L’empire universel (des Blancs)

Candide Bouakkaz

paru dans lundimatin#358, le 7 novembre 2022

Une enseignante d’histoire géographie nous a transmis ce texte sous forme de témoignage : à la veille de la rentrée des classes, elle doit préparer un cours portant sur le rayonnement international de la France.
Le programme que doivent suivre les professeurs de l’Education Nationale leur indique la marche à suivre : mettre en avant les chiffres de la francophonie, parler du soft-power, bref, utiliser de nouvelles notions pour parler de phénomènes qui prennent leurs racines dans une histoire plutôt longue. L’occasion donc pour l’auteure de démêler toutes les hypocrisies dont regorgent les discours sur l’universalisme républicain à la Française, sous la forme d’une leçon d’histoire, remise en contexte, sur le plan littéraire, politique et personnel. Bonne lecture.

« On mettra tout au tricolore, les plats du jour et les rubans, pendant que le héros Pandore fera fusiller nos enfants »
Jean-Baptiste Clément, La semaine sanglante

« J’ai le sang mêlé, un peu colon un peu colonisé »
Médine, Alger pleure

Qui suis-je ? J’ai le droit de vous le dire à vous, chers lecteurs, chers lectrices. Je suis métis et noueuse, hésitante. Entre les deux rives de la méditerranée, je suis une citoyenne du monde. La belle histoire. Une histoire touchante que mon entourage bourgeois s’est empressé de raconter, que la république s’empressera de collectionner. Kabyle ? Ah !! Et tu le parles ? Berbère et bretonne, qui peut rivaliser avec ça ?

Français.e ou presque et on devient touchant.e. Lorsqu’on a en poche un passeport rouge et des économies, on peut traverser la méditerranée dans les deux sens. Plusieurs fois, j’ai pu y rencontrer ma famille, les terres de mon grand-père, confisquées par les colons.

Pour certains et certaines d’entre eux qui y sont né.e.s, ils ne peuvent pas faire ces rencontres. Ils doivent d’abord montrer pattes blanches, mériter le droit de circuler pour avoir une double culture. Sauf à s’y noyer, ça ne sert à rien de tenter de traverser la mer.

Ce sont des sans-papiers. Puis, une fois débarrassé.e.s de leur passé, de leurs odeurs et de leurs couleurs, iels deviennent français et méritant.e.s. Iels ne sont plus reconnu.e.s par les leurs. Sauf à s’y perdre, ça ne sert alors plus à rien de traverser la mer.

Ce sont des exilé.e.s. Ne disons pas Indigènes, ce serait impropre et polémique.

Et moi, qui suis-je ? Je n’ai pas le droit de vous le dire, cher.es élèves, car je suis une enseignante de la République, fonctionnaire, neutre, laïque. Devant vous, je n’ai pas d’histoire.

Vous, devant moi, vous en êtes chargé.e.s. Mais vous avez aussi la vie devant vous.

Non, si je suis une bonne enseignante de la République, fonctionnaire, neutre et laïque, je devrais plutôt leur dire : Et moi, qui suis-je ? Je n’ai pas le droit de vous le dire car vous n’en n’avez pas non plus le droit. Ici, vous devez laisser toutes vos identités, vos personnalités, vos croyances, à la porte de cette salle. Ici, vous êtes forcés d’être libres, vous êtes forcément libres, car vous êtes accueillis dans un lieu universel et neutre.

Madame, ça veut dire quoi lieu universel ?

L’universel, c’est d’abord le puissant catholicos, centre rêvé de tous les empires. C’est un centre de référence décrété par des clercs, des califes, des papes. Reconnu par toutes celles et ceux qui ne veulent pas en être tenus à la marge, le centre du monde est fixe et unilatéral. Puis, la recherche de l’absolu et du centre de l’univers est tombée en désuétude. Afin de pouvoir étendre et étaler les puissances plus loin encore, il fallait prétendre le contraire, décentrer les regards. Ce nouvel universel hégémonique offre à tous les individus la possibilité de faire partie d’un tout universel, mais à condition qu’ils se dépouillent de toutes leurs particularités. L’universel, c’est l’hégémonie du Blanc, qui depuis l’époque moderne domine le monde. Le temps, le poids, les distances, tout est mesuré à partir d’un étalon européen et chrétien que les Blancs conçoivent comme une neutralité objective. L’idéologie de l’empire colonial accouche de paradigmes de pensée que l’on reconnaîtra aujourd’hui à la source de l’ensemble des discours légitimés. A l’obscurantisme des prêtres et à l’hystérie des femmes répond le rationalisme éclairé de la patrie républicaine, aux croyances puériles des minorités religieuses répond la critique de l’exégète athée, aux femmes voilées répond le féminisme raisonné et moral des femmes blanches, au particularisme des individus opprimés répond l’universel humaniste bien portant.

