L’homme est le virus de l’homme - Pérola Milman

« Je ne savais pas ce que j’étais : confinable. »

paru dans lundimatin#236, le 30 mars 2020

Ce texte a pris du temps pour être écrit. Il a pris du temps car, en confinement, en tant que mère dans une famille monoparentale, je suis devenue, en plus de chercheuse, enseignante, éducatrice, femme de ménage, cuisinière et animatrice à temps plein et en espace exigu. Conséquemment, m’exprimer est devenu davantage difficile. Ce texte traite un peu de ça : comment essayer de ne pas se taire et de continuer à penser, et à penser “out of the box” lorsqu’on est confinée ? Comment oser lever le regard malgré ces fortes claques qui arrivent de partout ?

[Photo : Jean-Pierre Sageot]

Pour Thierry

Comme vous tous, je mange, je fais caca, j’essaie de respirer. Comme vous tous, je suis confinée. Confiné, ou menacé de confinement — confinable —, est devenue la définition de tous les êtres humains, à quelques exceptions près faites à ceux qui nous permettent de nous nourrir ou de ne pas périr complètement comme des mouches tout en sacrifiant leurs propres vies — qu’elles soient leurs vies personnelles ou leur seule et unique vie. Eux, ils ont le droit, ou mieux, ils sont obligés d’aller travailler. Mais attention ! Uniquement d’aller travailler. Et cela malgré ce qui confine les autres, et cela malgré leurs bas salaires, et cela malgré les conditions de travail qui n’ont pas cessé de se détériorer et qui ont fait l’objet d’une longue série de grèves et de manifestations solennellement ignorées par ce gouvernement et tant d’autres, d’ici et d’ailleurs. Etre humain c’est devenu être confinable. Même dans les pays où le confinement n’est pas strictement appliqué, il reste possible, latent. Être confinable est devenu normal. Et jusqu’à il y a quelques jours, telle une hirondelle insouciante, je ne savais pas que je l’étais, je ne savais pas ce que j’étais : confinable.

Mais les choses ne sont pas si simples, car j’ai un problème. Confinée, je ne suis pas docile. Confinée au nom de l’union sacrée, pour poursuivre un seul et unique chemin, je ne suis pas aimable. Du tout. Confinée pour mener une guerre, confinée sans jugement ni appel, sans débat, je ne l’accepte pas. Confinée obéissante, je n’y arrive pas. Alors, je manque d’humanité ? Alors, je devrais me couvrir de honte ? Confinée, je sens le poids du plafond qui m’écrase la tête. Les murs qui, tels les œillères d’un cheval, m’empêchent de regarder à côté. De changer de regard. Ils font de chaque changement de perspective un grand effort, un effort physique même et pourtant… ô combien j’en ai besoin. Ô combien nous en avons besoin, nous tous, physiquement confinés ou pas. Mais mes jambes ne sont plus à moi. Elles se baladent dans un ballet déglingué entre la cuisine, le salon, la chambre de l’un ou de l’autre, guidées par mon cerveau devenu unité centrale de gestion de tâches multiples pour lesquelles je n’ai pas de compétence particulière mais auxquelles je dois m’exécuter dans le rythme effréné imposé par la tentative de continuité. A ce même rythme, je vois ces drôles de choses qui poussent un peu partout, par terre, sur les meubles, et les enlever est devenu une activité maniaque, car elles poussent trop vite ! C’est pourquoi je les appellerai : poussière. Je suis ramenée aux poussières, je ne vois qu’elles. J’ai l’impression de devenir folle, seule à gérer mes enfants. Une famille, dit-on. C’est ça une famille. Littéralement, une unité familiale. Entre les murs, sous le plafond. Et endiguée, la rivière doit s’imaginer couler. On lui demande de le faire. Il s’agit à peu près de la définition de psychose.

