Autant de mondes que d’étoiles vivantes sur Terre.
Autant d’étoiles mortes, autant de Terres déshabitées, avec la nôtre pour triste paradigme ? Non pas.
Veut-on être consolé ? Non pas.
Il faut en revenir.
Revenir de tous ces paradis.
Refaire la nuit.
Nous autres, peuple de revenants.
Nous autres, revenants du ciel, de l’éternité, de l’immortalité, des mondes infinis. Autant d’idées morbides qui ont permis d’enfoncer dans les crânes l’idée d’un progrès, d’une croissance sans limites. Qui ont fait de la politique une pensée hors sol. Hors imprévu. Hors terre. Hors monde. Hors étrangeté. En dehors de tout dehors.
La tristesse inhérente aux illimitations mêlées d’exclusions tout aussi terribles et radicales de cette idéologie s’est diffusée dans presque tout l’écoumène.
Ce que promet l’anarchisme cosmopolitique de la contre-nuit, c’est la conscience de l’entropie.
Notre classe (effondrée) aujourd’hui est celle du désastre.
Atomisée. Dépossédée.
Qu’elle en prenne conscience [3].
Voilà tout ? Non pas.
Ce n’est rien. Ça ne relie en rien.
Pourtant la pression mortelle sur nos vies est là, sur le plus vivant et le plus précaire.
On nous dit qu’il reste à formuler une utopie. Une cristallisation. Un réactif imaginaire qui fait bouillonner les 99 %.
Des désirs épars en constellations et archipels célestes.
Est-ce vraiment nécessaire ?
Nous autres. Revenants du passé, du présent, du futur.
Revenants de l’universalisme des Lumières pour un Diverciel où le Divers s’accorde à l’obscurité, à l’univers et au ciel [4]. Revenus de la réaction du Romantisme aux nuits aristocratiques, d’élections solitaires [5] pour une communauté de nuits, déliées et reliées d’un même mouvement.
Revenants des impasses du labyrinthe postmoderne.
Nous la Bête, nous le Temps, nous la Cène.
Sur notre Cène où la Terre a une maladie de peau, et cette maladie, c’est l’homme, c’est Nietzsche, qui prend la place de Blanqui. C’est Nietzsche, professant une vérité au sens extra-moral : il y eut une fois, dans un recoin éloigné de l’univers répandu en d’innombrables systèmes solaires scintillants, un astre sur lequel des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la plus orgueilleuse et la plus mensongère minute de l’« histoire universelle ». Une seule minute, en effet. La nature respira encore un peu et puis l’astre se figea dans la glace, les animaux intelligents durent mourir.
Naître et mourir. Savoir et se détruire. Leçon des guerres, leçon de la Bombe, leçon de la 6e extinction des espèces. Même pas besoin d’attendre le futur refroidissement du Soleil. Le poison de la connaissance est là, solaire, divin, et enivrant pour beaucoup. L’arrogance devenue une vertu. L’intelligence une sotte raison de désespérer. On ne se sauvera pas. Car « on », c’est le monde avec lequel il faut être et penser --- exister. Il faut être bête.
Sol invictus. Soleil invaincu. Nous aussi. Ainsi Nietzsche répondrait à Blanqui : les penseurs dont les étoiles suivent des routes cycliques ne sont pas les plus profonds ; celui qui voit en lui comme dans un univers immense et qui porte en lui des voies lactées sait aussi combien toutes les voies lactées sont irrégulières ; elles conduisent jusque dans le chaos et le labyrinthe de l’existence. Et bien sûr, il faut porter en soi un chaos pour mettre au monde une étoile qui danse.
Dans notre monde, des cosmonautes flottent sous la terre. Nous les ferons revenir. Témoigner.
On me demande des listes d’héroïnes et de martyres à célébrer. J’abandonne à nouveau Blanqui, et j’en appelle à nos sœurs les mouches, dont l’ADN en fait nos sosies génétiques à 98 %. Elles donc. Toutes communes. Elles qui furent les premières exploratrices de l’espace à bord de fusées V2. Avant les chiens. Avant les chimpanzés. Avant les humains.