Autrement dit, la République a réponse à tout. A tout ce qu’elle a elle-même défini comme étant un problème… c’est qu’après les décolonisations, il aura fallu construire un nouveau discours de légitimation de la puissance française. Les valeurs hégémoniques de l’Occident se dissolvent alors dans un humanisme blanc ambigu, pour former un différentialisme culturel. L’universel contemporain devient équivoque, encombré de ses héritages coloniaux.

Toute personne qui a eu une formation universitaire en sciences humaines peut très facilement déconstruire la notion d’universel telle que le gouvernement l’emploie.

Ils savent. Ils savent que l’universel n’est pas historiquement une référence progressiste. Je ne dévoile rien ici. Pourtant, peu d’entre-eux le disent.

Je me souviens de la voix de mon père, un autodidacte passionné d’histoire : « toi maintenant, tu connais l’histoire mieux que moi, qui me suis arrêté à l’histoire contemporaine ». C’est précisément hors de l’histoire contemporaine que s’est construite la référence universaliste. Une histoire à laquelle seul.e.s les bourgeois.e.s ont accès, sur les bancs de l’université, et qui commence à l’Antiquité. Lorsqu’elle nous enseignait l’empire romain, une professeure nous répétait, de sa voix forte et claire, que l’universalité était une ambition aux fondements de tous les empires. Rome a du se construire comme ville impériale, grâce à ses imperatores, ses soldats d’élite républicaine devenus chefs militaires de l’empire [1]. L’histoire antique romaine continue de fasciner les élites françaises car elle est un exemple de construction impériale à partir d’une république.

La République française allait élargir ses territoires comme l’avait fait Rome, elle allait conquérir des pans entiers du monde comme l’avaient fait les califes de Bagdad, mais en dehors de tout objectif de conversion religieuse. La première difficulté à laquelle allait donc être confronté le modèle républicain français, c’est la construction d’un empire colonial autour d’un État-nation laïque, dont la légitimité est bien moins forte que pour un État religieux impérial.

Sa légitimité n’allait pas être religieuse, elle allait être morale et humaniste. Cela tombe bien, il y a des humains partout sur la terre ! La morale universaliste des élites républicaines françaises du XIXe siècle allait pouvoir inventer un impérialisme nouveau : extraterritorial, virtuel, idéel. Il se prolonge encore aujourd’hui au sein d’espaces qui peinent à trouver leur pleine indépendance.

Il ne fallait plus convertir mais civiliser, il ne fallait plus convaincre mais dominer.

Le drapeau bleu blanc rouge allait pouvoir se hisser sur tous les territoires. Les bourgeoisies marchandes françaises ne domineraient bientôt plus seulement le monde économique, mais aussi le monde symbolique et sensible. Cette lutte des bourgeoisies françaises pour le pouvoir symbolique commence à la Révolution française, pour s’achever au XIXe siècle. Et elles vont lutter contre des pans entiers de sa population.

Les héritages des révolutions de 1789 et de 1848 ont en commun d’avoir construit les bases d’une morale républicaine universaliste qui se décompose en deux grandes logiques. La première, c’est d’avoir été à la source de l’abolition de l’esclavage dans le monde. La deuxième, c’est d’avoir transformé le droit des minorités en tant que groupe au sein d’un empire en un droit des individus intégrés au sein d’une Nation impérialiste [2].

