L’histoire marchant en crabe

À propos de Capital et race de Sylvie Laurent

paru dans lundimatin#495, le 3 novembre 2025

Beaucoup a été écrit et débattu quant à la manière dont race et capital se nouent dans l’Histoire. Dans ce (très) long article, perro apporte sa pierre à l’édifice depuis ce courant de la pensée critique bien particulier qu’est la théorie de la valeur et autour de la somme Capital et race de Sylvie Laurent, que nous avions recensé ici.

Ce qui n’est pas accompli complètement jusqu’à sa véritable fin
Retourne au néant à la bride du temps marchant en crabe
Horace, Heiner Müller

[…] il consacrait [à ses livres] juste le temps nécessaire à leur écriture, ce qui dépendait essentiellement de leur épaisseur, parce que (dès lors que les circonstances avaient fait que c’était devenu sa profession) il devait s’appliquer à écrire de préférence de gros livres, dans son propre intérêt bien compris, compte tenu du fait que les gros livres rapportent plus que les minces, lesquels, vu qu’ils sont peu épais, ont des honoraires plus minces (en fonction de leur épaisseur)(et indépendamment de leur contenu)
Le Refus, Imre Kertész

Capital et race – histoire d’une hydre moderne [1], tel est le titre de l’imposant ouvrage, important travail de compilation, écrit par Sylvie Laurent, américaniste et enseignante à Science Po, spécialiste de l’histoire de la race et de ses politiques aux États-Unis [2] ; l’ambition affichée dès les premières pages est tout aussi conséquente : retracer, sur près de cinq siècles, l’histoire de « [l’]hydre du capital et de la race », qui aux États-Unis aurait trouvé sa terre d’élection [3]. En prenant appui sur un impressionnant corpus, dans lequel Karl Marx et W.E.B Du Bois occupent une place privilégiée, l’autrice se propose de démêler l’écheveau du capital et de la race, de déployer cette histoire commune dont 1492, date de la « découverte » des Amériques par Christophe Colomb, marque pour elle le point de départ, le véritable « moment inaugural » :

Ce qu’il s’agit d’éclairer n’est ainsi guère lequel du capital ou de la race a engendré l’autre, mais la manière dont le moment inaugural de 1492, à la fois prise de terre(s) et prise d’hommes-marchandise, les a fait advenir et cheminer de concert. Loin de la coïncidence, de la contingence ou de l’accident historique, race et capital sont dès lors scellés l’un à l’autre. [4]

L’exposition de l’histoire du « capitalisme racial » doit donc révéler à la lecteurice la gémellité du capital et de la race, enfantés par une seule et unique matrice, celle de la colonisation, de l’esclavage et de l’exploitation des Amériques [5].

Au-delà de la recension, de la synthèse et du commentaire de la somme que représente cet ouvrage, découpé en quatre « livres » (Origines, Institutions, Récits et Praxis) et onze chapitres, précédés d’une introduction et suivis d’un épilogue, soit près de 506 pages, notes comprises, nous nous proposons, modestement, au moyen de cette courte approche, bien moins prodigue, d’en relever les limites ; nous tenterons d’esquisser, à partir de celles-ci, quelques pistes de réflexions en vue d’entamer une recherche à même d’éclairer le capitalisme et la race, dans leurs médiations, sous un jour nouveau, historique et matérialiste – quelques pistes en vue d’amorcer, à terme, ce mouvement réel qui abolit l’état de chose existant.

Race et Capital : un flou conceptuel

Sylvie Laurent débute son ouvrage par quelques précisions définitoires, s’arrête brièvement sur « le sens des mots » [6], s’immergeant dans la détermination des concepts de « capital(isme) » [7] et de « race(isme) » [8] ; syntagmes qui seraient avant tout le siège de « batailles politiques et épistémologiques féroces depuis [leur] apparition. » [9]. L’autrice définit le capitalisme comme « un mode d’activité humaine visant à la production toujours plus grande de marchandises à des fins de profits » [10]. Pour le capital, elle reprend tantôt la définition anhistorique et positiviste de l’économiste bourgeois Thomas Piketty : « toutes formes de richesses qui peuvent a priori être possédées […] et transmises ou échangées sur un marché », tantôt celle critique de Karl Marx : le capital est un « rapport de production » [11] ; s’ajoute à cela un capital qui se constitue « hors de la sphère économique » : capital social, culturel, humain, naturel et racial. En somme, « le capitalisme abouti est, par essence, un système fondé sur l’accaparement du travail humain par le capital », personnifié par « ceux qui possèdent les biens-capitaux » ; il s’agit d’une opposition, d’un rapport conflictuel entre « travail » et « capital » [12].

Le racisme peut, pour sa part, être « facilement appréhendé comme un ensemble de représentations, discours et pratiques discriminatoires qui visent à nuire, dégrader et subordonner un groupe de femmes et d’hommes au nom d’une race supposée » [13] – l’hostilité est, pour Sylvie Laurent, le champ sémantique du racisme. La « race » est « une relation sociale […] [f]ondée sur la classification et la hiérarchie des groupes humains, […] démasquée par un ‘‘signe’’ physique » [14]. Pour Sylvie Laurent, « cet ordre mental et social n’est pas sans évoquer l’idéologie au sens marxiste, qui permet de légitimer les intérêts de la ‘‘classe dominante’’ et de pérenniser la nouvelle loi de la valeur. » [15]

Ce qui est frappant dans cette (brève) introduction aux concepts proposée par Sylvie Laurent, c’est le rapport versatile que les concepts entretiendraient avec leur objet : ils ne recouvreraient, en somme, que des « réalités ‘‘empiriques’’, des expériences historiques concrètes et un ensemble de récits et de fantasmes » [16], ils ne seraient que le redoublement idéal de phénomènes fugaces, ils rendraient compte d’un « rapport au monde » essentiellement « politique » et fluctuant [17]. Les concepts, dans cette acception, ne sont donc plus des abstractions nécessaires à l’analyse et à la détermination de l’objet dans sa logique et son essence propres, des « déterminations d’existence [Existenzbestimungen] », qui expriment, dans l’approche catégorielle de Marx, ce qui « est donné dans la réalité effective tout autant que dans la tête » [18], mais des syntagmes au cœur de « luttes politiques » ; ces premiers sont de ce fait tout aussi susceptibles de subir des glissements, des « adaptations », des « reconfigurations » que ces dernières. Le flou conceptuel qui en résulte traverse l’ensemble de l’ouvrage, lui faisant perdre sa cohérence interne et limitant sa portée analytique : au cours de l’exposé, les concepts ne se précisent pas, mais se diluent dans un assemblage désordonné d’assertions, de faits historiques, d’anecdotes ; ils disparaissent plutôt que de permettre le saisissement d’une totalité qui se présente, au moyen de l’appareil conceptuel qui dans ce mouvement se précise, dans la dialectique entre général, particulier et singulier.

Pour éviter de tomber dans ces écueils et pour tenter de redonner une cohérence interne à l’ouvrage de Sylvie Laurent, à tout le moins à notre critique de celui-ci, nous commencerons par (re)définir le capital et la race ; nous partirons, pour cela, respectivement, des analyses de Roswitha Scholz et de celles de Colette Guillaumin. Dans le cadre de cet article, nous ne pouvons qu’introduire brièvement et partiellement leur pensée, et invitons donc nos lecteurrices à se reporter aux œuvres de ces deux autrices pour de plus amples développements [19].

Poursuivant sur la voie pavée par Karl Marx, pour qui « le capital est un rapport social » [20], tout en s’opposant au « marxisme traditionnel » [21], la théoricienne de la critique de la valeur-dissociation [Welt-abspaltungskritik], Roswitha Scholz, saisit le capital en tant que « mode de socialisation » et rapport-fétiche [22] :

la théorie de la valeur-dissociation, au contraire des marxismes traditionnels, part du principe que le scandale véritable du mode de socialisation capitaliste n’est pas la survaleur au sens d’un pouvoir d’accaparement privé, mais plus fondamentalement la valeur, le travail abstrait, c’est-à-dire le fétichisme de la marchandise ; bien sur, sans survaleur, le mode de socialisation dans la forme-valeur est impossible mais pour pouvoir comprendre celle-là, la survaleur doit être déterminée comme mouvement de fin en soi de la valeur même, et pas seulement comme une appropriation subjective de richesse masquant son caractère abstrait de fin en soi et faisant apparaître la valeur comme medium socialement neutre. [23]

En d’autres termes, le capitalisme est une forme de connexion sociale ou, dans la terminologie d’Alfred Sohn-Rethel, de « synthèse sociale » [24], autonomisée (« fétichiste »), dont il faut saisir, au moyen d’une démarche critique et négative, les principes généraux. Le travail est, dans ce mode de socialisation, l’activité socialement médiatisante et est, en tant que telle, historiquement spécifique [25] ; le travail ne peut donc être ni ontologisé ni considéré comme le « moteur » de l’Histoire, dont l’expansion permettrait le développement et la résolution subséquente de la contradiction, entre classes ou entre « forces de production » et « rapport de production », par laquelle le prolétariat se réaliserait [26], comme le suggère le « Marx exotérique » [27] et la vulgate marxiste dans son sillage. De plus, en tant que mode de socialisation historiquement spécifique, le capitalisme est déterminé par le « mouvement de fin en soi de la valeur même », dont le moteur est la production de survaleur par le travail (abstrait), qui se présente comme simple « dépense productive de matière cérébrale, de muscle, de nerf, de mains, etc. » [28], c’est-à-dire, comme le montre Kurz, par la consomption « d’énergie abstraite-matérielle » [29]. Le capitalisme peut donc être défini comme « fin en soi tautologique » (Kurz), procès d’auto-valorisation de la valeur, impératif prenant la forme d’une « domination abstraite sans sujet [Subjektlose Herrschaft] » (Kurz) ; il est ce rapport social « impersonnel » [30], procès par lequel la valeur se « valorise elle-même » [31] au moyen du travail, et qui consiste en d’incessantes métamorphoses du capital, « la valeur passe constamment d’une forme dans l’autre, sans se perdre elle même dans ce mouvement, et elle se transforme ainsi en un sujet automate [ein Automatisches Subjekt]. » [32]

La (sur)valeur n’est cependant par le principe formel absolu du rapport social, cette catégorie présente en effet ses propres conditions préalables, « un versant de la société capitaliste qu’on ne peut saisir au moyen de l’outillage conceptuel marxien. » [33] En effet, Roswitha Scholz constate que :

soit le travail abstrait et la valeur sont déjà compris dès leur constitution et ainsi dans leur essence comme principe masculin ; soit une hiérarchie de concepts est à nouveau introduite, dans laquelle l’indexation sexuée est bannie dans un espace secondaire comme simple problème de dérivation et concrétisation. [...] le rapport entre les genres structure lui-même de manière centrale le principe de synthèse sociale. [34] 

« Patriarcat producteur de marchandises » [35] serait donc une dénomination plus correcte de ce que nous nommions jusqu’à présent rapport-capital ou capitalisme [36]. L’ensemble des activités humaines, qui participent de la reproduction du patriarcat producteur de marchandises, ne peuvent donc pas être subsumées, selon une approche réductionniste, qui « reste confinée à l’espace intérieur de la marchandise » [37], sous les catégories de « travail » ou de « valeur » ; une telle subsomption obérerait le saisissement de la dynamique contradictoire de celui-là tout en en occultant les fondements ainsi hypostasiés, prévenant toute critique négative de ces derniers. Car, « ce n’est […] pas le seul automouvement fétichiste de l’argent et le caractère tautologique du travail abstrait dans le capitalisme qui déterminent le contexte social global. […] [C]e que la valeur ne peut saisir, ce qui est dissocié par elle, dément précisément la prétention à l’universalité de la forme-valeur. […] Les activités féminines de reproduction représentent l’envers du ‘‘travail abstrait’’ » [38]. La dissociation est donc « l’ombre projetée de la valeur » [39], qui représente avec elle (valeur-dissociation) la « méta-structure » du rapport social ; « valeur » et « dissociation » sont dans un rapport dialectique et sont historiquement (et logiquement) « co-originaires » [40].

Ces principes fondamentaux ne peuvent toutefois êtres déterminés qu’a partir d’un certain contexte ou niveau de socialisation. Les catégories de « valeur » et de « dissociation » ne doivent pas être décontextualisées et saisies sur la base d’actions isolées ou de cas particuliers idéaux (la marchandise individuelle, l’économie nationale, l’entreprise, etc.), mais sont les déterminations de la logique propre au procès d’ensemble [41]. Le patriarcat producteur de marchandises, compris comme « société pleinement socialisée » (Adorno), se rapporte finalement à un procès global qui ne peut être effectif qu’en tant qu’il est mouvement global du capital (ou plutôt de la valeur-dissociation) [42], reproduisant ainsi sa logique propre, comme l’écrit Robert Kurz dans son dernier ouvrage, Argent sans valeur [Geld ohne Wert] :

Ce qui surplombe les sujets agissants et constitue le mouvement réel de valorisation, c’est pourtant le tout du « sujet automate » [...]. Seul le capital total est l’auto-mouvement de la valeur, en quelque sorte comme un « monstre qui respire », qui fait face aux acteurs, bien qu’ils le produisent eux-mêmes ; une sorte d’Adam Kadmon négatif de la socialité inconsciente. Ou, pour reprendre les termes de Marx, la « valeur qui se valorise elle-même, […] ce monstre animé, qui se met à ’travailler’, comme s’il avait le diable au corps » (Karl Marx, Le Capital, Livre 1, op. cit., p. 219). [43]

Dépassant la simple détermination des catégories fondamentales du rapport social, au niveau « formel », « global » ou « logique », Roswitha Scholz prend en considération la « forme sociale fondamentale », la valeur-dissociation, mais ceci « dans son déploiement en tant que totalité concrète et dans la dynamique historique qui lui est liée, par conséquent en médiation avec des analyses concrètes. » [44] Le principe de valeur-dissociation, c’est-à-dire le patriarcat producteur de marchandises, est un processus historique contradictoire [45] ; la théorie de la crise et la « contradiction en procès » (Marx) [46] sont donc des éléments centraux de la critique de la valeur-dissociation [47]. De plus, dans la plus pure tradition de la Théorie critique de l’École de Francfort, « lorsque la réalité sociale change, la théorie doit changer, tout en maintenant la critique du principe de forme et donc la distinction entre essence et apparence » [48] ; doivent être portés à l’analyse les nouvelles formes de discriminations, les phénomènes nouveaux, leurs expressions renouvelées, changeantes, qui se présentent dans la dynamique historique du rapport patriarcal-capitaliste, notamment lors du basculement de ce dernier dans la postmodernité.

Ces dimensions, l’historicité, la processualité, la contradiction, la « globalité » ainsi que la dialectique entre forme sociale abstraite et totalité concrète, les médiations, nécessaires pour saisir le patriarcat producteur de marchandises dans toute sa généralité et sa profondeur, sont absentes chez Sylvie Laurent ; l’ouvrage nous confronte à une unidimensionnalité conceptuelle depuis laquelle ni l’analyse ni la synthèse, et encore moins la dialectique, ne peuvent procéder. En outre, l’autrice ne s’éloigne que difficilement d’une conception marxiste traditionnelle qui décèle dans la lutte des classes, la domination « personnelle », l’accaparement privé de la survaleur et la propriété privé des moyens de production, les principes premiers du capitalisme ; une telle conception suggère les plats les plus insipides qui soient pour les menus des gargotes de l’avenir : solutions réformistes, alternatives alter-capitalistes, « déjà-là du communisme », etc., i.e. propositions qui maintiennent les catégories fondamentales du capitalisme (valeur, marchandise, argent, travail), appréhendées en termes ontologiques, et sa logique propre, qui se présente comme une « loi naturelle ». En partant de ces prémisses erronées, Sylvie Laurent et ses « zélotes » s’époumonent pour réclamer des solutions « politiques », une « redistribution de la valeur » ou encore une « dissipation des illusions et des légendes » [49] – bon appétit !