Mais pourquoi ces murs, ce plafond, pourquoi ils pèsent tant ? Pourquoi ils me pèsent, à moi qui adore faire des tartes au citron et dévorer des bouquins, planter du basilic et faire la chandelle pendant mes séances de yoga seule à la maison ? Et pourquoi ne suis-je pas plus tranquille, même lors de mes petites sorties avec mes enfants ? Sorties pourtant autorisées par les grands maîtres qui nous ont condamnés à la prison domiciliaire après la légèreté dont on aurait fait preuve un dimanche d’élections. Punis, comme à la maternelle, pour une faute, pour un petit jour de dimanche ensoleillé fautif. Comme Moïse, puni d’avoir tapé deux fois sur le rocher à la recherche de l’eau promise par le tout puissant. Serait-ce vraiment à cause de ce jour que nous avons été punis ? Ou bien punir, confiner, serait leur joie, la joie suprême de l’exercice du pouvoir ? Nous avons pourtant le droit à quelques sorties. Mais ces sorties, bien qu’autorisées à être faites sans culpabilité, elles ne me soulagent guère…(Oups !). Serait-ce à cause des panneaux “sortez de notre rue, rentrez chez vous” que je vois sur les fenêtres de quelques uns de mes compatriotes civiques et solidaires qui ont la chance d’habiter des petites rues charmantes, pavées et arborées ? Peut-être. Mais je pense que le vrai problème est que je suis atteinte d’une maladie. Une maladie que l’on oublie souvent, et surtout en temps de crise, dans la panique. En période de peur. Surtout en temps de guerre. Pourtant, c’est bien en ces moments qu’il faudrait s’en rappeler. Je suis atteinte de cette maladie qui inquiète, qui résiste, qui n’accepte pas les remèdes, les cures miracles. Elle peut même rejeter les médecines, les médecins, et elle peut, elle veut parfois se battre contre sa propre santé. Cette maladie agite, mouvemente, résilie, mute, elle s’adapte à tout ! Et cela, jusqu’à son dernier souffle, et elle sait qu’un jour il viendra. Elle sait qu’elle ne pourra pas, elle ne pourra jamais vaincre, mais elle veut se battre, elle veut débattre, elle veut essayer de comprendre. Elle veut se faire présente, à chaque instant, jusqu’à la fin. Oui, je suis en vie, une vie qui n’est pas que l’opposé de la mort des morts que l’on compte. Une vie que l’on ne défend pas “coûte qui coûte”, parce que cette vie ne coûte rien. Elle n’a pas de prix. Elle ne se compte pas et elle est tout ce que j’ai.

Ah, je vois…Une des barres de ma prison est un oiseau, il s’envole…Qu’il s’en aille et se perde en liberté.

Mais il faut que je vous dise : le confinement me fait mal car il me donne une terrifiante sensation de déjà-vu. Serait ce une mémoire ancestrale d’une autre vie où j’aurais été en prison, ou bien esclave ? Car je sens dans mon corps quelque chose de douloureusement familier, de pesant, d’oppressant, mélangé à l’inconfort, à l’horreur de l’impossibilité de pouvoir en parler. Car on me dit que ça ne se fait pas.

C’est du goût de l’amertume qu’envahit mon haleine, elle aussi, confinée, qui vient l’écho de cette voix du passé, du temps encore proche où elle n’osait pas sortir. J’entends cette voix qui me susurre à l’oreille que c’est vrai, que c’était bien dans cette vie que j’ai été confinée…La mémoire de mon corps ne se trompe pas, elle me révèle, comme dans un rêve : le trauma du confinement est bien présent. Cette confusion du temps, cette impossibilité de voir les choses d’une façon à peu près ordonnée m’est familière. Oui, je me rappelle. J’ai bien déjà été là. Je le suis encore, un peu, tous les jours, car je suis une femme. Et en tant que femme, privée par définition, structurellement confinée, cette réalité était déjà et est encore la mienne. Mais là on est plein dedans. A nouveau. A nouveau à l’époque où je ne m’en rendais pas compte. L’époque des privations silencieuses “pour la bonne cause” que nul osera contester. A nouveau dans cette impasse où on n’ose pas parler, où on pense que le problème c’est toi, que la coupable c’est toi, et où on nous dit qu’il n’est pas le moment de remettre en question la forme une fois que le fond est tellement noble, tellement humain, tellement “normal”. Que l’on fait tous des efforts. Et on finit ainsi par alimenter le consentement. Le consentement aux inégalités, aux exploitations, au sexisme. C’est horrible. Confinée, les images de ma vie de femme mariée me reviennent en tête. De cette lutte pour m’adapter à une situation de fatigue, de travail, d’exigences affectives, où je me sentais exactement comme maintenant : isolée. Impuissante. Confinée. Affaiblie et sans voix. Blâmable pour ne pas m’adapter à ce qui faisait mal à ma chair. Sans temps ni énergie pour y voir claire, pour me reconnaître victime mais responsabilisée à la fois. Car je pensais, et on me faisait penser, que cette situation était un choix. Les difficultés de concilier la vie professionnelle et la vie de famille, surchargée en soi, et par rapport à celle de mon mari, c’était soi-disant fruit de mon choix. J’étais donc responsable de faire tenir une structure que l’on impose “naturellement” tout en pensant avoir été libre de choix. Telle était ma réalité, mais je ne suis pas seule, car telle est la réalité de tant d’autres femmes et d’hommes, de travailleurs aujourd’hui écrasés par les injonctions d’adaptation aux temps de management, obligés de combler les trous s’un système calqué sur la violence et la normalisation du sacrifice, frère du mérite. Parmi les plus touchés, les personnels hospitaliers qu’on dit souvent avoir choisi leur profession par passion et dévouement -ce qui est sans doute vrai -,accompagnés des enseignants et des chercheurs et tant d’autres métiers méprisés pour manquer de vision, de retour sur investissement, d’excellence, on nous dit.