Les acteurs de 1789 ont été très partagés sur la question de l’esclavage. D’après les sources que constituent les discours des assemblées, les essais et les inventaires après-décès, il y avait une contradiction manifeste entre la possession d’esclaves, l’investissement dans les marchés d’armateurs négriers d’une part, et les discours philosophiques et humanistes d’autre part. Voltaire, Bodin et Montesquieu ont tous trois produits des textes qui condamnaient moralement et juridiquement la condition d’esclave, tout en investissant personnellement dans les expéditions commerciales du commerce triangulaire négrier. Que nous le voulions ou non, nous sommes héritiers de cette ambivalence, qui est loin d’être simplement un paradoxe intellectuel stimulant pour l’esprit, puisqu’il a arraché la vie à 14 millions de personnes à travers le monde [3].

Ces personnalités ambivalentes ont certes été ensuite minorées par des abolitionnistes convaincus [4], mais qui seront très vite écrasés par les régimes suivants, celui du Directoire à partir de 1794, puis du Premier Empire. La première tentative -très théorique- d’abolition de l’esclavage en 1793 s’est faite dans le contexte d’une révolte de la population haïtienne, qui devra ensuite payer par la dette, durant deux siècles, son irrévérence aux Blancs. Cette tentative a été de plus avortée dès le Code Civil de 1804. Quand bien même les bourgeoisies marchandes européennes semblent pour certaines convaincues de la non-rentabilité et de la désuétude de l’esclavage, pour reprendre les mots des économistes politiques libéraux en vogue de l’époque [5], il faudra attendre la grande révolution prolétarienne de 1848, étendue à l’ensemble de l’Europe et de ses possessions ou presque, pour le retour de l’abolition juridique de l’esclavage.

Mais dans ce que la morale universaliste nous a enseigné, le plus fourbe est sans doute d’avoir véhiculé l’idée que les esclaves du monde entier ne se soient libérés que par la force prodigieuse de l’avant-garde révolutionnaire française. Idée représentée dans des multiples tableaux commandés par le gouvernement républicain pour la postérité, où des corps noirs nus, libérés de leurs chaînes, s’affaissent devant des blancs élégamment habillés pour les remercier de leur avoir concédés une telle grâce [6]. Et en réalité ? L’histoire ne peut que difficilement retracer les luttes des vaincus, mais on sait grâce à des journaux d’esclaves, à des sources juridiques et notariales, que l’application du décret de l’abolition de l’esclavage ne se fit qu’après des luttes massives des colonisé.e.s sur place, pendant des dizaines d’années. A l’autre bout du monde de l’influence française, les plus récents travaux des sociologues montrent que les politiques institutionnelles d’aide aux esclaves sexuelles dans les anciennes colonies ne font que maintenir les réseaux de traite [7]. C’est encore notamment le cas au Laos, de nos jours.

Au delà du courageux sacrifice que les révolutionnaires français.e.s auraient accompli pour les esclaves du monde entier, il y aurait la révolution universaliste du droit en faveur des minorités. Avant 1789, les étrangers ne pouvaient profiter que de l’aubaine royale en tant que groupe - le droit d’aubaine qui traçait un lien entre le souverain et ses hôtes étrangers – pour obtenir les mêmes droits qu’un résident. Le décret du 6 août 1790 révolutionne le droit en accordant à tout individu par la loi la citoyenneté universelle : « la France libre doit ouvrir son sein à tous les peuples de la Terre, en les invitant à jouir, sous un gouvernement libre, des droits sacrés et inviolables de l’humanité [8] »Ce texte est le premier à déterminer par une loi l’universalité du droit à être français, par le droit du sol. En même temps, comme tous les textes de cette époque qui énumèrent des restrictions au droit qui vient d’être énoncé, il définit par là une liste de conditions pour que ce droit s’applique. Ceux et celles qui ne les remplissent pas basculent dans la non-citoyenneté. C’est par la définition de la non citoyenneté que naît, par négation, la citoyenneté. Le texte affirme donc une universalité des droits, mais accordée pour quelques individus seulement. Les femmes,les « indigents », les « Bohémiens », les enfant.e.s né.e.s en France de père étranger et de mère française, les enfant.e.s né.e.s en France de parent.e.s étrangers en sont exclu.e.s [9]. Les Roms, appelés Bohémiens puis Tziganes, sont systématiquement exclu.e.s de la citoyenneté, puis exclu.e.s tout court du territoire au début du XIXe siècle. [10]La description qu’en font les philosophes des Lumières dans l’Encyclopédieest à l’origine d’un imaginaire raciste actuellement tenace, envers des personnes pourtant présentes dans le Royaume sans heurts depuis le XVIe siècle. Iels sont associé.e.s à des sorcier.e.s, à des irrationnell.e.s :