Pour preuve, la reprise par Sylvie Laurent des propos de Hannah Arendt, pour qui « la compulsion première du capitalisme n’est pas la croissance (des richesses) en soi, mais la domination, ‘‘but politique permanent et suprême’’. » [50] Or, la compulsion première du capitalisme est précisément la « croissance des richesses en soi », l’auto-valorisation de la valeur, véritable « domination sans sujet » [51], sous laquelle ne se cache pas de dessein « politique » particulier qu’il nous serait donné d’identifier puis d’éliminer – on ne peut pas résoudre ce problème en le raccourcissant d’une tête. Toutefois, comme s’efforce de le montrer Roswitha Scholz, cette domination « abstraite » est dialectiquement intriquée à une domination « concrète », ce qui impose un examen des différences, l’introduction de différenciations internes aux concepts (« totalité brisée »), ainsi qu’un effort de médiations. La critique de la valeur-dissociation doit prendre en compte différentes sphères, dimensions, les différents moments et niveaux du rapport social : général, psycho-social, culturel-symbolique, etc. Dans ce contexte, la politique, bien que devant être réinscrite dans un ensemble de médiations, n’est que la gestion de ce rapport fétichiste contradictoire dont nous avons brièvement exposé les principes fondamentaux et la logique (globale) propre. Disons enfin, dans un même élan, que la théorie de l’accumulation capitaliste « par dépossession », nommée ainsi par David Harvey et recyclée par Sylvie Laurent [52], est superficielle et défaillante du fait de son occultation du contexte global, de sa logique propre et de sa dynamique historique, qui exclut, notamment, toute théorie de la crise [53] ; nous y reviendrons. En outre, la « logique d’identité » guide ces théories car, comme l’écrit Roswitha Scholz, « des disparités sociales qualitativement différentes sont assimilées entre elles par addition comptable à l’intérieur de la catégorie d’accaparement [ou de dépossession] de terres d’une accumulation initiale permanente. » [54]

En 1972, Colette Guillaumin, dans son ouvrage séminal, L’idéologie raciste, se penchait elle aussi sur « le sens des mots » [55] : race et racisme. Ses réflexions débutent par l’identification des apories propres au champ de la recherche sociologique traitant de la race et du racisme, habité par une gêne et un malaise logique qui en sont les manifestations :

[T]out se passe comme si les chercheurs, ne croyant pas à la race pour leur part, supposaient qu’elle est concrètement réelle pour les groupes qui produisent les pratiques racistes. […] Tenter de déterminer ce qui est concrètement vrai et objectivement faux dans la perception des races est […] inadéquat. Cela revient à se limiter à un statu-quo de la réalité de la race, et se préoccuper de déterminer en quoi cette réalité est fondée ou non ne pose pas le problème sociologique. [56]

En vue de sortir de la « définition raciste du racisme » [57], mais aussi pour dépasser l’opposition entre racisme « biologique » et « culturel » [58], Colette Guillaumin cherche à saisir le « processus commun » à partir duquel « la réalité sociologique de la ‘‘race’’ » [59] puisse être lue. Pour Guillaumin, au fondement de la race est la « marque » [60], « le signe biologique » :

La biologisation de la perception, dès qu’elle est associée à la perception de la différence sociale, forme le nœud de l’organisation raciste. Sous le signe de l’hostilité qui marque les rapports entre les groupes (et qui est considéré – à tort – comme le déterminant majeur de la conduite raciste), reste fondamental le signe biologique. [61]

Guillaumin poursuit en synthétisant son propos, se dotant ainsi d’une définition sociologique et conceptuelle de la race, apparemment plus large que la définition fournie par le sens commun : la race est « la différence elle-même inscrite dans l’immuable » [62], le biologique étant l’assurance et l’incarnation de cette immutabilité. Ce concept sociologique de race permet d’affirmer que le racisme est « un système de rapport entre des groupes qui se considèrent comme différents par essence » [63], que la seule hostilité, ou la nuisance, la dégradation et la subordination, pour reprendre la définition qu’en donne Sylvie Laurent, ne sauraient pleinement saisir [64]. Le concept de racisme désigne « toute conduite de mise à part revêtue du signe de la permanence. » [65] Il s’agit donc de partir de la race pour déterminer le racisme, en tant que catégorie conceptuelle et outil utilisable dans le cadre d’une analytique sociologique [66], qui désigne un rapport entre des groupes et une conduite sous-tendu par la race ; ce faisant on spécifie le « racisme » tout en en étirant le domaine d’application, qui déborde alors les cadres « raciaux » communément admis comme tels, pour caractériser des discriminations touchant les ouvriers, les étrangers, les femmes, les personnes en situation de handicap, la déviance sociale, etc [67]. Il s’ensuit que « race » et sexe, pour ne prendre qu’un exemple, doivent être analysés conjointement, compris tous les deux en tant qu’ils se réfèrent à une marque de la permanence biologique qui, dans un rapport social donné, devient signifiant [68], vecteur « matériel » d’intelligibilité – une analyse conjointe absente chez Sylvie Laurent. En outre, la démarche théorique et critique de Guillaumin permet d’appréhender les « glissements » survenant au sein de la chaine sémantique, ou « discursive », race-ethnie-nation décrite par Stuart Hall [69] ; elle offre donc, plus largement, un cadre d’analyse susceptible d’éclairer les déterminants « raciaux » de concepts ou de catégories sociales qui, en apparence, en sont exempts.

La définition de la race donnée par Sylvie Laurent, une « [légitimation] [d]es intérêts de la ‘‘classe dominante’’ et [la pérennisation de] la nouvelle loi de la valeur. » [70], point de départ de sa présentation, ne permet pas de dépasser une compréhension subjectiviste de l’« ordre mental et social », pourtant nécessaire pour saisir la race et le racisme dans toute leur étendue ; elle ne permet pas de saisir la réalité sociale de la race, la matérialité d’une synthèse sociale qui ne se situe pas seulement dans la tête, qui n’est pas seulement un phénomène « idéologique » de l’ordre de l’imagination. Car le racisme (et la race) est un « contrat social » historico-matériel [71], une relation sociale particulière que Wulf D. Hund qualifie de « socialisation [societalization] par déshumanisation » :

Le racisme, en tant que socialisation [societalization] par déshumanisation, est une relation sociale qui permet même au membre le plus bas de la société d’accéder au statut imaginaire d’appartenance à une communauté, avec toutes ses parties supérieures, par comparaison avec des autres complètement aliénés. [72]

Il poursuit en mettant en garde contre les théories « psychologisantes » ou « subjectivistes » de la race et du racisme : la « déshumanisation n’est pas une conséquence de la malveillance innée de leurs [aux esclaves] oppresseurs, mais des relations sociales. » [73] En effet, comme nous nous efforcerons de le démontrer, et comme le soutient Sylvie Laurent par endroits, « le racisme n’est pas qu’une pathologie de la petite bourgeoisie ignorante », ni un instrument coercitif dont la bourgeoisie aurait le monopole, « [il] est un rapport social traversant toutes les classes » [74]. Bien que « le racisme [soit] un rapport social, et non pas un simple délire des sujets racistes » [75], les dimensions psycho-sociales et culturelles-symboliques, au côté d’autres domaines et sphères du phénomène raciste, doivent être intégrés à l’examen critique de celui-ci ; d’où l’importance que revêtent les analyses de la subjectivité bourgeoise, de la personnalité autoritaire [76], de la Radhfarhernatur, de la structure pathique de la conscience, de la mentalité de ticket, etc. [77], sans pour autant en faire le facteur explicatif dernier d’une théorie générale de la race et du racisme – ou du fascisme.

Le lien entre patriarcat producteur de marchandises (capitalisme), race et racisme peut, dorénavant, à l’aune de définitions légèrement précisées, être problématisé. Dès les premières pages de son ouvrage, Sylvie Laurent répond au problème sans s’interroger sur sa nature, par le biais du réemploi, sans analyse critique préalable, du concept de « capitalisme racial » [78], dont l’idée forte est que « les relations sociales sont mystifiées en ‘‘relations raciales’’, c’est-à-dire que la race est la forme concrète sous laquelle la classe y apparaît et que l’on ne peut donc en aucun cas découpler de la lutte » [79] ; en suivant Cédric Robinson et son Marxisme noir [80], l’autrice précise son propos en affirmant que « tout capitalisme [...] est racial en ceci qu’il produit et perpétue systématiquement la hiérarchie entre groupes humains. » [81] Cette détermination vague du lien entre patriarcat producteur de marchandises (capitalisme), race et racisme ne peut faire figure de problématisation de celui-ci ; elle ne peut qu’entrainer une lecture réductionniste et des catégories en jeu et de leurs relations [82].

Capital et race sont des catégories centrales de la synthèse sociale, au cœur de sa logique de reproduction et des médiations qui la rendent possible, ce que nous nous efforcerons de présenter plus avant dans la suite de cet article. Dans cette perspective, nous ne pouvons pas faire appel à une théorie réductionniste ou unidimensionnelle, dont le principe d’identité est le modèle réflexif. La théorie critique de la valeur-dissociation nous semble proposer une démarche réflexive à même de saisir cette relation dans ses médiations, par l’examen des contradictions, des ambivalences, des différents niveaux, moments, domaines et sphères, en laissant exister, dans l’analyse, l’objet dans sa particularité et sa logique propre, sans pour autant faire l’impasse sur la forme sociale et les principes généraux qui président à la reproduction du rapport social, totalité elle-même historiquement dynamique. Il s’agit donc de se pencher sur le contenu particulier de la race et du racisme au sein de la synthèse sociale patriarcale-capitaliste et non pas de dériver la race du capital [83] ; la problématique est précisément celle de la persistance et de la reproduction d’un rapport social contradictoire réel – réellement contradictoire.

Toutefois notre problématisation, qui est une tension dialectique inhérente au rapport social, se révélerait incomplète en l’absence de l’examen historique des catégories, de leurs médiations et de leur problématisation elle-même. Les définitions, que nous avons esquissées précédemment, ne prennent véritablement corps que lorsqu’elles sont dépliées historiquement, comme le rappelle Wulf D. Hund :

[L]es amalgames de discrimination modelés par le racisme ne peuvent être analysés concrètement que d’un point de vue historique. [...] Beaucoup trop d’études se concentrent sur les définitions. Or, les idées ne peuvent être définies, elles doivent être évoluées historiquement. [84]

Des concepts à leur historicisation : histoire de la race, histoire du capital

Nous l’avons vu en introduction, pour Sylvie Laurent l’histoire croisée de la race et du capitalisme débute en 1492, soit il y a près de 500 ans ; or, selon l’historiographie récente, remise en doute par l’autrice, ces rapports sociaux n’apparaissent que très tardivement, dans la modernité, qui débute dans la deuxième moitié du xviiie siècle. Il est évident que cette erreur historique fondamentale découle d’une compréhension superficielle du capitalisme et une méconnaissance de son principe fondamental d’une part, auxquelles s’ajoute, d’autre part, une frivolité conceptuelle en ce qui concerne la race et le racisme, qui reposent essentiellement sur le signe de la permanence biologique, comme nous l’avons introduit plus haut. Nous reviendrons sur les thèses de Sylvie Laurent, grevées d’approximations historiques majeures, après une brève présentation des éléments saillants de l’histoire de la race et du rapport patriarcal-capitaliste [85] ; pour cela, nous mettrons à profit les écrits de Colette Guillaumin [86], Wulf D. Hund [87] et Jérôme Baschet [88].

Pour Colette Guillaumin, mais aussi pour de très nombreuxses auteurrices après elle [89], la race est moderne, fruit d’une « mutation idéologique » [90], d’une « rupture » [91] qui intervient à la fin du xviiie siècle ; alors qu’avant la différence était marquée du sceau de l’étrangeté, de l’appartenance ou non à la communauté chrétienne, héritée de querelles théologiques, et à laquelle la conversion permettait l’accès, la différence s’est, au 19e siècle, transmuée en hétérogénéité biologique irréversible au sein même de l’humanité [92] :

Avec le xixe et le syncrétisme bio-social l’univers est fermé, parcouru de murs infranchissables. Lorsque au xie siècle on discutait de savoir si les femmes possèdent une âme et au xvie de la possibilité de baptiser les Indiens, ces discussions étaient interrogatives, la question portait sur l’intégration (ou non) dans l’humanité définie comme univers du Salut. À partir du xixe il n’y a plus question, mais affirmation. Implicite ou explicite, il y a coupure au sein de l’humanité, les groupes « sont » et n’ont plus de statut mouvant. […] L’idéologie [médiévale] de la « conversion » qui proclamait le principe du passage possible d’un groupe à l’autre […] [est] frappé de caducité. […] Désormais [au xixe siècle] le monde est clos, garanti par les différences internes de nature, et la nature transcende les entreprises humaines. La rigidité des appartenances de groupe, fatalité biologique, est maintenant inamovible, « intouchable ». [93]

Avant le xixe siècle, la « race » désignait des positions sociales, qui pouvaient être définies théologiquement, par l’ordonnancement divin du monde, mais ne recouvraient pas des différences d’essences biologiques ; elle qualifiait des lignées nobles – les « races » de Rois de France [94] par exemple – et était « conforme à une logique généalogique qui avait des fondations sociales (ascendance et lignée). » [95] ; ce qu’indique la définition donnée à l’entrée « Race » de l’Encyclopédie de Diderot, en 1765 :

RACE, s. f. (Généalog.)​​ extraction, lignée, lignage ; ce qui se dit tant des ascendans que des descendans d’une même famille : quand elle est noble, ce mot est synonyme à naissance. Voyez Naissance, Noblesse, &c. [96]

Le début du xixe siècle voit se parachever le basculement de la « race » sociale et religieuse [97] médiévale vers la race biologique moderne ; la deuxième moitié du xviiie siècle étant marquée par une conjonction particulière dans l’histoire européenne, mêlant développement des sciences de la Nature et critique des institutions et des rapports sociaux médiévaux, ce que fait remarquer Nelson au cours de son étude portant sur l’émergence de la biopolitique :

Un certain nombre de processus de long terme ainsi que diverses conjonctures historiques et intellectuelles immédiates au milieu du xviiie siècle ont rendu possible la naissance de la biopolitique et ont contribué à façonner son caractère. Des processus majeurs de long terme tels que la sécularisation, le développement du capitalisme et la critique philosophique radicale de la justification traditionnelle de l’ordre et de l’autorité sociaux et politiques qui a débuté au xviie siècle ont tous joué un rôle important dans l’établissement des conditions générales dans lesquelles la biopolitique a émergé. [98]

Ce basculement historique, l’impossibilité de « conversion » marquant la rupture, est absent des considérations présentes dans l’ouvrage de Sylvie Laurent ; cette absence la rend fondamentalement inapte, comme nous le verrons, à saisir l’émergence conjointe du capital et de la race, qui sont antidatés à 1492 dans un commun mouvement de négligence historique et critique.

Enfin, Sylvie Laurent soutient que la traite négrière occidentale est le point nodal de l’histoire de la formation de la pensée raciale. De même qu’elle ne doit pas être surévaluée, l’importance de la traite négrière occidentale dans la formation de la pensée raciale moderne ne doit pas, en effet, être négligée ; cependant, seule une analyse des contextes socio-historiques est à même de la saisir adéquatement. Une fracture conceptuelle, un grand basculement, la critique de l’ancien système féodo-ecclésial par les Lumières, menèrent, dans la deuxième moitié du xviiie siècle, à l’émergence de nouveaux modèles explicatifs de l’esclavage, qui façonnèrent la catégorie moderne de race. [99] Si la traite négrière occidentale à pu fournir un support à la réflexion sur la race, elle ne fournit pas pour autant un chablon analytique commun (principe d’identité) pour tous les racismes.

Cette très brève histoire de la race, à tout le moins l’investigation de la chronologie de sa formation à la fin du xviiie siècle, ainsi que son intégration dans un basculement plus large, qui semble affecter tout un mode de socialisation et de perception, nous pousse à entreprendre une démarche historique similaire en vue de saisir les transformations ayant mené à la formation du « mode de production » capitaliste. La périodisation du capitalisme, son découpage en tranches historiques et l’étude de la chronologie de sa formation ont donné lieu, en particulier dans les années 1970-1980, à d’intenses débats historiographiques ; l’absence de clarifications notionnelles, d’accords minimaux concernant les catégories traitées et, finalement, la chape de plomb du « triomphe » néolibéral des années 1990, qui décrétait la « fin de l’Histoire », ont toutefois fortement entravé la poursuite de ceux-là [100].

Plus précisément, la discussion relative à la chronologie de formation du capitalisme s’avère être une discussion relative au contexte historique qui l’a précédé, le système « féodo-ecclésial » [101], de même qu’une discussion relative à la transition de ce dernier au système capitaliste. La détermination de la chronologie du capitalisme repose sur une saisie catégorielle à la fois du rapport-capital et du système féodo-ecclésial ; la transition doit être comprise comme le passage d’un système socio-historique à un autre, un « grand basculement », une « reconfiguration systémique » [102] brutale, concentrée dans le temps. Une histoire du « tout social », qui s’interroge sur les cadres globaux et les logiques socio-historiques, a mis en évidence l’« unité propre au rapport féodal » [103], c’est-à-dire les principes fondamentaux de l’organisation de la société médiévale, dans laquelle la synthèse sociale était assurée par les fonction conjointes du dominium et de l’ecclesia [104], qui déterminaient un certain rapport de « relation à Dieu » [105]. Sans rentrer dans le détail, cette précision de l’essence du rapport féodo-ecclésial entraîne notamment une remise en cause profonde du « dogme » (Guerreau) des « rapports de dépendance personnelle » : « L’homme du Moyen Age n’avait en aucune manière à se poser la question de son appartenance, a fortiori de son adhésion ; tout au plus avait-il jusqu’à un certain point, limité, la possibilité de choisir sa place : tout rôle social était eo ipso un rôle dans l’Église » [106], donc déterminé par un principe d’organisation sociale transcendant ; les « rapports de dépendance personnelle », bien plus qu’immédiats et « arbitraires », consistaient donc en « un système de représentations personnelles directes du principe transcendant [extra-mondain, divin]. » [107] Dans le système féodo-ecclésial, les individus incarnent, personnifient ou représentent, de par leur position sociale, autre chose qu’eux-mêmes ; ils sont insérés dans un « Ordre du monde » déterminé par un principe divin transcendant, intangible : l’apparent paradoxe des « deux corps du Roi » [108] est le parangon d’une telle incarnation, c’est-à-dire de la « représentation de Dieu » dans le monde [109].