Ça a pris du temps, beaucoup de temps, pour que je me refasse après avoir été cassée par nature, confinée par nature, mais une fois ce temps passé, j’ai pu goûter au plaisir et à la sensation de liberté de pouvoir dire que j’en avais marre. J’avais marre que l’on me demande à chaque fois d’où je viens, marre que l’on m’ignore et que moi-même je m’ignore, que je trouve que ce que je penses et ce que je suis est moins digne d’être que les autres. Marre de culpabiliser de ne pas trouver normal ce que l’on me disait l’être. Marre de devoir subir et sourire, “en même temps”. Marre d’être “la petite dame”, marre que l’on ne me regarde pas quand on me parle, marre de ne pas être entendue et de devoir suivre, suivre, m’adapter. Marre. Je pouvais dire que j’en avais marre, on pouvait le dire avant que l’on nous fasse taire.

Mais le confinement physique nous tait. Il nous replonge, tous, dans le mutisme, à nouveau, et de façon radicale. “Casés” chez nous par décret. Sans voix, à nouveau, sans cette voix que nous avons mis tellement longtemps à découvrir. Submergés, à composer avec cet espace physique qui a remplacé notre identité, qui a effacé toutes les voix autres que celles des médias et des politiques avec leur manipulation de chiffres sans aucune réflexion, assistés par un tout petit groupe de proclamés savants. Nous voilà confinés à une idée, unique, de société, de vie, de mort, de santé. Confinés à un rôle, à une solution, improvisée, imposée, non justifiée, qui rouvre tant de plaies en nous enfermant. A la maison, les fractures s’exposent, et je m’écrase et m’efface comme sujet. Je pense aux femmes mariées avec leur mari à la maison, à celles qui sont battues, à celles qui sont dans des appartements plus petits que le mien, avec plus d’enfants, à celles qui sont observées dans leur télétravail, à celles qui doivent sortir et en ont peur. Je pense à ma grand-mère, seule. Je pense à tous ceux, et il en a tant, qui ne retrouveront pas leur travail après, dont la vie sera grièvement touchée à jamais suite à cet enfermement que certains estiment être “un moment pour soi”. Je n’arrive pas à travailler, je manque de temps, je deviens triste, grise, sèche. Je me revois renvoyée à cette condition de confinée quasiment par définition, dans des privations acceptées socialement sans consentement et à l’exacerbation de ces confinements une fois que nous serons dehors. Et ça fait peur. Confinés, on ne peut pas se lever et se barrer. On ne peut pas sortir du jeu. On reste obligé de jouer selon les règles de ceux qui confinent, à utiliser leurs moules, ceux où on nous a mis.