« C’est par la chiromancie que ces imposteurs vagabonds, connus sous le nom de Bohémiens & d’Egyptiens, amusent & dupent la populace. [...] l’Etat & l’Eglise ne doivent point tolérer ces diseurs de bonne aventure : mais la meilleure est que ce sont des vagabonds que l’oisiveté entraîne dans le crime, & dont la prétendue magie est le moindre défaut. » [11]

Hormis toutes ces indésirables et tous ces indésirés, le droit à la citoyenneté peut être accordé à des individus qui ont prouvé leur dévouement patriote au projet politique de la République. Être français, ça se mérite.

« L’assimilation » des Juifs – puisque bien évidemment, les Juifs n’étaient en 1790 pas considérés comme appartenant naturellement « aux peuples de la Terre » répond à ce principe de méritocratie. Œuvre de quelques poignées de personnes engagées, comme l’abbé Grégoire, la naturalisation des Juifs.ves de 1791 ne peut se faire qu’à la condition de prêter le serment civique [12], ce qui n’est pas exigé pour les hommes de plus de 21 ans reconnus comme citoyens français. Autrement dit, on ne peut être d’emblée Juif (encore moins juive ) et citoyen français, quand bien même la République française n’a pas l’intention de se construire comme une « maison de la chrétienté ». Ces logiques discriminatoires s’enracinent dans le droit français avec le Code Civil napoléonien, qui entérine l’exclusion des Juifs.ves et des étranger.e.s de la citoyenneté. On retrouve, dans la logique d’intégration sous conditions du Code Civil, des discours actuels : en 1806, une grande enquête est menée par l’administration impériale pour statuer sur la compatibilité de la civilisation juive avec les valeurs impériales. La réponse est non, et iels sont toutes et tous exclu.e.s de la citoyenneté française pour dix années.

La législation intervient dans un contexte tenace d’exclusion des Juifs.ves par une institution puissante, l’Église. [13]

Tiens ? L’Église ? Moi qui croyais qu’on aspirait à la laïcité… du passé ne faisons pas tout table rase.

Prenons quelques exemples dans l’ordre chronologique. Calixte II, un pape du Moyen Age, rédige au XIIe siècle une bulle qui qualifie les Juifs d’infidèles. Cette bulle fait fureur, si bien que quelques années plus tard, en 1215, le concile de Latran oblige les Juif.ves, dans la plupart des pays d’Europe de l’ouest, à porter un chapeau pointu, sans doute à l’origine de notre expression actuelle « porter le chapeau ». Mais la législation affecte aussi les imaginaires puisque durant l’ensemble du Moyen Age et de l’époque moderne, la papauté et la hiérarchie ecclésiastique se sont évertuées à produire toute une littérature qualifiant les Juifs.ves d’idolâtres, de traîtresses et d’indésirables, de meurtrier.e.s même, si l’on en croit certaines peintures [14]. A l’époque contemporaine, Pie XII est connu, grâce à un film de Costa-Gavras, pour son inaction totale et son silence lors de l’anéantissement des Juifs durant la Seconde Guerre Mondiale. Il était bien préférable pour la papauté de ne pas fâcher l’Allemagne Nazie, qui a su mettre une fin provisoire à l’expansion d’une des plus grandes concurrentes que le catholicisme n’ait jamais connu : l’idéologie communiste. La plus grande rafle romaine a eu lieu sous les fenêtres du pape en 1943. Les familles converties au catholicisme avaient été également arrêtées.

Années 2000. Ma mère m’emmène à la nuit de lecture des noms au mémorial de la Shoah. Ceux des enfant.e.s déporté.e.s. Maman, pourquoi des enfants sont morts en France, alors que le nazisme était en Allemagne ?