L’analyse de ce contexte socio-historique, de ses contradictions et de sa dynamique historique singulière, ainsi que des facteurs qui ont mené au « grand basculement », pousse à favoriser une lecture discontinuiste [110] de la transition et à privilégier une chronologie tardive de la formation du capitalisme ; ce que fait Jérôme Baschet dans son important livre, Quand commence le capitalisme ? [111], véritable synthèse critique des hypothèses de transition proposées aux cours des dernières décennies. En distinguant précisément « activités du capital » et « capitalisme » [112], l’auteur conclut que :

malgré des débats largement ouverts, on peut admettre que des rapports de production modelés par le capital commencent à émerger au cours des xviie et xviiie siècles dans certains espaces parfois relativement importants, mais néanmoins circonscrits. Toutefois, il faut rappeler, une fois encore, qu’en 1750, l’essor de l’Angleterre, où se concentrent l’essentiel des avancées européennes du moment, ne présente pas d’avantage décisif, ni quantitativement ni qualitativement, par rapport à la Chine. La complète singularisation de l’Europe vis-à-vis des puissantes civilisations asiatiques – condition de sa domination planétaire – n’est pas encore manifeste. D’importantes limites demeurent et conduisent à marquer un écart encore considérable par rapport à l’affirmation ultérieure du capitalisme comme mode de production et comme synthèse sociale. [...]

Ces limites ne commencent à s’effacer qu’à la faveur du grand basculement des années 1760-1830, ce qui ne signifie en aucun cas que l’ensemble des caractéristiques du capitalisme s’imposent alors d’un coup et partout également. C’est très loin d’être le cas et bien des phénomènes, à commencer par la complète prolétarisation provoquée par l’exode rural, ne s’affirmeront que lentement au cours du xixe siècle. Néanmoins, avec ce basculement, deux sauts quantitatifs/qualitatifs sont accomplis. D’une part, l’emprise du capital sur la production se généralise et les rapports capitalistes de production commencent à devenir prédominants. De l’autre, les exigences du capital exercent une emprise croissante et de plus en plus décisive sur les aspects essentiels de l’organisation sociale. Le capitalisme s’affirme alors comme mode de production et comme synthèse sociale. [113]

Ce « grand basculement » s’accompagne de ce qu’Alain Guerreau qualifie de « double fracture conceptuelle » [114] : la religion et l’économie, et nous devrions ajouter le travail [115], comme concepts « modernes », rendent dorénavant incohérent et immédiatement inintelligible le système socio-historique antérieur ; ils participent de l’effacement de l’ecclesia et du dominium [116]. Dès lors, la mobilisation de ces concepts dans le cadre de l’étude de la société féodale ne peut résulter qu’en contresens et anachronismes ; il s’agirait de « rétroprojections capitalocentriques » [117], tels que les qualifie Jérôme Baschet. La philosophie des Lumières est le terrain d’expression et de formalisation privilégié de ce moment singulier de l’histoire européenne, et à présent mondiale, « universelle » [118] : « les penseurs des Lumières élaborent une synthèse intellectuelle cruciale, en remodelant de fond en comble la représentation des fonctions sociales et de leur articulation. » [119]

Cette naissance concomitante du capitalisme et de la race a de quoi intriguer ; elle suggère un lien plus profond, une gémellité se nouant dans leur rapport à une synthèse sociale historiquement spécifique – en somme, race et capital ont maille à partir. La rupture relative à la possibilité de « conversion », identifiée par Colette Guillaumin au cours de ses recherches sur la race, doit donc être comprise dans une rupture plus large, contextuelle, une reconfiguration systémique, touchant donc au cadre global ou à la logique sociale, au cours de laquelle le rapport de « relation à Dieu » antérieur, mis en quelque sorte sens dessus dessous, se transmute en « rapport-fétiche » moderne [120].

Chez Sylvie Laurent cette rigueur conceptuelle et analytique, en un mot historienne, fait défaut ; nous sombrons, plutôt, dans « la collecte dérisoire d’anecdotes invérifiables » [121] qui, en soi, ne permettent pas d’éclairer les logiques sociales à l’oeuvre, ces premières ne pouvant être éclairées par ces dernières en retour. Nous allons, à présent, brièvement revenir sur les anachronismes et les contresens historiques qui relèvent d’une mécompréhension fondamentale et du rapport féodo-ecclésial et du capitalisme. Notre objectif n’est pas d’agonir, par la critique de ses écrits, Sylvie Laurent, mais d’en clarifier les développements, en vue d’esquisser de nouvelles pistes de réflexions.

Nous l’évoquions en introduction, 1492 est une date qui revêt une importance particulière dans l’analyse du « nouage » capital-race proposée par Sylvie Laurent :

La date de 1492 prend alors toute sa pertinence, non pas parce qu’elle incarnerait une hypothétique datation du capitalisme, mais parce qu’elle en élucide la logique organique. Pensé comme processus d’accumulations-dépossessions-subordinations, inauguré par la conquête de l’Amérique et sempiternellement rejoué, le capitalisme pourrait ainsi être qualifié, comme le fait avec ironie la théoricienne féministe et marxiste Roswitha Scholz, de « Christophe Colomb à l’infini ». [122]

1492 représenterait à elle seule la rupture historique qui aurait permis à la « bourgeoisie » de « mondialiser son capital » [123]. Jérôme Baschet contrebat cette thèse, qu’il considère être un « simplisme historique », qu’il qualifie de « 1492-centrisme » [124]. Le capitalisme, ou à tout le moins sa « logique » ou le « processus » qui le détermine, n’est pas « inauguré par la conquête de l’Amérique », encore moins « sempiternellement rejoué », ne serait-ce que du fait qu’en 1492 l’économie, comme sphère indépendante et logique transversale, n’existait pas ; nous l’avons vu, l’« économie », si tant est qu’elle fusse a minima discernable, était enchâssée dans des rapports de « relation à Dieu » propres au système féodo-ecclésial. La date de 1492 n’élucide donc pas « la logique organique » du rapport-capital, au contraire, elle tend à l’obscurcir.

L’anachronisme et l’erreur historique sont d’autant plus patents que Sylvie Laurent signale, par ailleurs, que Christophe Colomb avait reçu pour mandat la « conversion universelle, c’est-à-dire d’assurer l’autorité de l’Europe chrétienne sur l’ensemble de la Création » [125]. D’une part, les faits historiques – « conversion universelle » caractéristique du système féodo-ecclésial – et l’analyse proposée – 1492 et la « logique organique » du capitalisme – sont incompatibles, fruit de la décontextualisation de ces premiers ; d’autre part, et en lien avec l’identification de la conquête des Amériques à la formation du capitalisme, la rupture que représente l’impossibilité de conversion, élément déterminant de la race, ne peut pas être entrevue.

Il s’ensuit que la fable du « moment colombien », consistant en la rencontre avec l’altérité, prétendu moment déterminant de la « naissance de la pensée raciale » [126], est d’une fadeur insigne : la pensée raciale se serait formée mécaniquement suite à cette « rencontre » avec la différence – dont la nature n’est pas analysée historiquement –, dans son télescopage avec des intérêts « économiques » et un désir « d’accumulation-dépossession-subordination ». « Entre 1492 et 1498, c’est un Colomb nourri de cette expérience [de l’altérité] qui développe outre-Atlantique les prémices de l’hypostase raciale consistant à prendre une idée pour une réalité. » [127]. Que Christophe Colomb ne fusse pas le premier « explorateur » [128] ou que la traite d’esclaves, si nous considérons le « moment colombien » dans un sens plus large, fusse endémique en Europe, dans les années précédent directement 1492 [129], n’est pas discuté par l’autrice ; cette cécité prévient l’examen des médiations entre des pratiques sociales particulières et une forme sociale historiquement spécifiques.

Ce que confirme ce passage dans lequel Sylvie Laurent affirme que « l’idée de race » ne serait que la « métaphore de la hiérarchie entre les groupes humains qui se révèle particulièrement opportune au moment de la spoliation des terres et des corps outre-mer. » [130]. Outre, une fois encore, l’anachronisme sous-jacent à une telle observation, il ressort de celle-ci que la théorie raciale ne serait qu’un discours « idéologique » qui cherche à justifier, en-dehors de tout contexte social, « la spoliation des terres et des corps ». Cette justification se serait poursuivie, pour se transformer, dans la codification juridique, qui aurait véritablement « fabriqué » la race en « voil[ant] la part d’historicité et d’arbitraire qui est au cœur de toute construction juridique » [131]. Contrat social et « contrat racial » (Mills) ne seraient, en dernière analyse, que l’« intérêt privé érigé en loi » ; la « lutte des classes », décomposée à travers le prisme de l’intérêt, présiderait donc à la « fabrication » de la race. Une telle analyse, désarçonnante dans sa trivialité, rapproche les catégories de « classe » et de « race », ce qui occulte les problèmes relatifs au « sujet révolutionnaire » et à la « ligne de couleur » (Du Bois) qui traverserait le prolétariat – nous y reviendrons. Bien que Sylvie Laurent défende que la race n’est pas réductible au « masque » recouvrant la classe [132], malgré des réflexions percutantes, qui reprennent pour partie certaines des intuitions les plus fécondes de Frantz Fanon, ses thèses restent marquées du coin de l’analyse de classe, déjetée au xve siècle, de façon totalement anhistorique.

La vision arasante avec laquelle Sylvie Laurent parcourt le matériau historique annule ex-ante toute velléité d’appréhension de la fracture historico-conceptuelle qu’ont constitué les Lumières au xviiie siècle ; l’omniprésence de la race dans les discours « universalistes » des penseurs des Lumières demeure généralement un point aveugle chez les analystes de la période [133] – tout au plus suggèrent-ils de séparer le bon grain de l’ivraie [134]. L’étude de Marx lui-même ne peut faire l’économie de l’analyse et de la critique du racisme, ainsi que des structures argumentatives propres aux théories de la race, qui émaillent autant ses écrits, qu’ils soient politiques, polémiques ou privés (correspondance), que ses développements conceptuels les plus poussés [135]. En d’autres termes, l’« oxymore d’un ‘‘esclavage des Lumières’’ » [136], de l’universalisme, de la démocratie, voire d’un « esclavage socialiste », etc., n’en est pas un :

Ce serait une erreur fondamentale […] de voir le racisme comme une anomalie, une déviation mystérieuse de l’humanisme européen du siècle des Lumières. Il faut plutôt comprendre que […] l’humanisme européen signifiait habituellement que seul les européens étaient humains. [137]

Les propos racistes tenus par Marx et Engels, parfois sous couvert de caricature et de satire, en particulier dans la correspondance privée, doivent être considérés comme symptomatique d’une pensée de la différence biologique qui, jusqu’aujourd’hui, façonne nos perceptions. Ces propos ne devraient pas être soumis à un travail de distorsion, qui ne peut que donner naissance aux contresens les plus monstrueux ; l’épitomé d’une telle monstruosité étant l’analyse de ces quelques phrases de Marx :

Qu’est-ce qu’un esclave nègre ? C’est un homme de la race noire. Cette explication vaut la précédente. Un nègre est un nègre. C’est seulement dans des conditions déterminées qu’il devient esclave. [138]

Pour Sylvie Laurent, « l’intuition remarquable de Marx est ici de postuler l’historicité de la race, de souligner l’économie politique de sa fabrication et d’offrir une épistémologie des rapports de domination au sein de l’espace-temps capitaliste qui refuse la chosification du Noir comme réalité naturelle existant en dehors des institutions humaines. » [139] Oui mais voilà, « un nègre est un nègre », « un homme de la race noire », cela n’est pas, pour Marx, l’objet de la critique, il s’agit d’une détermination naturelle ou biologique [140] ; la qualité d’« esclave », en revanche, est déterminée par les « rapports sociaux » ou, plus précisément – ce qu’indique la suite de la citation de Marx –, une constriction de ceux-ci que sont les « rapports de production » : la critique porte sur l’esclavage et non la (théorie de la) race [141]. « Avec Marx et au-delà de Marx », pour reprendre la formule consacrée : il s’agit d’admettre, une bonne fois pour toute, que l’analyse de la race et du racisme est un « blank space » (Hund) dans son œuvre – cette analyse reste à faire, au même niveau de déterminité que sa « critique de l’économie politique ».

La philosophie de l’Histoire pose, de manière exemplaire, le problème de l’imbrication de la théorie de la race et de la pensée (« critique ») des Lumières [142] ; ce qu’identifie parfaitement Sylvie Laurent en étudiant Hegel, Kant, Hume ou encore Adam Smith :

La philosophie de l’histoire écossaise postule [...] qu’il existe une différence anthropologique de nature entre peuples de la ‘‘civilisation’’ et peuples de la ‘‘sauvagerie’’, binarité conceptuelle, philosophique, morale et juridique, qui est alors matricielle du capitalisme colonial éclairé. [143]

La philosophie de l’histoire d’Adam Smith repose sur une anthropologie, traditionnelle en son temps, du développement des sociétés en étapes, développement dont l’Europe commerciale serait la forme aboutie. […] Le mouvement général de l’humanité est une évolution paisible de la « sauvagerie à la civilisation ». [144]

La philosophie de l’Histoire des Lumières est caractérisée par l’interpénétration de l’économique et du biologique, les notions d’évolution et d’hérédité cimentant l’ensemble [145]. Marx lui-même, à la suite de son maître, Hegel, adhère à cette « logique de perfectibilité » [146] et de « progression de l’histoire » [147] ; il définit les « sujets révolutionnaires » légitimes à l’aune de cette téléologie historique : alors que les prolétaires blancs peuvent s’émanciper, par leurs propres moyens, les esclaves noirs « Yankifiés » pourraient, quant à eux, être émancipés [148] ; enfin, le « reste » – qui incarne des stades dépassés de l’Histoire universelle, ce « rebut de la société » [149] – sera naturellement « éliminé », pour reprendre la pensée de Kant. Ainsi, contrairement à la lecture qu’en fait Sylvie Laurent, il n’y a chez Marx aucune symétrie entre esclaves noirs des colonies et enfants-prolétaires blancs des usines de l’industrie textile de Liverpool [150].

Le racisme est un projet, à l’intersection de la biologie, de l’économie, de la politique, de la philosophie, etc., fondus et amalgamés dans le creuset de la modernité, « d’amélioration de la réalité » [151] : l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784) de Kant et sa « doctrine téléologique de la nature » percute ici le national-socialisme, « comme expression politique de notre connaissance biologique » [152] (1933). Dans ce contexte historique, la théorie scientifique de la race n’exhibe pas seulement un « vernis de scientificité » [153], une odeur rance d’archaïsme, elle fait partie intégrante de la pratique scientifique et de la modernité elles-mêmes [154].

Nous ne pouvons donc pas opposer « race » et « universalisme » comme le fait Sylvie Laurent en prenant les exemples de John Stuart Mill et d’Alexis de Tocqueville [155]. L’autrice pousse l’opposition – fallacieuse – plus loin en affirmant que « l’Empire colonial français, de la conquête de l’Égypte par Bonaparte en 1789 à celle de l’Algérie en 1830, est bien davantage porté par l’universalisme humaniste hérité des Lumières et de la Révolution française. L’égalité des hommes, et non leur humanité relative, préside à la colonisation de l’Algérie qui semble être sourde aux arguments raciaux et ne s’en prévaut guère, pas même pour justifier sa violence. » [156] La relation de pouvoir outre-mer serait productrice d’une confusion entre « race » et « civilisation », entre le biologique et le culturel, qu’il serait toutefois nécessaire de distinguer [157] – or, nous l’avons montré avec Guillaumin, la race se noue justement dans cette confusion [158]. L’Algérie est l’espace colonial français sur lequel cette confusion s’est déployée [159]. Cette ambition affichée « d’ouvrir […] les écluses de la civilisation sur une terre vierge, admirablement propre à recevoir et à rendre toutes les richesses » [160], c’est-à-dire l’« oeuvre civilisatrice » qui motive la colonisation de l’Algérie, est indissociable de la hiérarchisation raciale moderne de l’humanité.

L’analyse de la race et du racisme suppose donc une historicisation des concepts et la détermination des contextes socio-historiques dans lesquels leur effectivité s’articule ; elle suppose donc de s’arrêter sur le contenu spécifique de la race et des racismes, au moyen de médiations et de différenciations conceptuelles qui excluent tout recours au principe d’identité. La réduction anhistorique de la domination « capitaliste » ou « coloniale » au travail ontologisé ou à la sphère de la production n’est pas à même de saisir la synthèse sociale capitaliste. Ainsi, la plantation n’est en aucun cas « l’usine » dont parle Césaire [161] après avoir identifié l’asymétrie entre ces deux moments dans les travaux de Marx, l’esclavage n’est pas qu’un « moment productif » au sein d’un capitalisme naissant, comme le suggère Moore [162] : les différences entre plantation et usine, esclavage et travail productif, dans un contexte socio-historique commun, devraient être au centre d’une analyse critique qui maintien la tension dialectique entre les termes du problème, sans jamais chercher à réduire l’un à l’autre. En plus de faire du travail (ontologisé) l’alpha et l’oméga de toute explication des phénomènes sociaux, ces approches androcentrées, dans lesquelles toute observation ou analyse passe au crible du principe d’identité, ne prennent pas en compte la reproduction de la force de travail et donc l’importance de la production et de l’importation de « matières premières » pour les travailleurs européens [163], précondition de la synthèse sociale capitaliste. L’esclavage et la colonisation – ceterum censeo – doivent être réintégrés dans une compréhension globale et processuelle du capitalisme, la « capitalisation de la nature » ne produit donc pas « de valeur en soi » [164], ceteris paribus. L’examen attentif de la dynamique historique, contradictoire, du rapport de valeur-dissociation (capitalisme) exclut enfin tout retour du même – le capitalisme n’est pas un Christophe Colomb for ever [165], dans lequel la crise et le développement des « niveaux de socialisation » n’auraient aucune place.

