L’histoire d’un peuple est écrite dans ses prisons

Notes de lecture sur La lutte emprisonnée, répression, droit et révolution dans l’Italie des années 1970

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#377, le 4 avril 2023

A la fin des années 1960, les prisons de toute l’Italie font face à une nouveauté déstabilisante très semblable à celle que connaissent ses usines : les unes et les autres voient arriver une nouvelle population, souvent originaire du sud de la péninsule, souvent jeune, et aussi rebelle aux modalités de détention qu’à celles du travail salarié. Le livre d’Elisa Santanella et Guillaume Guidon raconte la grande rupture des années 70 italiennes à travers le miroir de la prison, terrain de luttes à la fois spécifique et emblématique. Leur ouvrage décrit, avec une précieuse richesse documentaire, l’évolution de la question des prisons, des premières révoltes spontanées à l’organisation quasi-militaire d’émeutes dirigées par les Brigades rouges, des cahiers de revendications portés par des détenus peu politisés à la prise en charge de leur combat par les organisations de lutte armée dans une perspective d’affrontement généralisé avec l’Etat.

Dans un moment où Alfredo Cospito entame son 163e jour de grève de la faim au milieu de l’indifférence massive de la société transalpine, où Cesare Battisti subit les persécutions des matons avec l’approbation enthousiaste du monde politico-médiatique, et où les prisons italiennes connaissent un taux de surpopulation officiel de 107% et une hausse de suicides sans précédents, ce travail appuyé sur la rigueur historienne et le savoir juridique permet de comprendre comment, il y a un demi-siècle, une fraction significative de la population italienne est montée à l’assaut du ciel, y compris en passant le toit des prisons. Indispensable œuvre de remémoration pour toutes celles et tous ceux qui rêvent de repartir à l’assaut, si possible en retenant les leçons des erreurs passées.

Quand, à la fin des années 60, la « grande vague révolutionnaire et créative, politique et existentielle » [1] commence à enfler dans toute la société, elle vient battre contre les murs d’une institution carcérale encore très massivement organisée suivant le programme fasciste. Alors qu’en France le passage par la case prison pour faits de Résistances de nombreux dirigeants politiques, a été à l’origine d’une réforme du système pénitentiaire, on ne voit rien de tel dans la classe dirigeante italienne, dont des membres éminents tels que Sandro Pertini, futur président de la République, avaient pourtant connu les geôles pour leur antifascisme. Tandis que Palmiro Togliatti, le ministre communiste de la justice fait libérer par une loi d’amnistie les fascistes emprisonnés, la vie des détenus reste pour l’essentiel soumise au Code Rocco, règlement édicté en 1931 par le ministre de ce nom, « application fidèle de l’idéologie fasciste dans le secteur pénitentiaire ». Dans un après-guerre où le PCI, qui partageait alors le pouvoir d’Etat, mettait en avant la figure d’Antonio Gramsci comme martyr de la répression fasciste et de son système carcéral, une circulaire rappelait la fonction « afflictive » de la prison qui devait par essence causer des souffrances aux détenus. Pour les plus rétifs à l’arbitraire quotidien, il y a le cachot et la barbarie par excellence, la table de contention.

Le boom économique des années 60 entraîne l’essor d’un prolétariat nouveau, beaucoup moins organisé et structuré par le PC, dont les franges les plus rebelles à la domestication par le travail se retrouvent fréquemment en prison. Quand démarre l’automne chaud italien, l’agitation dans les usines et les facultés a son pendant dans les prisons, on passe de moments d’agitation spontanée, non programmée à une mobilisation beaucoup plus vaste : à partir du printemps 1969, les mutineries des prisons du nord de la péninsule font des émules dans l’ensemble des prisons italiennes. Bientôt la gauche extraparlementaire fait la connaissance des prisons : entre septembre et décembre de la même année, près de 10 000 ouvriers et responsables syndicaux sont inculpés pour faits de violence. Beaucoup font l’expérience de la prison. La rencontre entre ces deux réalités, celle du dehors et celle du dedans se traduit notamment par l’intervention de Lotta Continua sur ce terrain à travers sa Commission Prison. En 1970, les prisonniers de San Vittore, à Milan, déclenchent une nouvelle révolte pour bénéficier, eux aussi, de l’amnistie que le gouvernement est en train de mettre en place pour les délits politiques des années précédentes. Ce sont donc des prisonniers non politisés qui, spontanément, prennent les premiers une position profondément subversive : le refus de la séparation entre « politiques » et « droits commun ». Pour Lotta Continua, c’est le signe que le « sous-prolétariat » devient capable de transformer la prison en école de la révolution. Liberare tutti, libérer tout le monde, est le titre d’une chanson et d’une brochure théorique de l’organisation. La vague de révoltes des prisons touche toute l’Italie. A l’extérieur, le Secours Rouge, créé à l’initiative de LC, organise le soutien pratique et politique.

Mais à partir de l’automne 1972, alors que l’Italie fait face à une grave crise économique due au choc pétrolier, avec son cortège de licenciements et de chômage technique, et le recul des luttes ouvrières et estudiantines, les militants la gauche extra-parlementaire se retrouvent pour la plupart à choisir entre deux positions qu’il est facile de voir aujourd’hui, avec le recul critique, aussi erronées l’une que l’autre : « soit continuer de radicaliser leur message politique en considérant, entre autres, la lutte armée comme non obligatoire mais possible, soit passer par d’autres canaux politiques, plus institutionnels et plus stables ». Lotta continua commence à dialoguer avec les institutions, ce « qui fait perdre au groupe son originalité théorique et pratique, sans lui permettre de gagner une position solide sur le plan politique et institutionnel […] Certains militants ne comprennent pas ce tournant, ni n’adoptent cette nouvelle position. Parmi eux, beaucoup de détenus se sentent trahis et abandonnés. »

Ces derniers sont à l’origine de la création des NAP (Nuclei armati proletari, Noyaux armés prolétaires) : ce groupe se pose en unique porte-parole de toutes les revendications des détenus et « demande aux militants des usines, des quartiers défavorisés et aux étudiants de se joindre à eux et aux détenus pour faire la lumière sur les réelles conditions de vie dans les prisons italiennes ». Son premier coup d’éclat est l’enlèvement du juge Giuseppe Di Gennaro, conseiller au ministère de la Justice. Le groupe le libère en échange de la promesse d’une absence de représailles contre trois de ses membres qui, à la suite d’une tentative d’évasion ratée de la prison de Viterbe, se sont retranchés avec un otage. A la différence de Lotta Continua qui considérait l’évasion comme un acte individuel, les NAP la soutiennent par principe, comme négation de la prison et de l’autorité constituée. Libéré, Di Gennaro, juge progressiste, publie dans la revue Il Mondo un article intitulé « Voilà ce que la police ne dit pas », réflexion sur les NAP et leur révolte contre le monde carcéral : leur réaction « de désespoir absolu doit tous nous pousser à réfléchir : la prison est un vrai moment de vérification de notre démocratie ». Moins d’un mois plus tard, le même juge va permettre une autre sorte de vérification de la démocratie italienne, quand il identifie un des repères de l’organisation : les forces de l’ordre y tendent un guet-apens et tuent la « napiste » Anna Maria Mantini d’une balle dans la tête dès qu’elle ouvre la porte.

[A suivre, dans le prochain numéro : « Les Brigades rouges, le Parti communiste et le peuple des prisons »]

[1Sous-titre de l’indispensable somme La Horde d’Or (Editions de l’Eclat, 2017)

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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