Les historien.e.s, avant les travaux de Robert Paxton, ont effacé avec acharnement la généalogie profonde de l’antisémitisme français, de l’antijudaisme chrétien [15]. Va t-on déployer la même énergie pour nier l’islamophobie de l’État français ? Ce sont les antisémites d’hier qui accusent les militant.e.s noir.e.s et arabes actuelles d’antisémitisme [16]. Ils n’ont pas trouvé mieux à répondre. Sans baume académique et universitaire blanc, les indigènes n’ont pas le droit de raconter leur histoire. Elle ne peut resurgir que 50 années plus tard, une fois presque mortes toutes les victimes. « Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’État français. Il est difficile de les évoquer, aussi, parce que ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. »

Il est intéressant ce discours de Jacques Chirac, prononcé au lendemain de sa première investiture.

Il a d’abord un contexte politique. Mais le plus notable, c’est que l’aveu le fasse tant souffrir. Presque autant que les victimes. La pilule passe grâce à une rhétorique habile qui confère à la rafle du Vélodrome d’Hiver un caractère exceptionnel, « contraire à nos traditions » universelles de Patrie des droits de l’homme.

Pourtant, c’est bien la patrie universelle des droits de l’homme qui a organisé des journées sanglantes, comme celle du 17 octobre 1961 où les manifestant.e.s anticolonialistes ont été jeté.e.s dans la Seine. Ces journées ne sont pas des tâches exceptionnelles comme voudraient le faire croire les gouvernants dans leurs discours, mais les reflets d’un droit racial inscrit pour de très longues périodes dans le droit français. La confusion qui règne dans la bouche des ministres et des journalistes de Cnews entre « étranger » et « musulman » ne vient pas de la stupidité de leurs locuteur.ices. A la fin du XIXe siècle, Le droit colonial a fait de l’indigène une communauté juridique séparée de la République par la république elle même : celle des Français musulmans d’Algérie. Tant pis s’ils ne sont pas musulmans [17], tant pis s’ils ne sont pas français. Le droit parlera pour eux, et dira qu’ils ne sont pas citoyens de la République. Trente années après la colonisation de l’Algérie, il a été question, quand même, de naturaliser certains indigènes, d’en faire des citoyens.

Vient alors un débat terrible à la Chambre, que je vous retranscris en substance ici :

« Si, poussé par une aveugle bienveillance, le sénatus-consulte avait accordé la jouissance de nos droits et de nos institutions civiles au Musulman et à l’Israélite, on se serait mis en contradiction avec des usages qui se sont transmis depuis un temps immémorial dans tout l’Orient. » [18]

On reconnaît ici la rhétorique de Jacques Chirac, pourtant tant appréciée, qui s’attardait sur les mêmes comparaisons à des mœurs immémorables pour parfaire ses justifications. Qu’est-ce qu’il en a été ? Non seulement le droit colonial a inscrit une distinction de citoyenneté et d’humanité entre les Indigènes et les français, mais il a aussi œuvré à opérer des différences à l’intérieur de la catégorie même d’indigène. Certain.e.s Juif.ves seront citoyenn.e.s pour un court temps, entre le décret Crémieux de 1870 tant décrié, et la France de Vichy. Les autres, qualifiés de « musulmans » n’auront pas même droit à une instruction de citoyens. Le décret de Jules Ferry de 1883, qui institue une école obligatoire en métropole, ne prévoit rien pour les jeunes filles algériennes. Les garçons musulmans ne sont scolarisés qu’à 4 % en 1911, 17 % en 1954, contre 85 % pour les enfants européens [19]. Autrement dit, la république coloniale allait créer des séparatismes entre les individus, en fonction de leur présupposée religion ou de leur naissance, de leur sexe, et ceci dès l’enfance. Simultanément à leurs déclarations humanistes et universalistes, les républicains de la IIIe république allaient justifier les nouvelles colonisations en arguant des différences culturelles et biologiques entre « les Français et les Asiatiques », notamment dans la bouche de Jules Ferry lorsqu’il justifie à la Chambre la colonisation du Tonkin en 1883. Ces différences entre Français et étrangers allaient aussi s’avérer très efficace pour réprimer les mouvements sociaux. Lors des grandes grèves des « Gueules Noires » de 1948, alors que le droit de grève vient d’être inscrit dans la constitution de la IVe République, les mineurs grévistes étrangers sont expulsés, et les indigènes ne peuvent plus voter aux élections professionnelles.