Le lien entre histoire des États-Nations et racisation de telles entités culturelles, juridiques, souveraines [166], civiles, morales, institutionnelles, géographiques, etc. n’est pas suffisamment exploré [167] ; la détermination de celui-là pourrait rendre intelligible le statut flou d’indigène (en Algérie par exemple [168]), qui mêle octroi de la nationalité et dénégation de la citoyenneté [169]. La biologisation ou la racisation de l’appartenance nationale [170] ne peut pas être déconnectée de la chronologie de formation du capitalisme et de la race ou comprise indépendamment de la « double fracture conceptuelle » des Lumières et de leur philosophie de l’Histoire. On pourrait dire, comme le fait Charles Mills que « le contrat racial crée un système politique blanc transnational, une communauté virtuelle de personnes liées par leur citoyenneté, chez eux en Europe et à l’étranger » [171].

Enfin, remarquons que Sylvie Laurent pointe, à juste titre, une géographie ou une « spatialisation » du rapport social [172], qui se manifeste par exemple par la « mise en valeur » des territoires coloniaux [173]. Cependant, cette « mise en valeur » ne repose pas, selon son affirmation, sur « l’accaparement » sans rime ni raison de terres ou « l’appropriation du travail et de l’énergie non rémunérés » [174], mais sur « un transfert de technologies » [175], une augmentation de la productivité, une augmentation du « niveau de socialisation » à l’échelle mondiale, dont la répartition géographique est toutefois disparate [176]. Il en résulte « un zonage hiérarchisé du monde » [177], un « espace clivé du colonial » [178] dans lequel – c’est ici notre hypothèse – le travail mort ou le general intellect sont eux-mêmes clivés et incarnés différentiellement dans des aires géographiques (régionales, nationales, continentales) données et dans les corps racisés correspondants.

L’histoire et la dialectique rupture-continuité

Bien que jusqu’à présent nous ayons souligné, avec insistance, l’importance de la rupture, du « grand basculement », pour le saisissement du passage d’une formation historique à une autre, et donc pour la conceptualisation du couple capital et race, il convient de rappeler la centralité de la continuité dans les processus historiques. La dichotomie qui est classiquement opérée entre lectures « continuistes » et « discontinuites » révèle le caractère unilatéral des approches historiennes canoniques ; la dialectique rupture-continuité demeure muette au regard du vacarme sans épaisseur provoqué par des campanilismes obtus. « Temps long » et « temps court », ruptures logiques, contextuelles et continuités matérielles, pratiques, doivent être analysés conjointement ; les phénomènes changent et sont remodelés, reconfigurés, recomposés, reformulés par les contextes sociaux dans lesquels ils se manifestent. Dans le cas de la race et du racisme, la rupture se loge dans le champ sémantique de l’immutabilité biologique. Antérieurement au « grand basculement », il y avait bien des discriminations que nous qualifierions aujourd’hui de « racistes », le sort qui fut réservé aux Juifs en est l’emblème, mais elles n’avaient pas pour fondement des différences biologisées. Le contenu de la race, a fortiori du racisme, se construit dans le temps long, sa forme moderne prenant racine dans le contenu des discriminations antérieures ; il n’y a toutefois aucune identité entre discriminations précapitalistes et capitalistes. L’esclavage est en cela paradigmatique : alors qu’il était endémique en Europe avant le xv-xvie siècle, il devient une condition préalable au capitalisme, lors de « l’accumulation initiale », pour finalement devenir un moment de la totalité capitaliste, prendre une qualité nouvelle, se transformer en objet duquel sourdent les réflexions sur la différence au cours du grand basculement.

Dans son ouvrage-somme, Sylvie Laurent ne saisit que la « continuité », qui se dissout dans son absence de réflexivité, c’est-à-dire dans l’absence de mouvement dialectique rupture-continuité, qui préciserait les termes en jeu – la continuité ne peut se définir que dans son rapport à la rupture. Nous l’avons déjà vu, Sylvie Laurent n’est pas à même de saisir, d’une part, les ruptures historiques, et leur nature, qui ont mené au basculement du rapport féodo-ecclésial au capitalisme et, d’autre part, les différentes périodes au sein du capitalisme : son analyse manque de relief… et d’analyse.

Le racisme moderne [179], bien qu’il prenne lui-même sa source dans le concept moderne de race, reste toutefois inscrit dans la continuité historique, « qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines » ; le racisme prolonge des formes de discrimination antérieures, il en est la continuation par d’autres moyens. Par exemple, alors qu’avec la transition du système féodo-ecclésial au capitalisme nous passons d’un antijudaïsme théologique à un antisémitisme biologique (rupture), il reste que ce dernier intègre des éléments de ce premier (continuité), s’en différenciant pourtant qualitativement [180]. Dans ce court énoncé, nous proposons les prémisses d’une approche du problème de l’histoire, qui n’est là que trop partielle et par bien des aspects caricaturale, la continuité devant elle-même être ressaisie réflexivement dans la rupture [181] – nous achoppons là sur des questions épistémologiques et gnoséologiques qui débordent le cadre et la sobriété affichée du présent texte.

Nous l’avons déjà écrit, nous le rappelons – car au moins 500 pages nous séparent de cela avec l’autrice du livre que nous « commentons » : il s’agit de mettre au centre de l’analyse le problème de la différence, de l’ambivalence, de la rupture, du non-identique, etc., qui se pose dans le procès historique – en deux-trois mots, il s’agit de s’immerger dans le mouvement dialectique général-particulier et rupture-continuité. Au-delà du racisme anti-« Noirs » et de l’esclavage, d’autres discriminations et exclusions, présentes au sein d’un même maillage social, d’une même totalité concrète, doivent être étudiées conjointement ; il est donc essentiel d’aborder, dans un même souffle, les questions des discriminations et des racismes à l’égard des Juifs, des « Tsiganes », des « existences ballast », des « pauvres », etc. Cette dernière catégorie est brièvement abordée par la citation de propos tenus par Hegel, qui préconisait la « déportation des pauvres » dans les colonies [182], sans qu’aucune analyse ne soit proposée par Sylvie Laurent. Or, le rapport entre racisations « interne » et « externe » offre un champ privilégié d’analyse des déterminations de la race – ainsi que de sa transversalité dans notre contexte social. Dès lors, la catégorie sociale de lumpen doit être reconnectée à une certaine métaphysique de l’Histoire : il était fréquent, pour ne prendre qu’un exemple, de qualifier les colons eux-mêmes de barbares, de « rebuts de la société bourgeoise » [183].

La rupture et la continuité doivent aussi être étudiées au sein de la configuration historiquement spécifique du rapport-capital, toujours compris en tant que processus historique ; le « niveau de socialisation », mondialisé, et sa dynamique historique, qui reste géographiquement brisée, ne doivent pas être occultés. En d’autres termes, l’histoire « universelle », l’examen de cette « unique catastrophe » qu’est l’histoire du rapport patriarcal-capitaliste, doit laisser la place à l’asynchronisme historique, au synchronisme négatif ; le récit de Robinson Crusoé est aussi le récit de celui-là [184], qui ne se réduit pas à l’accaparement des terres et de la force de travail « gratuite ».

Nous l’avons déjà fait remarquer, l’esclavage était endémique en Europe avant 1492, a fortiori avant la « marche en soi » du capital ; pourtant, il n’y avait pas de race. De même que les « schèmes d’identification du réel » ou les « épistémès » ont considérablement changé avec la formation du capitalisme puis sa « marche en soi », les catégories modernes ne peuvent pas être immédiatement identifiées aux catégories pré-capitalistes en apparence les plus proches : c’est par exemple le cas de l’argent [185] ou de la religion [186].

La religion, qui apparaît aujourd’hui comme une question de foi, de croyance personnelle, a changé de nature lors du passage du système féodo-ecclesial au capitalisme, ce que remarquait très justement Alain Guerreau, la religion constituant l’un des deux points de sa « double rupture conceptuelle ». Dès lors, chercher une continuité dans le « religieux », indéfini, flou, anhistorique, décontextualisé, qui plus est par l’utilisation de l’étymologie, prête à sourire – on ne peut que se gausser, franchement, de telles « démonstrations » :

Le double élan du missionnaire de 1492 – établir l’empire du Christ au-delà des mers et bâtir un nouveau monde du commerce et de la production de richesses – marque la consanguinité du religieux et du matériel dans la genèse du capitalisme (sic). L’étymologie du terme « capital » l’illustre parfaitement (sic) : caput désigne la tête du bœuf destinée au sacrifice. Dès Colomb et son projet d’acquisitions illimitées au nom de la Providence, christianisme et capitalisme (sic) sont deux transcendances (sic) encastrées l’une dans l’autre (sic) [187]

La rupture est donc ce qui manque fondamentalement à Capital et race  ; les contresens et les anachronismes historiques en deviennent tout simplement « horrifiques ». La conversion, nous l’avons déjà noté, est un des traits récurrents de l’édifice anachronique de Sylvie Laurent. Alors que celle-là était toujours possible en 1492, après la prise de Grenade, comme le signale Sylvie Laurent elle-même, elle aurait pourtant marqué la première étape du processus de racisation qui allait suivre :

Après la prise de Grenade, dernière enclave musulmane, en janvier 1492 – qui exalte le double désir d’unification du territoire espagnol et d’homogénéisation de sa population –, les souverains imposent aux musulmans, qui demeurent encore un temps dans le royaume et aux Juifs de choisir entre le baptême et l’exil. Cette « purification » de l’Espagne chrétienne entraîne ainsi l’antijudaïsme païen et la guerre sainte vers la racialisation. [188]

En ce qui concerne la race, l’absence de « rupture » est « doublement projetée », ce qui résulte en un flou conceptuel paralysant : les catégories biologiques les plus modernes sont projetées dans les temps pré-capitalistes, les prétendues catégories pré-capitalistes – « prétendues » car déjà défaillantes et rétroprojetées – fournissent un champ conceptuel sur lequel se fixer pour « analyser » le capitalisme. La question de ladite limpieza de sangre résume à elle seule cette légèreté théorique [189]. La limpieza de sangre (fin du xve siècle) est en effet intégrée au schéma hypostasié de la race moderne [190]. Il serait autrement plus « judicieux » d’intégrer la limpieza de sangre dans le processus de basculement, pour marquer autant la continuité que la rupture historique ; la race, moderne, les théories raciales, ont pour pilier de soutènement les théories « proto-raciales » [191] et leurs motifs propres, formalisés dans des contextes sociaux distincts, à partir d’arguments et de structures argumentatives rendus eux-mêmes inintelligibles du fait de la rupture conceptuelle propre à la formation de la modernité. Comme l’écrit Wulf D. Hund :

Ce n’est qu’aux xviiie et xixe siècles que ces formes de discrimination [proto-]raciale ont été supplantées par la nouvelle pensée raciale. Cependant, ce processus de racialisation n’a pas simplement remplacé les anciens motifs, mais les a plutôt intégrés dans les nouveaux stéréotypes. [192]

La race biologique est le fruit d’une rencontre contingente entre des rapports sociaux féodaux inégaux et stratifiés en décomposition, la généralisation du rapport salarial et le développement de la biologie moderne. Des préjugés, la constellation « raciste », qui comprend la diabolisation, la contamination, la barbarisation, l’animalisation, etc. [193], qui s’originent par exemple dans des querelles théologiques, des pratiques discriminatoires ou des éléments de différenciation, comme la limpieza de sangre, sont, au sein du continuum historique, remobilisés et prennent, dans un contexte social nouveau, une signification sociale nouvelle. Le sang de la limpieza de sangre était la représentation d’un ordre divin, l’expression mondaine d’un ordonnancement du monde déterminé par un principe transcendant ; il ne relevait donc pas du champ sémantique de la race moderne et de l’hérédité biologico-génétique qui y correspond :

Le discours sur le sang, bénéfique ou pernicieux, était omniprésent [au Moyen Âge]. Et bien que son vecteur fût somatique, sa source et son objectif étaient métaphysiques. La lutte éternelle entre le bien et le mal s’était infiltrée dans le sang des individus, des congrégations, des villes, des monastères, de la cour et de l’Église ; et le corps politique était exposé à la contamination et à la perversion. [194]

La rupture dans la continuité et la continuité dans la rupture, pour le dire simplement, ne sont pas étudiées par Sylvie Laurent ; l’absence de tout concept de contexte socio-historique l’en empêche. L’étude, par l’autrice, des Juifs et de l’antisémitisme offre un cas quasiment idéal-typique de cette absence. En quelques pages, Sylvie Laurent va réduire l’antisémitisme à sa « fonction économique » [195] ; il résulterait de l’association entre capital et Juifs, au xve siècle (!!), au moyen d’une « argumentation théologique » [196], d’une « justification théologique des activités économiques » [197], visant à justifier un proto-impérialisme.

Étant dans l’impossibilité de faire une critique systématique des assertions de Sylvie Laurent, notons encore, en quelques mots, que l’autrice ne saisit pas, dans la controverse de Valladolid qu’elle aborde, le passage d’une extranéité, d’une « étrangeté » (Guillaumin) à une différence à l’intérieur même de l’humanité, ce qui a des conséquences profondes pour la redéfinition du sujet et de son Autre, de la déshumanisation, de l’être-homo-sacer (Scholz). La question du passage de la transcendance (rapport de « relation à Dieu ») à une immanence paradoxale (transcendentalité du rapport-valeur-dissociation) et ses répercussions sur le sujet ne sont évoquées que très superficiellement [198]. Semblablement, la subjectivité coloniale, le dressage au travail [199], la « disciplinarisation », la psychologie du colonisé [200], etc., ne sont que très partiellement et incomplètement approchés.

Pour revenir à l’antisémitisme, Sylvie Laurent note bien que les tropes antisémites « traversent l’ensemble du spectre politique » [201] ; c’est précisément ce qui doit être étudié, i.e. ce processus de racisation qui traverse la société dans son ensemble. Saisir l’articulation entre antisémitisme et capitalisme [202] suppose d’étudier plus avant l’antisémitisme à gauche, chez les socialistes utopiques, chez Proudhon, pour lequel les Juifs représentent le capital « financier » improductif et sont en cela des « parasites destructeurs de l’Europe » [203], la « mauvaise queue » du capitalisme ; il faut, pour cela, s’aventurer plus avant dans l’analyse du « populisme productif » [204], du producèrisme [205]. Nous retrouvons chez Marx lui-même, pas très « loin de ces outrances » [206] de Proudhon et de Toussenel, lui qui qualifie, dans sa correspondance, Lasalle de « nègre juif », les oppositions, modernes, entre travail et argent, entre existence individuelle et essence générique [207], deux des nœuds argumentatifs de la pensée antisémite et des schèmes de pensée du populisme productif [208]. Finalement, l’analyse socio-historique mettrait au jour qu’il n’y a pas d’« affinités électives » entre « capitalisme et judaïsme (sic) » [209] ; l’examen de l’antisémitisme (moderne) requiert toutefois de reconsidérer la place des « Juifs » dans les échanges commerciaux médiévaux au prisme des différents contextes socio-historiques et de la transition entre eux – ce qui est absent de la majorité des analyses.

Le problème de la dialectique entre rupture et continuité est aussi celui du « modèle de l’archaïsme » [210]. En effet, comme cela doit à présent paraître évident à nos lecteurrices, la race, le sexe, et respectivement le racisme et le sexisme, ne sont pas, dans le capitalisme, des archaïsmes ou des « non-contemporanéités [Ungleichzeitigkeit] » (Bloch). Sylvie Laurent soulève la question, en affirmant que Montesquieu et Voltaire « s’emploieront à conceptualiser l’empire et la traite négrière comme des anomalies ou des anachronismes du capitalisme moderne, alors qu’ils constituèrent les conditions de sa possibilité. » [211] – ou plutôt, ce que nous avons démontré, le capitalisme en action. Une fois encore, Sylvie Laurent reste aveugle aux écrits archaïsants de Marx et Engels [212] ; toutefois, c’est bien la transversalité de ces modèles de pensée, leur « origine » commune, qu’il faut analyser.