Hommage aux mouches fantômes, effacées de l’histoire spatiale !
Ainsi. Il faudra revenir sur l’héritage et l’imaginaire cosmiques.
Le couplage de l’exploration et de la colonisation est trop fort pour ne pas faire renoncer à tout ce qui se promet comme « aventure » avant d’en avoir conduit la radicale déconstruction.
Dire qu’on n’a même pas écouté la leçon de ténèbres de Solaris nous rappelant, conjugué à l’avenir, que l’homme est parti à la découverte d’autres mondes, d’autres civilisations, sans avoir entièrement exploré ses propres abîmes, son labyrinthe de couloirs obscurs et de chambres secrètes, sans avoir percé le mystère des portes qu’il a lui-même condamnées.
Dans notre monde, nulle étoile de rédemption. Les constellations de nous-mêmes, atterrées.
On me demande comment faire la contre-nuit. On me demande ma politique de sédition. Comme si je pouvais afficher aux yeux de tous nos ennemis le dispositif qui vise à les faire vaciller. La peur est de notre côté. C’est déjà beaucoup. Ce n’est pas assez.
On me demande comment diffuser cette contre-nuit infuse. Je dis infuse, parce qu’elle transpire, elle s’infiltre, depuis les cauchemars de cette nuit qu’on nous fait, elle se fait de manière négative (et cette négativité n’est pas un malheur, est une sensibilité au malheur plutôt, à la limite). La contre-nuit chante. Contre-chante. Elle s’entend en creux de cette mise en résonance de toutes ces sphères autrefois disjointes et rassemblées dans le motif d’une même constellation (politique, cosmologie, poésie, philosophie, astrophysique, écologie, mythologie comparée, sociologie, éthologie, tout ce qui partage et mêle les savoirs, the queerness of it all). C’est ainsi qu’apparaît la constellation de la désidération, celle du désastre et du désir, désir de retrouver le ciel, la vie, la mort, l’échange et le partage.
On me demande des sacrifices.
Or j’avais dit pas de religion.
Ni Dieu ni maître a lui-même écrit le premier Blanqui. Cela, je le sauve.
Car qu’est-ce qui sera sacré ? Qu’est-ce qui sera saint ?
Qu’est-ce qui sera sacrifié ? Qu’est-ce qui sera indemne ?
Pourtant.
Contre-nuit, pour autre chose que l’indéfini, ce mauvais infini, ce ciel brouillé par la lumière de Neon-City, de Capitale Songe. Pour une politique du dehors, du cosmos, de l’attention, du regard (mélange de rêve et d’égard) --- politique depuis cet impossible, cette révolution impossible --- car toute révolution est impossible avant la surprise de sa venue (survenue).
Dans nos villes à détruire, creuse des trous.
Que chacun soulève le béton, les kilomètres de béton qui nous étouffe, qui étouffe tout, nous libérant de l’ère de l’étouffement, de l’horrible temps du pnigocène [6] (manière de rire encore de cette volonté mégalomane de nommer l’époque) ? Nous étouffons socialement (black lives matter), nous étouffons climatiquement, urbainement (sous des kilomètres de ciment, de béton et d’asphalte).
On se met à faire un trou.
On s’étonne.
La terre respire.
Les araignées sortent.
La puissance publique fait un ravaudage.
Les trous se multiplient.
La fiction prolifère.
La terre éblouissante en dessous.
Et pourtant --- nuire.
Nuire à ce qui nuit, ne devrait-il pas être l’axiome de la justice, et le principe politique présent dans cette contre-nuit ?
On avait espéré qu’avec Gaïa, ressuscitée de sa haute Antiquité [7], viendrait Némésis, impitoyable déesse de la Mesure, de la Rétribution, fille de la Nécessité.
On a épuisé les odes venimeuses et vengeresses à Némésis.
