L’étincelle contre-révolutionnaire

Renaud Lambert

paru dans lundimatin#375, le 21 mars 2023

Gouvernement de la matraque et du 49.3, l’équipe d’Elisabeth Borne pourrait bien finir par rendre le plus grand des services à la gauche : l’édifier sur le rôle de la contre-révolution dans l’Histoire et la sortir de sa torpeur.
Car les progressistes souffrent d’une singulière tendance à l’autolyse stratégique. S’il est légitime de s’interroger sur les échecs de la gauche, l’analyse conduit parfois à se transformer en médecin légiste.

Évolutions sociologiques adverses, transformations du langage, consumérisme, toute puissance de la finance… Les verdicts qui tombent alors prennent la forme de l’autopsie. Et semblent révéler une certaine fascination pour l’échec. C’est que la gauche qui perd offre des catégories faciles pour les intellectuels : dirigeants capitulards, stratégies mal calibrées, compréhension du monde trop peu raffinée… Elle permet aux grands voyageurs de l’éther des idées d’éviter d’avoir à poser leurs valises dans les tranchées du monde réel. Celui qui entache leurs théories dès lors que la gauche accède enfin aux affaires.

Un problème apparaît pourtant assez vite à qui se penche sur la question : la droite aussi commet des erreurs, s’appuie sur des analyses sociologiques absurdes, élabore des théories fumeuses. Et pourtant, elle déroule sans grande difficulté son programme depuis des décennies…

Dans un ouvrage publié en 2010, l’historien américain Greg Grandin souligne que les observateurs des processus de transformation sociale « se concentrent en général sur l’incapacité du nouveau monde à naître pour se désintéresser de la violence idéologique et institutionnelle à travers laquelle l’ancien résiste [1] ». Il existerait donc une seconde réponse à la question « Pourquoi la gauche perd ? » : la gauche perd parce que ses adversaires l’emportent. Parce qu’à chaque étape des processus politiques, dans chaque recoin des institutions, dans tous les compartiments de la société, les conservateurs ont déposé des verrous barrant la voie à la transformation sociale [2]. La gauche perd parce que la contre-révolution est à l’œuvre.

À la fin des années 1960, un autre historien américain, Arno Mayer, se consacre à l’étude du phénomène contre-révolutionnaire. Alors qu’il parcourt les catalogues de la Bibliothèque nationale de France et de celle de Princeton, aux États-Unis, il fait un constat : « C’était l’époque où on utilisait encore des petits cartons pour les catalogues, raconte-t-il bien des années plus tard. Il y avait de nombreuses entrées sous l’intitulé “conservateurs”. Mais quand j’ai recherché “contre-révolution”, la référence n’existait pas. Il y en avait bien pour le mot-clef “réaction”, mais elles renvoyaient aux sciences de la nature – mathématique, physique et réaction chimique [3]. » Les travaux de l’historien confirmeront l’hypothèse qu’il formule alors : la contre-révolution constitue « la face oubliée de l’histoire de notre époque [4] ».

À la même époque, le sociologue Herbert Marcuse complète l’analyse. En dépit du sens commun, qui présente la contre-révolution comme une réaction à une processus révolutionnaire, Marcuse montre que le phénomène réactionnaire précède en général les tentatives de renversement de l’ordre social. « La contre-révolution est largement préventive », écrit-il en 1972. Même lorsqu’aucune menace ne plane, c’est « la peur de la révolution » qui dicte leur conduite aux dominants [5].

Deux ans plus tôt, alors que le socialiste Salvador Allende vient tout juste d’être élu, le directeur de la CIA Richard Helms envoie une directive « urgente » à ses agents sur place : « Nous souhaitons que vous souteniez une action militaire qui aura lieu, dans la mesure du possible, dans un climat d’incertitude économique et politique [6]. » Allende ne prendra ses fonctions qu’un mois plus tard.

Achat de dirigeants politiques, de journalistes, de médias ; financement de formations politiques, création parfois de formations politiques ; grève de l’investissement, lockouts patronaux ; recours à la coercition, coups d’État, putsch, destitutions parlementaires en tous genre ; immixtion des juges dans les processus politiques… La panoplie des contre-révolutionnaires est d’autant plus large qu’ils ne sont jamais sentis contraints par l’exigence démocratique. Eux semblent avoir entendu l’invitation du socialiste Jules Guesde à son camp, au début du XXe siècle : lutter « par tous les moyens, y compris les moyens légaux [7] ».

Mais leurs efforts produisent parfois des effets inattendus. Lorsque le vénézuélien Hugo Chávez est élu, en 1998, il ne rêve pas de révolution. Il parle moins de Ernesto « Che » Guevara que de M. Anthony Blair, le dirigeant travailliste britannique responsable du grand virage à droite de son parti au milieu des années 1990. Chávez entend relever son pays de la crise économique et politique qu’il traverse, pas davantage. C’est déjà trop pour les puissants. À la suite de son élection, l’élite vénézuélienne lui offre un rond de serviette à la table des « grands ». Une invitation à renoncer.

Chávez décline. S’engage alors une bataille où l’opposition tente de barrer la route aux réformes, modestes, qu’il imagine dans un premier temps. Incapable de coopter le nouveau-venu, la contre-révolution sort ses armes. Coup d’État en 2002, lockout patronal en 2003… l’offensive convainc Chávez et ceux qui le soutiennent qu’on ne peut se contenter de panser les plaies du Venezuela : il faut le transformer. L’ancien admirateur de M. Blair se met à parler de révolution. « C’est le plus souvent une contre-révolution préventive, ou une attaque de diversion en réaction à une menace surestimée qui déclenche une crise organique révolutionnaire [8] », conclue Mayer à l’issue de ses travaux au début des années 1970.

Lorsque la contre-révolution délaisse ses manifestations à bas bruits – éditoriaux de Dominique Seux sur France Inter, conférences de presse du Medef, péroraison de Léa Salamé sur France 2… – elle dévoile son vrai visage. Soudain, tous bascule. Il devient possible de nommer l’ennemi. Nous en sommes à ce point précis de l’Histoire, comme le suggère les poubelles qui brûlent, les préfectures bardées de papier toilette et le périphérique parisien bloqué.

Grâce à Elisabeth Borne et Emmanuel Macron, il apparaît aux yeux de tous que la politique n’est pas un cénacle où l’on échange des arguments, mais une arène où l’on échange des coups. Et que face aux forces sociales qui maudissent la démocratie dès lors qu’elle ne les sert pas, il n’existe que deux options : la capitulation ou le combat.

Photo : Bernard Chevalier

[1Greg Grandin et Gilbert M. Joseph (sous la direction de), A century of revolution. Insurgent and counterinsurgent violence during Latin America’s long cold war, Duke University Press, Durham, 2010.

[2Sur la question des verrous à la transformation sociale, on lira la note « Faire sauteur les verrous » d’Intérêt général (mars 2023), que l’auteur de ces lignes a coordonné avec Morvan Burel.

[3Greg Grandin et Gilbert M. Joseph (sous la direction de), A century of revolution… Op. cit.

[4Arno J. Meyer, Dynamics of Counterrevolution in Europe, 1870-1956. An analytic framework, Harper Torchbooks, New York, 1971.

[5Herbert Marcuse, Counterrevolution and Revolution, Beacon Press, Boston, 1972.

[6Cité par Grace Livingstone dans America’s backyard : The United States and Latin America from the Monroe doctrine to the war on terror, Zed Books, New York, 2009.

[7Cité par Léon Blum lors du Congrès de Tours, en 1920.

[8Cité par Greg Grandin, « Living in Revolutionary Times… », Op. cit.

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