L’autrice préfère tordre les propos de Marx plutôt que d’admettre qu’il saisit l’esclavage comme une étape dépassée de l’Histoire universelle. Cela explique que, pour Marx, l’esclave n’est pas un sujet révolutionnaire [213] ; Marx ne trace aucun parallèle entre l’esclave et l’ouvrier, malgré ce que Sylvie Laurent décèle dans quelques passages de ses textes, notamment lorsqu’il écrit qu’il y a une « synchronie et non une diachronie entre l’esclavage et le capitalisme » [214]. Sylvie Laurent rapporte « l’esclavage dévoilé du Nouveau Monde » à « l’esclavage voilé des salariés d’Europe » dans un mouvement d’identification anhistorique, qui est justifié par une lecture parcellaire de l’œuvre de Marx, ainsi que sur une philologie exégétique qui laisse libre cours à l’interprétation cabalistique [215]. Cette difficultueuse lecture de Marx a de quoi surprendre quand, dans le même ouvrage, Sylvie Laurent signale, très justement, que Marx ne discerne dans les colonies américaines « que l’antichambre du capitalisme » et qu’« il ne formalisa pas la colonisation du monde extra-européen dans la dynamique du capital. » [216]

Les analyse de discours sont fondamentales, la production écrite d’une époque étant le matériau historique par excellence, mais elles doivent laisser de la place aux ambivalences, aux tensions, aux contradictions. Ainsi, pour ce qui relève de la question de la compatibilité entre esclavage et capitalisme libéral [217], la supposée incompatibilité proclamée par quelques penseurs libéraux ne fournit pas d’analyse en soi ; les rapports sociaux sont traversés par des contradictions qui ne peuvent être analysées qu’au moyen d’une théorie du procès d’ensemble qui intègre celles-là dans son cadre conceptuel même.

Par endroits, Sylvie Laurent dépasse le « lieu commun » de l’esclavage comme « archaïsme » : « contrairement au lieu commun, le Sud agraire de l’esclavage n’était pas une rémanence féodale provincialiste mais un espace régional dévoué à la modernisation, au progrès technique et à l’intégration dans les circuits mondiaux du capital. » [218] Bien que l’esclavage soit saisi dans sa connexion avec le capitalisme, qu’il ne soit pas, ici, identifié au féodalisme, i.e. à l’esclavage médiéval, ce n’est finalement que par sa réduction au concept de travail (ontologisé), à l’« exploitation du travail » et à l’« accaparement » de celui-ci, transformé en « valeurs monétaires » [219] ; une fois encore, nous retrouvons, chez Sylvie Laurent, la « continuité » sans la rupture, ou, pour le dire avec Robert Kurz, « le sourire du chat sans le chat » [220] – l’archaïsme est toujours présent, en creux, dans les anfractuosités d’une histoire démembrée, arasée, aplanie, déshistoricisée. Il est alors impossible de mener une critique conséquente du « modèle de l’archaïsme » [221] ; seule une théorie de la transition, qui fait sienne la dialectique rupture-continuité, est à même de nous fournir des outils suffisamment affutés pour ce faire.

Cela saute particulièrement aux yeux lorsque Sylvie Laurent passe de l’autre côté du miroir et fait siennes les analyses de Philippe Colin et Lissel Quiroz [222] : « ‘‘Assignés à la position périphérique de pourvoyeuse de matières premières’’, les pays de l’Amérique ibérique voient toujours leurs populations paysannes, noires et indiennes, soumises à ‘‘une seconde féodalisation néocoloniale’’ qui les exploite et les dépossède structurellement. » [223]. Après avoir dénoncé, çà et là, de manière doucereuse, le « modèle de l’archaïsme », Sylvie Laurent retombe dans le rabbit hole de la « régression historique », i.e. de la « reféodalisation » archaïsante [224] – le sourire du chat sans le chat.

Enfin, la focalisation sur la figure de Colomb ensevelit la rupture, qui est intervenue à la fin du xviiie siècle, sous des plâtras d’histoire liés entre eux par de triviales anecdotes : « Les conséquences de la rupture épistémique provoquée par les considérations de Colomb sur la carnation des indigènes sont majeures, tant la couleur de la peau est considérée comme l’indice de la valeur organique de l’individu, le reflet de ses humeurs internes. » [225]. La « rupture épistémique majeure », pour la définition de la « race moderne », est intervenue bien plus tard, avec la révolution buffonnienne [226] – voilà la thèse que nous défendons. Stipuler que c’est « l’exceptionnel vivier d’espèces et de plantes que l’Amérique offre au regard du savant européen » qui « brise les croyances établies » et fait alors « renoncer à la fixité des espèces biologiques » [227] relève au mieux d’un lyrisme romantique, incise picturale inattendue dans un texte théorique « dense », au pire d’une cécité théorique élevée au rang de modus operandi. Prétendre que l’« exubérante nature américaine » [228] est à l’origine des théories raciales, c’est se départir de toutes les études historiques, faire fi des contextes socio-historiques et plus prosaïquement négliger les récits des nombreux explorateurs écrits entre le xve et le xviiie siècles [229]. Plus généralement, nous l’avons déjà relevé, Sylvie Laurent arase les différences ; le parallèle qui est fait entre le génocide des Hereros et des Namas et celui des Juifs d’Europe, au moyen du thème de la « race improductive » [230], délaisse et l’approche historienne et l’approche critique du capitalisme : ne reste plus qu’une mere homologie sans relief.

Vers une théorie matérialiste de la race : fétichisme et socialisation négative

Nous l’avons vu, l’absence de théorie générale du rapport social ne permet pas de saisir adéquatement, dans une perspective historique, le couple que forme race et capital. C’est la raison pour laquelle Sylvie Laurent ne peut pas aboutir à une théorie matérialiste de la race, restant bloquée dans l’ornière de la théorie de l’action (approche internationaliste), qui n’est que benoîtement contrebalancée, par endroit, par l’usage de théories de la structure, se rapportant « en dernière instance » à la sphère économique [231] ; ces deux modèles théoriques vont jusqu’à être soudés dans un seul et même énoncé : « Il importe pour Fanon de rappeler que l’histoire de la domination raciale ‘‘est d’abord, économique’’. La haine du Noir, névrose blanche, n’est pas spontanée ou naturelle, elle est enracinée dans les impératifs économiques du capitalisme, depuis la traite négrière jusqu’au néocolonialisme d’après les indépendances. » [232] 

Une histoire matérialiste de la race doit partir de la synthèse sociale, de la totalité concrète et « brisée » dont la « pratique de la race » (Guillaumin) ne peut être soustraite ou considérée comme secondaire ; il ne s’agit pas seulement d’idéologie ou de « névrose » dérivables d’« impératifs économiques », mais d’un rapport social dans lequel la race existe matériellement. Prenant pour point de départ les rapports existants, il faut faire l’hypothèse que la race est essentielle à la reproduction de la synthèse sociale, en tant que rapport d’inclusion-exclusion elle en est aussi l’essence ; dans le rapport patriarcal-capitaliste, l’exclusion ne s’oppose plus à l’inclusion dans une communauté définie par l’appartenance à l’ecclesia, exclusion et inclusion sont, à présent, dialectiquement intriquées [233]. La race existe socialement (tout comme le sexe/genre) et ne hante pas seulement quelques esprits malades ; ce que confirment les accès de violence, quotidiens, banals, la violence verbale pouvant glisser sans frottements jusqu’à l’extermination pure et simple [234]. Il s’ensuit que la race n’est pas une simple « expression politique » [235] ou une « rationalisation et [une] technique de pouvoir » nécessaire à l’exploitation [236]. C’est le rapport social capitaliste et ses contradictions intrinsèques, en conjonction avec les productions intellectuelles critiques de ses premiers temps, qui produisirent alors, et reproduisent aujourd’hui, la race, qui apparaît dans un concret paradoxal qu’il s’agit d’explorer ; plus qu’une rationalisation ex post [237], la race est une réalité (sociale) matérielle.

Nous l’avons évoqué, c’est au cours de l’« accumulation initiale » [238] et au sein de la société esclavagiste en voie de mondialisation du xviiie siècle que se forme le concept moderne de race. Cette proposition, largement partagée, notamment par Sylvie Laurent, s’accompagne communément de l’occultation de la rupture qualitative d’avec les sociétés pré-capitalistes qui intervient au cours de cette période ; la spécificité de l’esclavage dans la charnière historique de l’accumulation initiale est alors manquée. D’une part, les modèles antiques ou médiévaux de l’esclavage sont plaqués de manière anhistorique sur l’esclavage de l’accumulation initiale, ce qui ne permet pas de saisir la co-émergence, objective et subjective, du travailleur salarié et de l’exclu racisé :

Les développements conjoints du capitalisme et du colonialisme ont non seulement donné naissance à une nouvelle catégorie sociale [social character], celle de travailleur salarié, mais ont également engendré une nouvelle version sociale de l’esclave, sous la forme d’un exclu [outsider] racialisé. [239]

D’autre part, résultat de cette même défaillance historienne, l’esclavage est compris en tant que rapport de production archaïque, existant en marge d’un capitalisme naissant ; l’essence capitaliste de cet esclavage nouveau est occultée par l’« individualisme méthodologique » [240] : l’esclavage n’est pas un système isolé, situé dans l’érème du mode de socialisation capitaliste, hermétique à ce dernier [241]. En effet, la colonie et l’esclavage, dans un rapport de production déjà capitaliste, étaient d’une importance capitale pour la reproduction de la force de travail, et plus largement pour la structuration et la reproduction de nouvelles relations sociales :

L’esclavage, en tant que marchandisation des êtres humains, constituait un réseau international caractérisé par une division du travail et une coopération subdivisée en plusieurs activités : financement, chasse, stockage, assurance, transport, publicité, vente, élevage, surveillance, punition et autres occupations. [242]

L’esclavage, en tant que dissocié de la valeur, ne pouvant donc être réduit à la seule catégorie de travail, a historiquement constitué la condition préalable à la « marche en soi » du sujet automate – la persistance de la race, dont la naissance est mêlée à ce moment historique singulier du rapport-capital, son inscription dans les linéaments de la synthèse sociale, en « lettres de feu et de sang », indélébiles, est, de façon déterminante, ce qui doit être étudié.

L’histoire au cours de laquelle s’est développé le capitalisme, en tant que système-monde, dont l’épicentre était initialement l’Europe, explique pour partie (le contingent ne doit pas être éliminé) l’« asynchronisme historique » ou la « synchronie négative » (histoire universelle réelle) propre au rapport de valeur-dissociation [243]. La race ne peut être traitée indépendamment de la dynamique historique du principe de valeur-dissociation, c’est-à-dire indépendamment de l’accumulation initiale, de la « modernisation de rattrapage », puis de l’« effondrement de la modernisation » [244] et de la crise de la valeur et du patriarcat, qui ont façonné une géographie brisée du capital. Des espaces à faibles rendements, dédiés à l’extraction de matières premières côtoient des espaces à hauts rendements d’extraction de survaleur, pour un même niveau de socialisation mondialisé. La philosophie de l’Histoire des Lumières offrait un cadre d’interprétation qui permettait de réinscrire ces différences apparemment paradoxales dans une unique Histoire universelle, découvrant alors sous de prétendues arriérations civilisationnelles permanentes des déterminants biologiques.

Alors que dans les sociétés pré-capitalistes la « race » définissait des positions sociales, elles définissent dans le capitalisme des groupes racisés différents biologiquement ; la biologie est le support sémantique réel, historiquement déterminé, de la différence dans le capitalisme. Les rapports sociaux capitalistes, dans lesquels le principe transcendant féodo-ecclésial est « ramené » sur terre, pour apparaître de manière paradoxale dans les produits du travail, ces « choses sensibles suprasensibles » dont parle Marx dans le chapitre sur le « fétichisme de la marchandise » [245], qui médiatisent des relations entre producteurs, sont réifiés. La biologie participe de cette redéfinition du sujet bourgeois réifié, de cette existence paradoxale du sujet du rapport-capital qui n’y est plus inséré que par le biais de sa production. La redéfinition, qui apparaît comme une rupture « universelle », doit cependant être examinée au prisme de la dialectique rupture-continuité, qui laisse la place à la tension, aux ambivalences, au « non-identique », au particulier, etc. ; cet examen de l’objet « dans son contenu » oblige à la différenciation conceptuelle : tout sujet du rapport-capital, dont l’étalon est le mâle-occidental-blanc, n’est pas pareillement un outsider réel – bien que le sujet bourgeois soit précisément défini par son exclusion en puissance, la dialectique inclusion-exclusion constituant, en effet, le nomos de la société patriarcale-capitaliste [246]. Ici aussi il s’agit de ne pas délaisser la dialectique abstrait-concret et général-particulier. Dans ce cadre analytique déterminé, dans lequel la dialectique rupture-continuité trouve toute sa place, nous pouvons affirmer, en citant Du Bois, que la racisation, au moins dans le cas des « Noirs », résulte bien de l’« épidermisation d’une domination accumulée » [247], pluriséculaire [248].

Dans le rapport patriarcal-capitaliste, la position sociale de l’esclave n’est plus déterminée par un ordre transcendant comme dans le rapport de « relation à Dieu » féodo-ecclésial ; l’esclave est socialement déterminé dans son être même, interprété en termes d’immutabilité absolue, c’est-à-dire en termes biologiques et héréditaires : de par son inclusion dans un mode de socialisation, l’esclave en est exclu. Élément essentiel de cette « socialisation négative », comme la qualifie Wulf D. Hund, l’esclave est l’incarnation paradoxale du non-sujet par excellence. La réification des rapports sociaux, la contradiction – historique et matérielle, i.e. réelle – qui leur est inhérente, est à la racine de la race et du racisme :

Tout racisme tire son énergie des tensions sociales. Il ne découle pas d’une peur de l’étranger ou d’une défense contre les autres, mais des apories d’une socialisation [societalization] antagoniste, dont la négativité est à double tranchant. Même s’il génère de la cohésion sociale par la discrimination envers les exclus [outsiders], ce processus d’inclusion par exclusion implique également une menace pour les classes inférieures. Leurs membres sont soupçonnés d’être eux-mêmes inférieurs. [249]

La cohésion sociale, guidée par une « pseudo-identité » [250] des individus composant le « groupe majoritaire » (Guillaumin), elle-même en tension et fluctuante, dans une certaine mesure instable, pouvant être redéfinie à l’intérieur même du groupe social « majoritaire », a pour principe l’inclusion par exclusion [251]. La frontière entre « inclusion » et « exclusion » est mouvante, elle sépare des groupes dont la détermination réciproque, le lien dialectique, est asymétrique [252] ; la « pureté/purification » et la « souillure » définissent une frontière semi-perméable, comme l’écrit Wulf D. Hund à propos du castéisme indien :

Dans cette relation, la pureté et l’impureté constituent […] un système résolument dichotomique d’une distance sociale prétendument inviolable, avec d’un côté une purification possible et de l’autre une pollution indélébile. [253]

Le caractère paradoxal de cette synthèse sociale bourgeoise était perçu par les philosophes des Lumières eux-mêmes, des contractualistes à Kant, ce dernier ayant conceptualisé ce qu’il qualifie d’« insociable sociabilité [ungesellige Geselligkeit] ». Cette contradiction interne au projet des Lumières, que Pierre van den Berghe nomme la « dichotomisation des Lumières » [254], prend la forme d’un régime politique, la « démocratie Herrenvolk », d’un système philosophique, la métaphysique de l’Histoire, et d’un ordre juridique [255].

Sans que nous puissions nous étendre ici sur ce point, faisons remarquer que la crise du capitalisme n’est pas seulement celle de la valeur, la contradiction en procès est une valeur-dissociation en procès qui ne se réduit pas à la seule sphère productive, abstraction faite de ses conditions préalables ; le concept de socialisation (doublement) négative, contradictoire, permet de préciser la dynamique de la contradiction en procès et d’en saisir la dimension de race, fondement « biologique social » de la société patriarcale-capitaliste.

La racisation du social, consubstantielle aux Lumières et à la rupture conceptuelle portée par elles, qui s’est depuis déployée et différenciée, n’entraîne pas nécessairement d’hostilité à l’égard des groupes constitués. Il est primordial d’étudier les différents racismes dans leurs hypothèses fondamentales, l’antisémitisme n’étant pas l’antitsiganisme, le racisme envers les « Jaunes » n’étant pas celui à l’endroit des « Noirs », la racisation du lumpenprolétariat n’étant pas la racisation des personnes en situation de handicap ; une telle différenciation n’exclut toutefois pas leur rattachement à la synthèse sociale et à son principe racial, point nodal de la socialisation négative patriarcale-capitaliste. La différenciation conceptuelle et la recherche des médiations est essentielle pour une critique de la valeur-dissociation. On ne peut pas trouver les raisons de la race ou dériver le racisme d’un principe premier économique abstrait. [256] Une telle critique suppose de ne pas universaliser les racismes européens, mais bien plutôt de s’intéresser aux racismes non-européens et à leur histoire, que ce soit, par exemple, au Rwanda [257], au Mali [258] ou en Inde [259], dans lesquels la différence demeure racialisée.

L’analyse de la race et du racisme ne peut être qu’une analyse conjointe et différenciée des différents racismes et de la race, comprise en tant que principe fondamental de socialisation. Par exemple, le Juif est, dans la représentation raciste, l’individu sur-civilisé, déraciné, il peut être sale, il ourdi un complot, il est identifié à la sphère de l’argent, à la finance internationale (« juiverie internationale »), à la dimension apparemment abstraite et pernicieuse du capital ; le juif est fondamentalement un « parasite improductif » (Toussenel) [260]. Le « Tsigane » lui est proscrit, il est « l’homo sacer par excellence » (Scholz), incarnation de l’oisiveté, de la rétivité au travail et est l’idéal-type de l’« asocial » [261]. Les personne en situation de handicap sont, elles, des « existences ballast », improductives, superflues et à éliminer, autant pour assainir la race que pour « comprimer les coûts » en temps de guerre [262]. Les nouvelles formes de racisme doivent aussi être traitées, par exemple le racisme anti-« migrants », dans lequel les « migrants » représentent un sous-développement pathologique du « capital national » et un risque de contamination [263]. Le « sous-développement » est pourtant consubstantiel, historiquement, à la « marche en soi » du capital en tant que procès social global ; la stratification sociale et « géographique » est inhérente à cette histoire de subsomption réelle universelle de la valeur-dissociation.