Toute cette inventivité juridique ne peut pas rester sans traces. En 2018, Emmanuel Macron signait un décret qui devait mettre fin (comme un ami blanc me l’a fait remarqué, alors je me suis renseigné) à la différence de traitement entre les Algériens et les autres étrangers dans le code des étrangers, du séjour et du droit d’asile. Jusqu’alors, les étudiant.e.s algériennes -méritant.e.s, diplomé.e.s, cela va de soi- contrairement aux autres étudiant.e.s étranger.e.s ne pouvaient pas demander de titre de séjour pour activité salariée après avoir été étudier en France [20]. Grâce à Emmanuel Macron, ils le peuvent désormais. Aux conditions de ne pas rester plus de 24 mois, que leur nombre ne dépasse pas 200 par an sur le territoire, qu’ils exercent une profession qui soit parmi une liste de métiers en tension [21], et de rédiger une lettre de motivation convaincante. Actuellement, Gerald Darmanin s’inspire de ce qui a été fait en 1948 pour ses projets de déchéance de nationalité.

Où est l’universel dans tout cela ?

Là encore, il s’agit de légiférer une conversion profane. Convertir les Musulmans aux « valeurs françaises », après les en avoir exclus pendant 150 ans. La République voulait réussir le pari d’écraser le cléricalisme royaliste, tout en gardant la même rhétorique de l’expansion mondiale et de la reconquista. Alors aujourd’hui, on nous berce. Il n’y a plus d’enjeu, ils nous ont dit pardon pour hier. Même si la date de la dernière décolonisation française n’a laissé passer qu’une seule génération. 1977, Djibouti.

Mais tout ce qui est moche et sent mauvais est et doit être hors de France. La pollution, la haine, le racisme… dans un effet de délocalisation économique et sensoriel, dans une entreprise d’éloignement temporel des effets du colonialisme, le territoire entier est recouvert d’une neige blanche anesthésiante. Et encore, il faut que nous supportions le refus de certain.e.s néo-fascistes à saupoudrer de la neige sur leurs crimes nauséabonds.

Car la France a pris en main le destin des plus gentils opprimé.e.s de l’univers tout entier.

Comme toute bonne républicaine, j’admire Victor Hugo, sa statue de marbre où il figure en grand père savant et comblé, et ses combats pour l’abolition de la peine de mort. Il est la plus haute incarnation de l’universel français. On croirait encore l’entendre s’émouvoir des grandes causes de l’humanité, pleurer sur les âmes tristes et délaissées du monde. Il a inventé la figure du pauvre que l’on doit défendre. Non pas celle de l’indigène, puisqu’il a approuvé la mise en vigueur du code de l’indigénat voté en 1875 [22], alors au plus haut de sa carrière politique. Non pas celle du communard, qui a « agit au mauvais moment » [23]. Mais celle du pauvre parisien des faubourgs, qui ne vole que pour nourrir sa femme et ses enfants. La figure de Claude Gueux, de Jean Valjean, hante tous les opprimés et les indigènes d’aujourd’hui. Femmes et hommes, ils ne peuvent arracher le privilège d’être épaulé.e.s par les blancs s’iels ne lui ressemblent pas.

C’est la fin de l’été. Je prépare la rentrée. Un cours sur la place de la France et de l’Union européenne dans le monde. Dans la plupart des manuels figure le « soft power » français. Là, un document cartographique sur la francophonie mondiale… Devant mes élèves immigré.e.s, je dois dénoncer le colonialisme d’hier dans les chapitres d’histoire, puis je dois vanter le « soft power » d’aujourd’hui dans des chapitres de géographie. Le présent ? En lien avec l’histoire ? Oui, mais pas là-dessus. Faire des liens entre les chapitres ? Non, il n’y a aucun lien entre l’histoire civilisationnelle sanguinaire d’hier et le rayonnement gentil et culturel de la France actuelle… Chez la France insoumise, on peut être insoumis car on a un rayonnement culturel…on sera fier d’être les premiers insoumis d’Europe… on peut faire du renouvelable car, grâce à nos Outre-mer, on peut faire des parcs éoliens… Tout cela est formidable. Comment les fils et filles d’indigènes que nous sommes, aujourd’hui encore opprimés économiquement, qui portons dans nos chairs les souffrances de nos grands-parents, comment pouvons-nous adhérer à ces discours universalistes dits progressistes ?

D’aucune façon.