On va sans doute me traiter d’insouciante, comme les journaux nous jettent sur la gueule après ce dernier dimanche ensoleillé où on a été appelé aux urnes. Que “elle parle comme ça car ce n’est pas elle qui est en risque ! “. Ce n’est pas sa mort ! Ce n’est pas un de tes proches. Détrompez-vous…Et on me pointe du doigt pour voir la mort et la santé autrement, pour manquer de “civisme” e abonder de cynisme là quand ce ne serait pas le moment. Car maintenant il est temps d’obéir, de fermer sa gueule. Après tout, pourquoi ce confinement lui fait tant de mal ? Les drôles de drones qui apparaissent dans le ciel, ils sont pour notre bien ! Comme les fouilles avant les spectacles, comme les caméras partout dans la ville, l’armée qui défile avec ses armes dans les métros et dans les parcs pour nous sécuriser d’une attaque terroriste depuis des années. Peu importe que la foudre tue plus que les terrorisme. On ne croit plus aux sages qui nous contrôlent en disant la contrôler. Maintenant on croit à d’autres histoires. Et la prétention présentiste de mépris du passé nous fait penser qu’elles sont forcément meilleures que celles des sauvages ignares. Ainsi, les valeurs changent, et la liberté, marchandise qu’elle est, on la vend, on la donne, on l’échange dans le marché de la peur. Avec elle, prenez aussi mon cerveau, ma mémoire, mes sentiments, mon humanité, ma vie. De toute façon, comment séparer les uns des autres ? Dites moi, vous qui savez tellement séparer la médecine de la vie. L’isoler en “science pure” maintenant que tout le reste — hôpitaux, personnel, masques, tests — a été réduit en miettes par vous. Et que c’est donc à nous de payer les frais.

L’appel à l’union a été fort, et il résonne même à l’intérieur des plus forts, des plus protégés des stratégies du discours. Le remettre en question pourrait sonner comme un manque de respect aux autres. Moralement reprochable. Et la voilà, la peur, à nouveau. Cette force est une force qui opprime, mais nous ne pouvons pas oublier : c’est bien ainsi qu’agit le pouvoir. Il essaye de ne pas laisser d’issue. De confiner. De nous laisser dans une impasse, et de préférence entre les mains du bon flic et du mauvais — confinez plus encore ces français insouciants !, disent les uns. Non, la France est une nation démocratique, on ne peut pas confiner comme en orient, disent les autres…Et nous, nous nous croyons des agents en charge de remédier, avec nos corps, la suppression de 100 000 lits d’hôpital ces vingt dernières années. Questionner des situations dans un salon de thé est facile. En plein feu, sauter ou pas, c’est plus difficile. Nous, nous nous retrouvons comme la princesse Leia, prisonnière de l’Empereur, et qui doit choisir entre révéler la localisation de la base rebelle et trahir les siens ou le laisser détruire Alderaan et son peuple. Leia révèle la localisation des rebelles. Mais tous ceux qui ont regardé Star Wars savent bien ce que l’Empire, avide de tester son Etoile de la Mort, a fini par faire à Alderaan, malgré la balance de Leia…voilà où nous en sommes. Mais il faut s’en sortir. Et pour cela, il faut lever la tête.

Car le confinement pourrait être acceptable dans un pays qui n’est pas la France. Au moins pas la France d’aujourd’hui, gouvernée depuis tant d’années avec extrême violence contre la population et manque de respect à sa vie. Accepter le confinement comme seule solution possible c’est d’accepter la continuation de ce carnage fait par le pouvoir et qui a couté tant de vies, de vies prises non seulement par le Covid-19 mais aussi par beaucoup d’autres causes liées, entre autres, au sacrifice du système de Santé et au désengagement du gouvernement vis-à-vis des soins et du bien-être de la population. En nous confinant sans explications, sans plan, à l’imprévu, en surveillance, en encourageant un choix qui n’existe pas, on se sert de nos corps, des bouts de viande avec un cœur qui bat, comme on s’est servi du corps hospitalier, comme on s’en sert encore et encore, pour masquer leurs fautes. Et ils en ont grand besoin, de masques… Nos corps contrôlés vont continuer à être écrasés et à servir à les nourrir, les puissants, qui feront comme l’empereur : nous laissant face à un faux choix, ils vont tout nous prendre, la liberté et l’hôpital. Il ne faut pas se réjouir. Il ne faut pas être fier de rester à la maison. Il faut vivre jusqu’au bout, sans déni, la réalité et le drame du claustre où on nous a mis. On nous a mis en échec alors que l’échec est à eux.