En outre, nous l’avons déjà évoqué d’une phrase, la critique de la valeur-dissociation doit mettre au centre de son analyse différents niveaux, domaines, moments, différentes sphères et dimensions :

[…] la critique de la valeur-dissociation renonce à toute affirmation d’un principe premier. Une théorie critique de la valeur-dissociation, en tant qu’elle insiste précisément sur une pensée de la totalité brisée, doit faire reconnaître des dimensions différentes, comme les niveaux matériel, culturel-symbolique, socio-psychique, donc les niveaux micro, méso et macro […], ainsi que les dimensions globale et locale. Elle conçoit ces dimensions à la fois comme articulées entre elles et comme des dimensions pour soi […] et elle doit maintenir la tension, tout en la mettant en évidence dans ce contexte-là, entre les niveaux général et particulier. [264]

En d’autres termes, les concepts ne peuvent pas demeurer neutres du point de vue du genre et de la race. L’homo sacer doit être spécifié, ce à quoi s’attèle Roswitha Scholz dans son ouvrage Homo sacer et les « Tsiganes », et ne pas rester la simple métaphore, abstraite, vide, sans contenu, que nous retrouvons chez Agamben [265]. Il ne faut pas avoir peur d’explorer les « bas-fonds de l’empirie » (Kant). Dans le racisme cela se manifeste sous la forme de salaires moins élevés, de « la crise des migrants », d’un « salaire de la blanchité » [266] et d’un « capital symbolique raciste ». La théorie ne doit pas être figée et doit se renouveler avec son objet, la « race » et le racisme évoluent dans la post-modernité : le parachèvement de « l’individualisation » et l’hybridation des identités, l’être « flex » et « smart », percute la « barbarisation des rapports sociaux » (Scholz) et la dissolution affirmative d’identités qui tournent à vide. Enfin, les disparités économiques, la paupérisation, le lumpenprolétariat, les pauvres, les vagabonds, les marginaux, les personnes en situation de handicap, etc., toutes ces catégories dans l’ombre du « triangle noir », doivent être intégrées à notre analyse, sans se dissoudre dans des déterminations purement abstraites ou un cadre théorique rigide. Dans ce contexte, en particulier, il convient de ne pas faire l’impasse sur les théories eugénistes et socio-darwinistes de penseurs « progressistes », socialistes ou marxistes.

Sylvie Laurent met en évidence que la figure de l’« esclave-marchandise » [267] et la « fongibilité » [268] (réelle) de l’Autre traversent les récits coloniaux. Ces éléments peuvent être rapprochés de la « triade de l’inversion des relations sociales » identifiée par Wulf D. Hund :

Par l’esclavage, ses victimes étaient objectivées comme des biens mobiliers, des « biens meubles [chattel] », déshumanisées comme des sous-humains, tels du « bétail », et économisées comme faisant partie des investissements des planteurs, du « capital ». Cette triade sémantique était l’expression linguistique d’une relation sociale inversée. [269]

Cette inversion, qui consiste à « transformer une relation sociale en caractère naturel » [270], définit ce que Marx appelle le fétichisme. Cette « naturalisation » des rapports sociaux en est aussi l’autonomisation [271], ce qui explique que la race est « un phénomène qui continuera de fonctionner largement indépendamment de la […] volonté […] des seuls individus. » [272]. Le fétichisme est cette tension se faisant jour dans la dialectique abstrait-concret ou général-particulier.

Le racisme et le rapport de race participent de la constitution de la subjectivité bourgeoise ; le racisé non-sujet, en plus d’être le support de la « projection pathique », de la peur de déclassement – lui qui représente le déclassement congénital, héréditaire, objectivé, « sur ses pieds » – est l’incarnation de l’absence de liberté matérielle, le vécu concret, la pure vie biologique, contrepoint de la liberté idéale, de l’abstraction, de l’aliénation volontaire du mâle-occidental-blanc. Les travaux de Frantz Fanon, qui portent sur la réification « psychologique » de l’individu et plus largement sur sa subjectivité, sont, comme le rappelle Sylvie Laurent [273], d’une grande valeur. Fanon « distend » l’analyse marxiste et dépasse la dichotomie base-superstructure en vue de saisir la société coloniale dans ses dimensions psychologiques. Reprenant ses analyses, et (malheureusement) son économicisme latent, Sylvie Laurent remarque que :

[s]i la raison d’être des Africains sur le sol des États-Unis fut certes leur exploitation économique, leur rôle social et politique dans la constitution de l’État américain et la formation de la subjectivité d’une société dominante blanche, fit de la race un capital symbolique et politique primordial. [274]

Sylvie Laurent le constate, « la matérialité du racisme est résiliente » [275]. Les rapports raciaux sont inhérents à la dynamique historique de la valeur-dissociation, c’est-à-dire qu’ils la structurent matériellement et participent de la reproduction de sa « matrice a priori » (Kurz) ; la race structure de manière centrale le principe de synthèse sociale du patriarcat producteur de marchandises.

Race et capital aujourd’hui : l’avenir d’un passé incertain

Pour prestement en finir avec l’ouvrage de Sylvie Laurent, nous sommes navrés de constater que les instruments conceptuels éméchés utilisés ne sont pas à la mesure de l’ambition affichée ; nous sommes face à une « théorie » aux petits pieds, une olla podrida de privatdozent, une capilotade recuite avec de bons et de mauvais morceaux – car certaines propositions restent pertinentes, malgré tout –, mais la soupe est globalement fade, les mauvais morceaux faisandant, malheureusement l’ensemble. L’ouvrage est grevé, dans toute son épaisseur, dans le généreux empan temporel parcouru, d’approximations, théoriques et historiques ; la « théorie » elle-même est transformée en facts [276], en bruyante ferraille « théorique ». Nous n’avons pas la place ici d’en proposer la critique « juxtalinéaire » qui paraîtrait pourtant nécessaire. « La dissipation des illusions et des légendes » [277], appelée de ses vœux par Sylvie Laurent dans l’explicit de sa somme, devait, avant tout, prendre pour objet son essai « théorique » lui-même.

Aujourd’hui, alors que le capitalisme se « déglingue » [278], nous observons un retour des discours « racistes biologiques », qui visent différents groupes minoritaires, que ce soit au Royaume-Uni avec Tommy Robinson et ses manifestations anti-migrants ou aux États-Unis d’Amérique avec l’administration Trump et ses affidés. Nous l’avons vu, si ces discours resurgissent, s’ils sont remaniés et actualisés, la signification sociale de la marque biologique demeure la matrice réflexive de la différence dans la modernité patriarcale-capitaliste. Alors que le suprémacisme blanc semble être le dénominateur commun à tous ces discours, les contours de la « race des seigneurs » restent flous, au cœur d’âpres discussions [279] – il est évident, dans ce cas, que la « blancheur » est une unité sémantique discriminante socialement qui ne se rapporte pas uniquement à la couleur de la peau des individus. Aux États-Unis d’Amérique, les « wokes », les « intellectuels », les « trans », les « gays », la « Cathédrale » (Curtis Yarvin), la « démosclérose » (Nick Land) [280], etc., sont racisés : la différence biologique contamine la « blancheur », elle est alors repérable au tempérament, aux positions morales et aux choix politiques ; le franchissement de la frontière définissant l’altérité, l’extranéité, espace depuis lequel tout retour à l’Herrenvolk est impossible, est, dans le contexte de crise et de barbarisation des rapports sociaux que nous connaissons, toujours plus aisé.

Au cours du développement du rapport patriarcal-capitaliste, dans le « capitalisme tardif », l’inscription biologique de la différence sociale n’a pas disparu ; elle s’est tapie, après 1945, dans l’ombre des millions de morts de la Shoah, du Samudaripen [281] et de l’Aktion T4 [282]. Il est aujourd’hui indispensable d’admettre que les politiques raciales d’extermination nazies et la « découverte » de l’étendue de leur mise en œuvre en 1944-1945, ne marquent pas une rupture dans la pensée raciale : l’hygiène raciale était enseignée dans les écoles de médecine suisses jusqu’en 1945 [283], l’internement forcé des pauvres et des « déviants » dans des maisons de travail a perduré jusqu’en 1981 en Suisse, la stérilisation forcée des personnes en situation de handicap à toujours cours dans 14 pays de l’Union Européenne [284], etc.

En revanche, on remarque une réapparition, selon des formes renouvelées, de politiques qui revêtent les oripeaux décatis du darwinisme social et de l’eugénisme, c’est-à-dire le retour à des pratiques raciales (explicites) légalement encadrées. Aux États-Unis d’Amérique cela passe, par exemple, par des politiques de démantèlement de l’« État social », l’arrêt de l’« aide au développement » et aux programmes humanitaires (USAID) à destination des pays les plus défavorisés, un désinvestissement de la recherche biomédicale publique et une abrogation des lois portant sur l’obligation vaccinale. Le mouvement MAHA (Make America Healthy Again) n’est pas qu’une simple émanation clownesque du mouvement MAGA (Make America Great Again), dont Robert Kennedy Jr. serait le nez rouge : il en est une des doctrines « biologiques » [285]. Dans le contexte états-unien, les orientations [286] socio-darwiniste (libertarianisme, absence d’intervention étatique) et eugénistes (positif ou négatif, via l’intervention de l’État) semblent s’opposer [287] ; pourtant, elles co-existent, s’amalgament et président à des pratiques de ségrégation, de discrimination et de classement des corps qui se recoupent dans leur recours au « signe de la permanence », à l’immutabilité somato-biologique – et donc dans leur horizon exterminateur.

Alors que l’auto-valorisation de la valeur butte sur ses limites interne et externe, que les ratés secouent de plus en plus ceux qui sont encore dans l’habitacle, la question de la définition de la Volksgemeinschaft productive se fait plus pressante. L’idéal de l’universel positif, de la « perfectibilité », que nous retrouvions dans la pensée des Lumières, est remplacé par un « universel négatif » [288], une peur de la décadence sans doublure ; l’entreprise d’assainissement de la société, de purification du « corps social », le hard reboot [289] apparaît inéluctable – celle-ci serait la seule à même de faire advenir un « nouveau » Golden age, un « nouveau » compromis productif, un « nouveau » Reich de mille ans. Que cet avenir au goût de passé fantasmatique hante les esprits apparemment les plus « divers », sur le plan politique, a de quoi nous glacer le sang.

L’extermination est suturée sans cicatrice au quotidien, qui apparaît extérieur : la banalité du mal réside dans la superposition du mal et de la banalité, ce premier surélevant en quelque sorte cette dernière [290]. À cet égard, les récits de retour des rescapés d’Auschwitz rendent compte du passage sans solution de continuité de la barbarie indescriptible à la trivialité de la rationalité bourgeoise [291]. L’immondice ne présente pas sa face immonde avant de frapper, elle s’amalgame à la banalité, elle est quotidienne, elle pénètre la banalité par tous ses pores [292]. Le fascisme, les raids visant les Juifs hier et les « migrants » aujourd’hui, la déshumanisation, le travail forcé, la collaboration [293], l’extermination [294] font parti « de la vie quotidienne » [295]. Le constat que nous pouvons vivre alors qu’une extermination a cours à côté de nous est sinistre et omineux ; les fumeroles pestilentielles, les cendres graisseuses, les dépôts de suifs sur les joints de fenêtre [296] n’éveillent plus la compassion ni l’indignation, encore moins la révolte du « travailleur alerte et concentré », qui doit regarder droit devant lui et ignorer ce qui se trouve à son côté – le « militantisme », quant à lui, est tout au plus devenu une mode vestimentaire, une mise en scène spectaculaire de l’existence vécue. Le cynisme [297] et la résignation [298], l’abdication ordinaire et la pusillanimité sont les maux de notre époque, l’« hédonie dépressive » (Mark Fisher) leur symptôme ; le « gouffre représentationnel » de la post-modernité [299] s’est niché au plus profond de la subjectivité bourgeoise. Le jugement critique doit, pour sa part, consister en la critique impitoyable de tout ce qui existe ; vie condamnée à être mutilée en l’absence d’abolition de l’état de chose existant : « tant sont morts qu’il faut compter parmi les morts ceux qui sont vivants » [300].

« Bé », personnage de roman d’Imre Kertész, pourrait incarner cette critique, à tout le moins en être l’allégorie ; lui, rescapé d’Auschwitz, qui « voulait attraper Auschwitz en flagrant délit dans son quotidien, tel qu’il l’avait vécu » [301], ce personnage qui ne « comprenait pas [que son amante] fasse semblant que le monde n’était pas un monde d’assassins et [qu’elle] veuille [s’]y installer très confortablement » [302], qu’elle veille se rendre à Florence pour sa beauté, alors que « tout appartient désormais aux assassins », Florence appartient aux assassins, sa beauté appartient aux assassins [303] – dans ce monde, nous faisons toujours quelque chose.

L’air qu’il nous faut respirer – air méphitique – est celui du ressentiment et de l’aversion, grandissants, à l’endroit de la marginalité, de l’étranger, de l’improductif ; air saturé par le champ sémantique de la vermine, du parasite : la « France des honnêtes gens », comme l’a déclaré Bruno Retailleau, est opposée au no man’s land des lazzarones, des vagabonds, des chemineaux, des marginaux, « ceux qui ne sont rien ». Certains jours, songeant à Bruno Retailleau, nous avons rêvé d’une gomme à effacer l’immondice humaine. Désormais, quiconque ose déclarer « I would prefer not to », c’est-à-dire énoncer son refus, se voit broder sur le flanc le triangle noir de l’« asocialité » ; triangle noir qui, dans ce mode de socialisation, est synonyme d’incarcération suivie de mort, sans un mot, sans haine, ni passion.

Les « migrants » sont les parias modernes, des sans feu ni loi, racisés comme tels, qui « errent » hors du droit [304], « […] dans les rues ou les avenues de l’Occident, / ils cheminent » [305] ; ils cheminement dans ce qui devient un non-lieu [306] « intérieur », à l’intérieur d’un mode de socialisation dans lequel ils ne sont plus qu’un corps [307], exclu [308]. Ils sont chassés comme des Pokémon par l’administration Trump : Gotta Catch ‘Em All, claironnent-ils. [309] « Tu avais raison. / Les hommes vont oublier ces trains-ci / comme ces trains-là. / Mais la cendre / se souvient. » [310] Les poètes voient au-delà des choses, et celui-ci avait double vue.

La pensée critique ne peut pas continuer à se satisfaire de ses confidentiels échecs ; le monde vécu, la violence quotidienne, à l’égard des femmes, leur écrasement, les violences envers les migrants, ainsi que les disparités socio-économiques doivent être étudiés. La théorie doit « coller » aux reliefs, aux aspérités du réel et des souffrances vécues, tout en maintenant la distinction et l’articulation, dialectique, entre essence et apparence. Viser non pas une théorie de « chef », mais une théorie de « mécontent », qui correspond à l’image que Walter Benjamin se faisait de Siegfried Kracauer :

Aussi notre auteur, comme de juste, reste-t-il pour finir un isolé. Un mécontent, pas un chef. Pas un fondateur : un trouble-fête. Et si nous voulions nous le représenter tel qu’en lui-même, dans la solitude de son métier et de ses visées, nous verrions ceci : un chiffonnier au petit matin, rageur et légèrement pris de vin, qui soulève au bout de son bâton les débris de discours et les haillons de langage pour les charger en maugréant dans sa carriole, non sans de temps en temps faire sarcastiquement flotter au vent du matin l’un ou l’autre de ces oripeaux baptisés « humanité », « intériorité », « approfondissement ». Un chiffonnier, au petit matin – dans l’aube du jour de la révolution » [311]

Un chiffonnier, au petit matin, légèrement aviné – à la théorie « boiteuse », clopinante, ambivalente, contradictoire, comme le réel, comme la carriole qu’il traine derrière lui – une critique sociale qui cherche, in actu, à l’abolir. Il s’agit donc de ne pas sombrer dans l’« exil intérieur » [312], mais de furieusement se brouiller avec le monde, de le brutaliser à coup de sommations brutales – avoir l’ambition démesurée de retourner le monde, de le renverser comme l’antique table d’un repas meurtrier.

perro

[1perro remercie s.f., l.k. et j.b. pour leur relecture de ce texte dédié à l’autrice de ces quelques mots : « [T]out ceci peut paraître difficile à comprendre, seulement il faut regarder les choses avec les deux yeux, l’un retourné et lointain, l’autre louchant sur sa propre proximité. […] C’est que le monde apparaissait comme une gigantesque accumulation d’indices. »

[2Remarquons Sylvie Laurent, Pauvre petit Blanc. Le mythe de la dépossession raciale, Paris, Éditions MSH, 2020.

[3Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, Paris, Seuil, 2024, p. 24.

[4Ibid., p. 10.

[5Ibid., p. 10.

[6Ibid., p. 10.

[7Ibid., p. 12 sq.

[8Ibid., p. 13-15.

[9Ibid., p. 11.

[10Ibid., p. 12.

[11Ibid., p. 12.