Car je te le dis à nouveau, méfie-toi des vengeances, des ressentiments, des prêtrises qui voudront se faire les représentants de ce qui nous dépasse --- je veux dire la vérité, la grâce, la beauté. Gaïa, Némésis, et toutes les figures fabuleuses que l’on est obligé de se donner pour changer d’imaginaire. Car c’est une lutte de fictions, une cosmopoétique pour une autre cosmopolitique qui se joue.
Méfie-toi des Internationales des astres --- car des frontières, des nations, on a vu l’abomination, les corps barbelés, les corps noyés et les guerres toujours renaissantes. Au concert désaccordé des nations, préfère la souveraineté vide du cosmos.
Toute chose vue depuis sa nuit.
C’est le système de représentation qu’il faut métamorphoser.
Ces Métamorphoses, il faut les écrire. Imaginer que le système actuel, de lui-même, va opérer ce changement est un leurre grossier. Ce qu’il faut changer n’a jamais eu lieu dans l’histoire de l’humanité, ou plutôt jamais aux échelles de temps qui sont les nôtres. C’est d’une cosmopolitique dont il est besoin, d’une politique du point de vue de l’harmonie du monde, de son chaos aussi.
Or nous n’avons que des politiques humaines pensant en termes humains les choses du monde. Comme le disait Simone Weil, ce n’est pas de « droit » dont nous avons besoin, car le droit porte avec lui ses guerres et ses procès. Ce dont on a besoin, c’est de justice.
Je rêverais d’une écriture qui reformulerait cela à la manière de Lucrèce ou d’Empédocle, parce que leurs œuvres sont de la tradition occidentale et manifestent une cosmopolitique qui résiste au désir d’un ailleurs, d’un exotisme inatteignable --- tous jaguars, tous perspectivistes, tous revenus à la société contre l’État.
Lucrèce et Empédocle, dont les textes lucioles disent de manière entremêlée le ciel et la terre, la poésie et la philosophie, les sciences et les arts, la politique et la création.
Que les atomes soient tes étoiles, aussi imaginairement ronds, aussi agités de forces démentielles.
Que les bactéries soient tes galaxies vivantes.
Que tout ton ciel, toutes tes représentations révolutionnent sans trahir ni la vérité, ni la beauté, ni la justice.
Dire « imaginaire », ce n’est pas en faire un parti, une cause belle car désespérée.
Dire « imaginaire », ce n’est pas un songe creux, un paradis à la Blanqui, une fuite excitée par sa propre défaite face au monde.
Dire « imaginaire », c’est porter le combat sur les principes. Sur ce qui nous agit : sur nos désirs, sur nos idées.
Apprends ces états altérés de réalité.
Apprends à changer de pensée.
Expérimente la nuit.
L’internité par les astres [8].
Le vertige d’une autre pensée.
Une conférence de neuf heures sur le rêve lucide.
Apprends la transe et l’hypnose.
Apprends que cette nuit est une autre nuit les yeux ouverts. Et sois les dimensions repliées dans les circonvolutions de l’invisible.
Apprends à voir le monde.
Regarde la terre. L’intérieur de la Terre est l’intérieur d’un astre et les défauts dans les pierres rares (elles ne sont pas précieuses du fait de ces défauts) te racontent l’histoire de l’univers et de la Terre.
Conteste, avec la beauté de chaque chose, la laideur défigurée de ce monde.
Refais visage avec les mondes.
Apprends à entendre le monde.
Un concert de neuf heures de grillons et de torrent. Et le ciel. Et le ciel étoilé toujours, toujours manquant, toujours recherché.
Parle toujours depuis la nuit. Depuis ce qui est exclu, menacé de disparaître. Parle depuis le point de vue de l’inconnu, d’une altérité sans nom et sans accès. Change avec elle. Tais-toi depuis le vide intersidéral de telles pensées. Fais-toi humus. Vraiment. Écoute avec l’oreille des chauves-souris et des radiotélescopes toutes les vies. Et laisse-les tranquilles.