Car ce virus c’est nous. Il vit à travers nos corps, il nous rappelle que nous faisons partie de la vie, que l’imprévisible existe et que sa mesure est aussi notre mesure. Ce qu’il révèle le virus, ce virus, comme d’autres, est notre vision de la science, de la médecine, de l’hôpital, de la vie, des connaissances. Il révèle aussi nos actes, ce que nous avons fait de l’hôpital, ce que nous avons laissé faire de nos vies et de la mort. Il est notre peur de la mort, ou notre bravoure. Il est ce que nous voyons et ce que nous attendons de la médecine, de la santé, de leur rapport avec la vie de chacun, avec ce que nous mangeons et ce que nous pouvons manger, par tradition ou par moyens. Ce virus est aussi notre rapport au pouvoir, et il n’existe pas sans tout cela. Le virus n’a pas de sens isolé du monde, isolé de l’homme, en dehors d’une société. Ainsi ce virus, ce que l’on appelle ce virus, ce qui nous confine, ce n’est pas que ce virus, c’est ce que l’homme, c’est ce que les pouvoirs et ses forces ont fait de lui. Ce qu’il a fait de notre société, de notre vision de la santé, de sa destruction, et de notre destitution en tant que citoyen, d’être pensants, capables. Car s’il s’agit d’être en guerre, pourquoi faut-il que ce soit leur guerre ? Pourquoi ne pas saisir l’occasion pour avoir d’autres guerres ? Une guerre qui n’est pas contre le virus, mais contre ce qu’il est devenu. Contre ce que l’on a fait de lui. Une guerre où on s’engage, maîtres de nos corps, à aider le corps soignant, physiquement, matériellement, au présent, comme des vrais citoyens. Et où on se moque de se confiner à ce rôle de confinables, surveillés, balancés, apeurés. Devons nous continuer à croire à cette fiction de la peur, de ne pas être proie — d’un virus ou de nous-mêmes — ou bien profiter de l’occasion pour prendre le temps d’un nouveau regard sur la vie et la mort, sur le temps et sur ce qui presse tant et pourtant qui, finalement…de quoi s’agit-il déjà ?

Maintenant, face à l’apparente déstructuration de tout ce que nous prenions pour vrai, solide, réel, on a la chance de sentir dans nos corps, au milieu de ce chamboulement, que tout peut se passer. Un peu comme cette sensation de stupeur lorsqu’un proche meurt, lorsqu’on regarde le visage de notre enfant en dehors du ventre pour la première fois et il respire, lorsqu’on se voit au milieu d’un accident sans aucun contrôle ou lorsque quelqu’un nous pointe une arme. Cette sensation de ne pas pouvoir retenir le temps ou de le replier à nos souhaits. “Maintenant” est cet instant quasi divin — où on croit à la bombe, où on croit à la vie — devant lequel on peut se plier de peur ou saisir la gloire et le courage pour l’accueillir confortablement dans nos vies.

Car le présent est aussi un passé, et il contient aussi le passé. Ce présent a également un avenir duquel il est le devenir et auquel il est lié, en continu. La continuité est là, faisant de ce confinement à la fois un événement exceptionnel et la continuation d’une histoire. Il ne finira pas quand nous pourrons à nouveau nous embrasser et tomber les uns dans les bras des autres, pour ceux qui en auront encore envie. Il appartient et appartiendra aussi au futur, comme il logeait bien caché dans le passé. Il était là, et nous ne le voyions pas. Tâchons de ne pas l’oublier, jamais — comme mon corps de femme n’a pas oublié — que nous sommes confinés, que nous avons été confinés, comment nous avons été confinée et que nous sommes donc devenus confinables. Il faut garder ce savoir et le maintenir vivant, surtout si on veut lutter pour éviter sa répétition, surtout si on veut qu’il ne se reproduise plus jamais. Nous sommes en vie non seulement pour ne pas être morts.

Pérola Milman est directrice de recherches au CNRS, spécialisée dans la physique quantique.

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