[12Ibid., p. 38.

[13Ibid., p. 13.

[14Ibid., p. 13.

[15Ibid., p. 14.

[16Ibid., p. 10.

[17Ibid., p. 11.

[18Karl Marx, « Introduction aux Grundrisse dite ‘‘de 1857’’ », dans Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions sociales, 2014, p. 53.

[19Se reporter aussi à Robert Kurz, Alfred Sohn-Rethel, Jean-Marie Vincent, Wulf D. Hund, etc.

[20Karl Marx, Le Capital, Livre I, Paris, PUF, 1993, p. 859, nous soulignons : « [...] le capital n’était pas une chose, mais un rapport social entre des personnes médiatisé par des choses ».

[21Le « marxisme traditionnel » est le marxisme de l’ontologie du travail. Voir Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Paris, Mille et une nuits, 2009.

[22Nous n’allons pas deviser sur le fétichisme (du capital), bien que ce soit le concept nodal de toute théorie critique radical du rapport-capital. Pour des réflexions avisées, se reporter à Roswitha Scholz, Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019.

[23Roswitha Scholz, Le Sexe du capitalisme. « Masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019, p. 96.

[24Alfred Sohn-Rethel, La monnaie, Bordeaux, La tempête, 2017.

[25Moishe Postone, Marx, par-delà le marxisme, Albi, Crise & Critique, 2022, p. 174 : le travail « médiatise une forme d’interdépendance sociale ». Voir aussi Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., passim.

[26Moishe Postone, Marx, par-delà le marxisme, op. cit., p. 166 sq.

[27Pour la théorie du « double Marx » (Kurz), c’est-à-dire la distinction entre « Marx ésotérique » et « Marx exotérique » (Roman Rosdolsky), se reporter à Robert Kurz, « Le manifeste du parti communiste au prisme du double Marx », dans Robert Kurz et Ernst Lohoff, Le fétiche de la lutte des classes, Albi, Crise & Critique, 2021, p. 93 sqq.

[28Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Paris, PUF, 2014, p. 50.

[29Robert Kurz, La substance du capital, Paris, L’échappée, 2019, chapitre 15.

[30Karl Marx, Le Capital, op.cit., p. 83 sq.

[31Karl Marx, Le chapitre VI, Paris, Éditions sociales, GEME, 2010, p. 128 : « Ce n’est pas le travailleur qui utilise les moyens de production, mais les moyens de production qui utilisent le travailleur. Ce n’est pas le travail vivant qui se réalise dans le travail objectal comme en son organe objectif, mais c’est le travail objectal qui se conserve et se multiplie par l’absorption du travail vivant, et qui devient ainsi de la valeur se valorisant, du capital, fonctionnant comme tel. »

[32Karl Marx, Le Capital, op.cit., p. 173. Voir aussi Roswitha Scholz, Le Sexe du Capitalisme, « masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019, p. 273 : « La dynamique historico-processuelle du capitalisme a pour catégorie centrale la (sur)valeur. Ça n’est pas seulement que le travail (abstrait) devienne une fin en soi : en fait, il ne se constitue vraiment comme travail (abstrait) qu’au cours de la mise en place du capitalisme. En tant que processus autoréférentiel, la (sur)valeur ne se rapporte plus qu’à elle-même [...]. Progressivement c’est toute la planète qui se voit déterminée par la valeur ainsi comprise, que Marx désigne aussi par le terme de ‘‘sujet automate’’. »

[33Roswitha Scholz, Le Sexe du Capitalisme, « masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019, p. 276.

[34Roswitha Scholz, Le Sexe du Capitalisme, « masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019, p. 21.

[35Roswitha Scholz, Le Sexe du Capitalisme, « masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019, passim.

[36Scholz, Roswitha, « Fetisch Alaaf ! – Zur Dialektik der Fetischismuskritik im heutigen Prozess des ›Kollaps der Modernisierung‹ – Oder : Wie viel Establishment kann radikale Gesellschaftskritik ertragen ? », dans exit ! – Krise und Kritik der Warengesellschaft n°.12, Angermünde 2014, p. 77–117. Disponible en ligne : < https://www.exit-online.org/fetisch-alaaf-zur-dialektik-der-fetischismuskritik-im-heutigen-prozess-des-kollaps-der-modernisierung/ >

[37Roswitha Scholz, Le Sexe du Capitalisme, « masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, Albi, Crise & Critique, 2019, p. 83.

[38Ibid., p. 81, nous soulignons.

[39Ibid., p. 26.

[40Ibid., p. 85.

[41Robert Kurz, Argent sans valeur, à paraître en français, chapitre 3.

[42Chez Robert Kurz, la dissociation est largement passé par pertes et profits, voir Roswitha Scholz, « Christophe colomb for ever  », dans Le Sexe du Capitalisme, op. cit., p. 357-448, en particulier p. 408.

[43Robert Kurz, Argent sans valeur, op. cit., chapitre 9, nous soulignons. De plus, notons les intuitions de Lukács et d’Adorno et plus particulièrement de Karl Korsch, Livre des abolitions, Toulouse, L’asymétrie, 2024. Nous rejetons la distinction entre « activités du capital » et « capitalisme » proposée par Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme ?, Albi, Crise & Critique, 2024, p. 140, pour cette raison : le capital n’existe qu’en tant qu’il est un rapport social global.

[44Roswitha Scholz, Forme sociale et totalité concrète, Albi, Crise & Critique, 2024, p. 12.

[45Roswitha Scholz, « Valeur-dissociation, sexe et crise du capitalisme », Jaggernaut. Crise et critique de la société capitaliste-patriarcale, n° 2, Albi, Crise & Critique, 2020.

[46Roswitha Scholz va parler de la « valeur-dissociation en procès », pour souligner l’importance de la dialectique entre valeur et dissociation, de leur dynamique conjointe et contradictoire, dans le processus de crise.

[47On retrouve des points de convergence avec Nancy Fraser, Le capitalisme est un cannibalisme, Marseille, Agone, 2025, p. 97 sqq.

[48Roswitha Scholz, Forme sociale et totalité concrète, op. cit., p. 107.

[49Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 431.

[50Ibid., p. 313

[51Robert Kurz, « Domination sans sujet », dans Raison sanglante, Albi, Crise & Critique, 2021.

[52Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 42 sq.

[53Voir Roswitha Scholz, « Christophe Colomb for ever  », art. cit. Pour une exception voir Nancy Fraser, Le capitalisme est un cannibalisme, op. cit.

[54Roswitha Scholz, « Christophe Colomb for ever  », art. cit., p. 432.

[55Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, Paris, Folio essais, 2002, p. 80.

[56Ibid., p. 90-92.

[57Ibid., p. 92.

[58Colette Guillaumin, « La différence culturelle », dans Michel Wieviorka (dir.), racisme et modernité, Paris, La découverte, 1993, p. 149-151.

[59Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, op. cit., p. 92.

[60Ibid., p. 108.

[61Ibid., p. 96.

[62Ibid., p. 97.

[63Ibid., p. 98.

[64Ibid., p. 110 : « L’hostilité est un mouvement second, il se passe quelque chose avant. »

[65Ibid., p. 110.

[66Nous n’adhérons donc pas à la distinction entre « race » et « racisme » opérée par Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, Berlin, LIT, 2022.

[67Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, op. cit., p. 94 sq.

[68Anne Clerval et Christine Delphy, « Le féminisme matérialiste, une analyse du patriarcat comme système de domination autonome  », dans Espace et rapports de domination, édité par Anne Clerval et al., Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 217-229 : « C’est la prégnance du système de genre (du patriarcat) qui explique l’interprétation du sexe biologique comme binaire, exclusif et hiérarchique… et surtout comme signifiant socialement, c’est-à-dire porteur d’une division sociale. » (nous soulignons). Voir aussi, Christine Delphy, Classer, dominer, Paris, La fabrique, 2008 et Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Amsterdam, 2018.

[69Stuart Hall, Race, ethnicité, nation, Paris, Amsterdam, 2019.

[70Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 14.

[71Charles W. Mills, Le contrat racial, Montréal, Mémoire d’encrier, 2023, p. 54 sqq.

[72Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 24.

[73Ibid., p. 35.

[74Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 362.

[75Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe, Paris, La découverte, 2018, p. 87.

[76Theodor Adorno, Études sur la personnalité autoritaire, Paris, Allia, 2007.

[77Theodor Adorno, Combattre l’antisémitisme, Paris, Allia, 2025.

[78Pour un aperçu des nombreuses controverses autour de ce concept : Voir Guillaume Johnson, Madeline Woker et Lionel Zevounou, « Capitalisme racial !? Une introduction  » ; Julian Go, « Théoriser le capitalisme racial : Critique, contingence et contexte », dans Capitalisme racial !?, Marronnages, Volume 3, n°1, 2024. Pour la critique, voir Wacquant, Loïc. « Le piège du “capitalisme racial” ». La Pensée, 2024/2 N° 418, 2024. p.145-153.

[79Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 23.

[80Cedric J. Robinson, Marxisme noir, Genève, Entremonde, 2023.

[81Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 24.

[82La figuration présente sur la couverture de l’ouvrage synthétise le propos de Sylvie Laurent et résume ses apories : un « capitaliste » blanc ventripotent, bon de commande en main, contrôlant le travail effectué par ses ouvriers noirs, transbordants des marchandises depuis une barge amarrée à la rive d’un fleuve, travail pénible de manutention, rappelant le « travail » dans les plantations, d’autres ouvriers aux pieds du « capitaliste », dévisagés – leur visage est invisible – par celui-ci, rappelle le rapport de dépendance personnel, en fond une fabric à la cheminée fumante, symbolisation du capitalisme industriel : le Noir est « prolétarianisé » par le Blanc, soumis par l’usage d’une violence objective personnelle et donc personnifiée dans le « capitaliste », dans le seul intérêt de ce dernier – il s’agit avant tout de lutte des classes, d’une lutte d’intérêts, ce que soutenait d’ailleurs Joe Jones, l’artiste à l’origine de cette œuvre.

[83Roswitha Scholz, Le Sexe du Capitalisme, « masculinité » et « féminité » comme piliers du patriarcat producteur de marchandises, p. 117.

[84Wulf D. Hund, « Inclusion and Exclusion : Dimensions of Racism », dans wiener zeitschrift, 3. Jg. 2003 Heft 1, p. 19. Voir aussi Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 123.

[85Pour une brève introduction à l’historie du rapport patriarcal, se reporter à Roswitha Scholz, « La valeur c’est le mâle », dans Le Sexe…, op. cit.

[86Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, op. cit.,

[87Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit.

[88Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme, Albi, Crise & Critique, 2024.

[89Pour n’en citer que quelques-uns : Charles Mills, William Nelson, Robert Proctor, Benoît Massin, Paul Weindling. Pour les contextes extra-européens : Jean-Loup Anselme et José Kagabo.

[90Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, op. cit., p. 25.

[91Ibid., p. 40.

[92Ibid., p. 27.

[93Ibid., p. 40 sq.

[94« Histoire des ducs de Bourgogne de la race capétienne » (1885), « De la légitimité de la race capétienne et de ses ayants droit et de la race napoléonienne » (1863), etc. 

[95Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 145.

[96Entrée disponible en ligne : < https://enccre.academie-sciences.fr/encyclopedie/article/v13-1869-0/ >. À cet égard, l’entrée « race » du TLFi est très informative, en particulier en ce qui concerne l’histoire et l’étymologie du mot : < https://www.cnrtl.fr/definition/race >

[97Si tant est que nous pouvions les distinguer, voir infra.

[98William Max Nelson, Enlightenment biopolitics, Chicago, The University of Chicago Press, 2024, p. 11. Voir aussi Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, op. cit., p. 39.

[99Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 135, p. 183.

[100Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme, op. cit., p. 13.

[101Ibid., p. 13. Voir aussi Joseph Morsel, « L’ecclesia, institution dominante du féodalisme : retour sur des malentendus », L’Atelier du Centre de recherches historiques, 2023 ; Alain Guerreau, « Situation de l’Histoire Médiévale (esquisse) », Medievalista, 2008 ; « Entretien avec Alain Guerreau », L’Atelier du Centre de recherches historiques, 2023 ; Alain Guerreau et Nicolas Perreaux, « Aufklärung im XXI. Jahrhundert. Pour une approche rationnelle de l’Europe médiévale : entretien avec Alain Guerreau », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, 2021.

[102Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme, op. cit., p. 17.

[103Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain, Paris, Seuil, 2001, p. 29.

[104Pour une synthèse, voir Joseph Morsel, « L’ecclesia, institution dominante du féodalisme : retour sur des malentendus », art. cit. Pour un traitement monographique de la question, se reporter à Jérôme Baschet, La civilisation féodale. De l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, Flammarion, 2018.

[105Robert Kurz, L’Histoire comme aporie.

[106Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain, op. cit., p. 29 sq., nous soulignons)

[107Robert Kurz, L’Histoire comme aporie.

[108Ernst Kantorowicz, Les deux corps du roi, Paris, Gallimard, 2020.

[109Robert Kurz, L’Histoire comme aporie.

[110Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme, op. cit., p. 17 : qui s’oppose à une lecture continuiste ou gradualiste.

[111Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme, op. cit.

[112Voir notre remarque précédente, note 42.

[113Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme, op. cit., p. 182-184, nous soulignons.

[114Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain, op. cit., p. 33.

[115Voir Groupe KRISIS, Manifeste contre le travail, Albi, Crise & Critique, 2020.

[116Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain, op. cit., p. 33.

[117Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme, op. cit., p. 21.

[118Voir Theodor W. Adorno, Leçons sur l’histoire et sur la liberté (1964-1965), Paris, Klincksieck, 2024.

[119Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain, op. cit., p. 32.

[120Kurz, Histoire comme aporie  : Kurz parle du passage de la transcendance à la transcendantalité.

[121Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain, op. cit., p. 308.

[122Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 43, nous soulignons.

[123Ibid., p. 42.

[124Jérôme Baschet, « Malaise dans la décolonialité », revue Terrestres, 25 mars 2025 : « il ne s’agit aucunement de nier l’importance fondamentale de cette date, qui indique le début d’un cycle historique marqué par une expansion européenne inédite, impliquant la colonisation d’un continent presque entier, la destruction brutale de civilisations entières et l’effondrement des populations amérindiennes, décimées à 90%. Il est, en revanche, problématique de considérer [...] que tout est né, et d’un coup, en 1492 (même en comprenant cette date non littéralement, mais comme marqueur du début de la colonisation américaine). […] [D]e telles affirmations tendent à occulter le rôle historique des autres continents non européens et de minimiser l’oppression coloniale subie par leurs peuples ». Article disponible en ligne : < https://www.terrestres.org/2025/03/25/debat-dans-les-pensees-decoloniales/ >

[125Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 71, nous soulignons.

[126Ibid., p. 61.

[127Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 66.

[128Voir Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, op. cit.

[129Voir Wulf D. Hund, « Historizing Race or Racializing History », dans Archiv für Sozialgeschichte, 63, 2023, p. 547-588.

[130Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 62.

[131Ibid., p. 163.

[132Ibid., p. 333.

[133Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit.

[134Ce que nous retrouvons très fréquemment dans les recherches sur le Darwinisme social et Darwin. Pour la critique voir Classer/Penser/Exclure, RHS n°183, 2005.

[135Voir Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 87 sqq. Voir aussi Carlos Moore, « WERE MARX AND ENGELS WHITE RACISTS ? : THE PROLET-ARYAN OUTLOOK OF MARXISM », dans Berkeley Journal of Sociology, Vol. 19 (1974-75), p. 125-156.

[136Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 129.

[137Charles W. Mills, Le contrat racial, Montréal, Mémoire d’encrier, 2023, p. 63.

[138Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 114.

[139Ibid., p. 114 sq.

[140Nous savons à quel point Marx louait le scientificité de la biologie de son temps, voir la préface à la première édition allemande du Capital.

[141Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 98 sq.

[142De plus, il s’agirait d’étudier plus à fond le lien entre philosophie de l’Histoire et aliénation dans la production, en tant que réalisation paradoxale de soi.

[143Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 228 sq.

[144Ibid., p. 242, nous soulignons.

[145Il faudrait ici évoquer Darwin et la révolution buffonienne (se reporter à William Max Nelson).

[146Notion déterminante dans la pensée des Lumières, voir p. ex. : William Max Nelson, Enlightenment biopolitics, Chicago, The University of Chicago Press, 2024, p. 16.

[147Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 257.

[148Césaire identifie bien cette asymétrie (Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 116) entre le laboratoire « industriel » de la révolution et la plantation coloniale.

[149Voir la longue énumération qui fait figure de définition du lumpenprolétariat dans Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1976. Voir aussi, Roswitha Scholz, Homo sacer et les « Tsiganes », Albi, Crise & Critique, 2025.

[150Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 266.

[151Zygmunt Baumann, Modernité et Holocauste, Paris, La fabrique, 2002, cité par Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 125.

[152Robert N. Proctor, Racial hygiene, Cambridge, Harvard University Press, 1988, p. 30.

[153Retrouver citation Laurent

[154Robert N. Proctor, Racial hygiene, op. cit.

[155Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 286.

[156Ibid., p. 288.

[157Ibid., p. 288.

[158Colette Guillaumin, « La “différence culturelle” », dans Michel Wieviorka (dir.), Racisme et modernité, Paris, La Découverte, 1992, p. 149 sqq.

[159Sidi Mohammed Barkat, Le corps d’exception, Paris, Amsterdam, 2024.

[160Le Globe, 17 août 1841, p. 1-4, nous soulignons.

[161Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 116.

[162Ibid., p. 117.

[163Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 134 sqq. Voir aussi Charles W. Mills, Le contrat racial, op. cit., p. 74.

[164Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 398.

[165Ibid., p. 43.

[166Robert Kurz, Impérialisme d’exclusion et état d’exception, Paris, Divergences, 2018.

[167Évoqué par Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit.,p. 263.

[168Abordé brièvement par Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 291.

[169Sidi Mohammed Barkat, Le corps d’exception, op. cit. Remarquons qu’en France, le droit de vote a été « accordé » aux femmes en 1944. Se pose aussi la question du groupe et de l’individu, se reporte à Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, op. cit.

[170On parle bien de « naturalisation », la nationalité est octroyée selon les principes du « droit du sol » ou du « droit du sang », dans lesquels la dimension héréditaire-biologique est omniprésente.

[171Charles W. Mills, Le contrat racial, op. cit., p. 68, nous soulignons.

[172Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 151.

[173Ibid., p. 273.

[174Ibid., p. 272.

[175Ibid., p. 273.

[176Voir aussi la notion d’asynchronisme historique développée par Robert Kurz dans Robert Kurz, « Rupture ontologique », dans Jaggernaut n°2.

[177Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 327. Voir aussi Immanuel Wallerstein, « La construction des peuples : racisme, nationalisme, ethnicité », dans Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe, Paris, La découverte, 2018, p. 125 sqq.

[178Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 330.

[179Comme nous l’avons déjà expliqué, il s’agit pour nous d’un pléonasme. Toutefois, signalons que pour Wulf D. Hund doivent impérativement être distingués race et racisme, ce dernier concept pouvant être utilisé pour analyser des discriminations précapitalistes : se reporter à Wulf D. Hund, Marx and Haiti, op. cit.

[180(raison pour laquelle nous sommes en désaccord avec Poliakov)

[181Voir textes sur l’histoire de Korsch, voir Adorno

[182Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 259.

[183Ibid., p. 313.

[184Ibid., p. 173 sqq., le « fusil » comme allégorie de l’asynchronisme voir ibid. p. 180.

[185La rupture doit donc être comprise comme rupture logique et processuelle (encore en faut-il le concept !) – rupture dans la logique qui n’est pas strictement temporelle mais qui se superpose à l’écoulement du temps. L’argent n’est pas devenu du jour au lendemain, au débotté, une métamorphose de la valeur ; cependant, la mise en place « temporelle » de cette logique n’est pas cette logique elle-même ; nous retombons sur le fameux problème de la présentation [Darstellungsproblem], qui est (notamment) le problème du rapport entre « développement logique et historique ». Ainsi, si la « monnaie » existait bien dans la société domino-ecclésiale, elle n’était pas pour autant argent, ou alors il s’agissait « d’argent sans valeur » (Kurz). Les métaux précieux frappés n’en demeurent pas moins, aujourd’hui, dans leur particularité concrète et paradoxale, des médiatisations de l’argent. La rupture n’est pas dans l’atome de matière mais dans la logique qui le détermine.

[186Pour l’historicisation de la notion de « circulation », se reporter aux quelques considérations sur la caritas présentes dans Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme ?, op. cit. p. 154 sqq.

[187Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 66 sq.

[188Ibid., p. 80, nous soulignons.

[189Voir, pour un exemple topique, Reza Zia-Ebrahimi, Antisémitisme & islamophobie. Une histoire croisée, Paris, Amsterdam, 2021.

[190Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 81. Pour la critique, voir Wulf D. Hund, Marx and Haiti, op. cit., p. 37 sqq.

[191Qui deviennent proto-raciales du fait même de la formation, postérieures, de la « race ».

[192Wulf D. Hund, Marx and Haiti, op. cit., p. 29.

[193Ibid., p. 166.

[194Ibid., p. 41 sq.

[195Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 84 sq.

[196Ibid., p. 109.

[197Ibid., p. 111.

[198Ibid., p. 122. Voir aussi Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme ?, op. cit., p. 118 sqq.

[199Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 330.

[200Ibid., p. 362 : « expression d’une mentalité archaïque » pour Fanon, qui rappelle le concept de « non-contemporanéité » de Bloch.

[201Ibid., p. 335.

[202Ibid., p. 334.

[203Ibid., p. 343.

[204Ibid., p. 343. Pour le concept de « populisme productif », voir Jaggernaut n°1, Albi, Crise & Critique, 2019.

[205Michel Feher, Producteurs et parasites, Paris, La Découverte, 2024.

[206Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 344.

[207Ibid., p. 345.

[208Au lieu d’absoudre le maître, nous pourrions, au moins, rechercher « les deux Marx » sous la figure tutélaire du marxisme. Voir Roman Rosdolsky, sa critique de Marx et de paroles acrimonieuses de ce dernier au sujet des « peuples slaves ».

[209Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 334.

[210Le « modèle de l’archaïsme » n’est qu’une variante de la lecture métaphysique de l’Histoire formulée par les Lumières.

[211Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 207.

[212Voir, par exemple, ce qu’écrit Engels dans l’Anti-Dühring. Pour le commentaire se reporter à Wulf D. Hund, Marx and Haiti, op. cit., p. 107 sq.

[213Pour le cas des femmes et du sujet révolutionnaire mâle-occidental-blanc, nous renvoyons à Monique Wittig, Dans l’arène ennemie, Paris, Minuit, 2024 et Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Amsterdam, 2018.

[214Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 266.

[215C’est aussi un point à discuter dans le cadre d’une critique, nécessaire et qui reste à faire, des hypothèses néo- et techno-féodales.

[216Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 46.

[217Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 266 sq.

[218Ibid., p. 411.

[219Ibid., p. 45.

[220Robert Kurz, Geld ohne Wert, op. cit.

[221Par exemple, chez Sylvie Laurent, l’esclavage est à la fois identique à lui-même (de l’esclavage antique à l’esclavage colonial capitaliste) et différent (rupture en 1492), ce qui mène à des analyse contradictoires, incompatibles.

[222Philippe Colin et Lissel Quiroz, « L’expérience coloniale et décoloniale latino-américaine », Contretemps, 16 juin 2023, disponible en ligne.

[223Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 375.

[224La « régression » est un élément central des hypothèses techno-féodales, mais aussi de l’hypothèse de la « Restauration » que nous retrouvons chez David Harvey et Alain Badiou – ce qui est désiré, dans ces « approches », c’est un retour au « compromis fordiste », parangon de l’événement « révolutionnaire »…

[225Pour une foisonnante analyse discursive sur les « humeurs », qui reste cependant anhistorique, voir Elsa Dorlin, La matrice de la race, Paris, La Découverte, 2009.

[226William Max Nelson, Enlightenment biopolitics, op. cit.

[227Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 121.

[228Ibid., p. 122.

[229Voir les récits de Marco Polo, Pigafetta et même Bougainville : Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, op. cit., p. 23-35.

[230Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 307.

[231Voir Robert Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie, Albi, Crise & Critique, 2022.

[232Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 326.

[233Voir aussi le concept d’homo sacer retravaillé par Roswitha Scholz, Homo sacer et les « Tsiganes », op. cit.

[234Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, Arles, Actes Sud, 1995, p. 62 : « […] sans le sentiment d’appartenance à la communauté des menacés, je ne serais plus qu’un homme qui laisse tomber les bras et qui fuit la réalité. Je dis réalité en insistant sur le mot, car pour moi, c’est d’elle qu’il s’agit au bout du compte. L’antisémitisme qui m’a engendré comme juif est peut-être une aberration, là n’est pas la question. Mais, aberration ou pas, c’est en tout cas un fait historique et social : j’ai réellement été à Auschwitz, et ça ne s’est pas passé dans l’imagination de Himmler. »

[235Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 411.

[236Ibid., p. 100.

[237Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 288.

[238Et non pas « accumulation primitive », traduction fautive que reprend Laurent, pour une brève discussion se reporter à Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit.

[239Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 127.

[240Robert Kurz, Argent sans valeur, chapitre 3 : « Le concept d’individualisme méthodologique est compris ici [Argent sans valeur] dans un sens plus large que souvent dans les sciences sociales et en particulier dans l’économie, à savoir qu’il ne se rapporte pas simplement de manière logique et immédiate aux actions des individus [...], mais à un individu idéal en général ; donc aussi au sens institutionnel ou catégoriel. L’individualisme méthodologique consiste donc essentiellement à vouloir représenter et expliquer une logique globale déterminant un ensemble à partir d’un cas individuel isolé, qui apparaît alors comme un “modèle”. Il faut entendre par là non seulement les actions individuelles définies comme “basales”, mais aussi les formes structurelles dites “germinales” ou les parties élémentaires comme ce détail idéal. »

[241Ces deux derniers points, qui relèvent autant de l’anachronisme, de l’ingénuité théorique que de l’approche androcentrique logorrhéique, permettraient à eux seuls d’amorcer une critique des hypothèses néo- et techno-féodales. Pour quelques éléments du débat, se reporter aux divers articles de Morozov, Buxton et Magisainsi que de Cédric Durand.

[242Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 143.

[243Robert Kurz, « Rupture ontologique », art. cit.

[244Voir Robert Kurz, L’effondrement de la modernisation, Albi, Crise & Critique, 2021.

[245Karl Marx, Le Capital, op. cit., p. 81 sqq.

[246Voir Robert Kurz, Impérialisme d’exclusion et état d’exception, Paris, Divergences, 2018.

[247Du Bois cité dans Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 317.

[248Voir aussi Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 133.

[249Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 55.

[250Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 194.

[251Ibid., p. 194.

[252Voir aussi la critique de la dialectique du maître et de l’esclave chez Beauvoir, puis chez Delphy et Wittig.

[253Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 174.

[254Charles W. Mills, Le contrat racial, op. cit., p. 59.

[255Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 168.

[256Il n’en demeure pas moins que cela reste pour certain une approche séduisante : c’est bien pour cela que seul l’antisémitisme est étudié dans la Wertkritik « francophone », l’effort conceptuel n’est pas très important et permet d’aisément clôturer la totalité sociale, tout comme l’on clôture un raisonnement par déduction (androcentrique), dans lequel la « logique d’identité » est l’élément cardinal, le modèle, de la « réflexion ».

[257Préface de José Kagabo, Lucien Steinberg, Pas comme des moutons : les Juifs contre Hitler, Paris, Les balustres, 2012.

[258Jean-Loup Amselle, L’universalisme du racisme, Paris, lignes, 2020.

[259Sur le système de caste, voir Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 171.

[260Se reporter aux analyses de Moishe Postone à ce sujet, en particulier Moishe Postone, « Antisémitisme et national-socialisme », dans Moishe Postone, Critique du fétiche capital, Paris, PUF, 2013, p. 95 sqq.

[261Voir Roswitha Scholz, Homo sacer et les « Tsiganes », op. cit.

[262Voir Michael Tregenza, Aktion T4, Paris, Calmann-Lévy, 2011.

[263Voir les théories du « Grand remplacement » et l’espace sémantique du Camps des Saints, voir aussi le style réactionnaire.

[264Roswitha Scholz, « La nouvelle critique sociale et le problème de la différence » dans Le Sexe du Capitalisme, op.cit., p. 138, souligné dans l’original.

[265Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997.

[266W.E.B Du Bois, cité Charles W. Mills, Le contrat racial, op. cit., p. 72.

[267Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 164.

[268Ibid., p. 198.

[269Wulf D. Hund, Marx and Haiti. Towards a historical materialist theory of racism, op. cit., p. 144, nous soulignons.

[270Ibid., p. 160. De plus, il peut être intéressant de faire le lien avec les écrits féministes matérialistes de Monique Wittig et son concept de “pensée straight”.

[271Marx écrit : ils ne le savent pas mais ils le font.

[272Charles W. Mills, Le contrat racial, op. cit., p. 77.

[273Voir p. ex., Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 326-330.

[274Ibid., p. 411.

[275Ibid., p. 424.

[276Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, Vers un nouveau Manifeste, Bordeaux, la Tempête, 2020, p. 31.

[277Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, op. cit., p. 431.

[278Roswitha Scholz, Forme sociale et totalité concrète, op. cit. p. 86.

[279Elle l’a toujours été : la théorie de la race aryenne s’opposait à la théorie de la race nordique, mélange de sous-races. Le maintien des bonnes proportions raciales était au cœur des discussions savantes au xixe siècle.

[280Romaric Godin, « Nick Land, le penseur des ‘‘Lumières sombres’’ qui inspire la Big Tech », Mediapart, 27 avril 2025.

[281Se reporter à Roswitha Scholz, Homo sacer et les « Tsiganes », op. cit.

[282Michael Tregenza, Aktion T4, op. cit.

[283Préface de Benoît Massin à Paul Weindling, L’hygiène de la race, tome 1, Paris, La découverte, 1998, p. 31.

[284Autriche, Bulgarie, Croatie, Chypre, République tchèque, Danemark, Estonie, Finlande, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Portugal et Slovaquie. Pour plus de détails, se reporter à : < https://www.edf-feph.org/content/uploads/2022/09/Final-Forced-Sterilisarion-Report-2022-European-Union-copia_compressed.pdf > ; ainsi qu’à : < https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/E-10-2025-000193_EN.html >.

[285À ce sujet, voir les analyses de Cécile Fasel, article à paraître dans la revue médicale suisse.

[286Une typologie et une analyse des types distingués restent à faire. La dichotomie que nous proposons ici est une simplification.

[287Voir, à ce sujet, ainsi que sur le « new fusionism » (1990), Quinn Slobodian, Hayek’s Bastards : Race, Gold, IQ, and the Capitalism of the Far Right, Princeton, Princeton University Press, 2025.

[288Imre Kertész, L’Holocauste comme culture, Arles, Actes Sud, 2009, p. 115.

[290Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, op. cit., p. 57 : « Et la sinistre découverte, celle qui à un stade ultérieur réduit toute représentation abstraite à néant, nous fait comprendre que les visages insignifiants finissent quand même par devenir des visages de la Gestapo et que le mal se superpose à la banalité et en quelque sorte la surélève. »

[291Charlotte Delbo, Mesure de nos jours. Auschwitz et après III, Paris, Minuit, 2018, p. ex. p. 209 sqq.

[292Charlotte Delbo, Auschwitz et après, I-IV, Paris, Minuit, 2018 (I-III), 2025 (IV). Ce que j’ai vu à Auschwitz. Les cahiers d’Alter, Paris, Seuil, 2025.

[293Voir le film de Marcel Ophüls, Le Chagrin et la pitié.

[294Voir le documentaire de Claude Lanzmann, Shoah.

[295Comment vivait-on en Allemagne sous le troisième Reich, en 1933, au quotidien ? Partageons-nous nos gestes d’aujourd’hui avec le allemands d’alors ? Quel est la signification de cette « identité », pour nous, aujourd’hui ? C’est la question qui taraude Nadav Lapid, qui a récemment réalisé un film (Yes – dans lequel la représentation de la femme est rétrograde...) sur le quotidien dans la société israélienne alors que son armée perpètre un génocide dans la bande de Gaza. Plus généralement, notons, en passant, qu’une critique de la vie quotidienne reste à (re)faire.

[296Michael Tregenza, Aktion T4, op. cit., p. ex. p. 281 et p. 288 sqq.

[297Mark Fisher, Le Réalisme capitaliste, Genève, Entremonde, 2018.

[298Imre Kertész, Liquidation, Arles, Actes Sud, 2005, p. 15 : « Il est onze heure et demie. Et il n’y a pas un chat. Vous, bien sûr, ça ne vous dérange pas. Vous restez assis là sans rien faire, comme tout le monde dans ce pays. Vous supportez toutes les escroqueries, tous les mensonges, toutes les exécutions. Vous vous résignez déjà aux exécutions qui auront lieu après votre exécution à vous. »

[299Fredric Jameson, La totalité comme complot, Paris, Amsterdam, 2007.

[300Edward Bond, La furie des nantis.

[301Imre Kertész, Liquidation, op. cit., p. 109.

[302Ibid., p. 112, nous soulignons.

[303Ibid.

[304Georges Didi-Huberman et Niki Giannari, Passer, quoi qu’il en coûte, Paris, Minuit, 2017, p. 46.

[305Ibid., p. 67.

[306Voir Zygmunt Bauman, La société assiégée, Paris, Pluriel, 2014, p. 157 sqq.

[307Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, op. cit., p. 69.

[308Pour le concept d’« inclusion excluante » voir Robert Kurz, Impérialisme d’exclusion et état d’exception, Paris, Divergences, 2018.

[310Niki Giannari, « Des spectres hantent l’Europe », dans Georges Didi-Huberman et Niki Giannari, Passer, quoi qu’il en coûte, p. 11.

[311Walter Benjamin, « Un marginal sort de l’ombre », Œuvres II, Paris, Gallimard, « Folio », 2000, p. 188.

[312Comme le fit p. ex. Alfred Andersch pour justifier son absence de participation à la résistance au national-socialisme. Lui qui pourtant remarquait, dans un éclair de pertinence que : « Pas d’analyse plus brillante que l’analyse marxiste [nous dirions, éventuellement : de Marx] ; pas d’action plus pauvre que l’action marxiste. » (Alfred Andersch, Les cerises de la liberté, Arles, Actes Sud, 1991, p. 39)

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