Qui suis-je ? Je suis duelle. Je suis une prof progressiste qui vote France insoumise. Je suis aussi l’autrice de cet article vengeur. Je venge mon grand-père, qui me regarde là haut. Il avait un œil vif et malicieux. Les plis de cet œil devaient contenir la joie de deux yeux, puisque son autre œil avait été clos à tout jamais par un jet de sable à haute pression de l’industrie française, fleuron mondial de la Belle Époque. Bien des années plus tard, sur les Champs-Élysées, j’allais entr’apercevoir les mêmes plis sur la moitié d’un visage, celui d’un Gilet Jaune à terre.

Je le disais, les indigènes n’ont pas le droit de raconter leur propre histoire. Y compris lorsque c’est la leur, individuelle, indivisible, à fleur de peau. J’ignore si mes proches ont participé au 17 octobre, ou à d’autres journées de répression sanglante. Peut-être. Leur histoire ne me le racontera pas. Par contre, je me souviens d’une journée ensoleillée de mon enfance, chez mes grands parents algériens. Je dessinais et j’écrivais sur la table du salon, face à mon grand-père qui me regardait. Il s’est tourné vers son fils, interloqué.

— Elle sait écrire, elle ?
— Bien sûr papa, elle a 9 ans. Encore heureux.
— Ah c’est bien pour elle... moi…. j’ai jamais su ça…. pour quoi faire ? Tiens, ma carte là…
— De quoi tu parles ? Ta vieille carte d’identité ?
— oui… ils ont dit j’étais français… mais j’écris seulement mon nom en français.

Maintenant, j’allais écrire sur lui… et sur nous…

L’écriture me préserve d’une déchirure profonde, elle maintient le pansement d’une plaie béante, dont les bords saignent et pleurent quelques fois.

Par pitié. Laissons les discours civilisationnels et moralisateurs morbides à l’extrême-droite. Préférons la multitude du « nous » à l’universalisme « qu’ils » nous proposent. Car nous sommes multiples, d’univers divers. Nous ne sommes pas tous Blancs. Nous ne sommes pas tous justes. Nous sommes rouges de colère et de sang, mais à cœurs ouverts. A vous d’ouvrir les vôtres… et nous pourrons alors peut-être dire au revoir à ceux et celles qui nous regardent là haut. En élargissant à l’infini votre univers universel.

Candide Bouakkaz

[1Pour en savoir plus : Laignoux Raphaëlle, La construction du pouvoir personnel durant les années 44-29, processus de légitimation, thèse de doctorat, histoire, Paris I, 2010.

[2Samuel Maurice, Le droit à la différence. L’universalisme français et les juifs, la Découverte, 2021.

[3Ce chiffre est avancé dans l’ouvrage qui fait référence en français sur la question : Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », Paris, 2004, 468 p.

[4Comme le comte de Mirabeau et l’abbé Grégoire, tous deux membres de la Société des Amis des Noirs jusqu’en 1791.

[5Adam Smith, en 1776, dans La richesse des nations. Cité par l’historien Bernard Gainot dans son article : Bernard Gainot, « Bref aperçu concernant l’histoire du mouvement abolitionniste français (1770-1848) »,La Révolution française[En ligne], 16|2019.

[6Revoir le célèbre tableau de François-Auguste Biard conservé au Château de Versailles…

[7Estelle Miramond, De la lutte anti-traite à la mise au travail : ethnographie de jeunes femmes laotiennes face aux politiques d’immobilisation, thèse de doctorat en sociologie, université Paris cité, 2021.

[8Archives parlementaires, tome 17, p. 628 et 629 (Rapport du député Barrère).

[9Sophie Wahnich, L’impossible citoyen : l’étranger dans le discours de la révolution française, 2010.

[10Jean-Pierre Dacheux, Les interpellations tsiganes de la philosophie des Lumières, thèse de philosophie, Paris VIII, 2006.

[11L’Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des Arts et des Métiers, dans l’article « Chiromancie », Mallet, tome 3, p. 349-350, cité par wikisource :https://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Encyclop%C3%A9die/1re_%C3%A9dition/CHIROMANCIE

[13Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme,Paris, Calmann-Lévy, 1955.
Gisel, Pierre. « Antijudaïsme dans le christianisme. Une récurrence inavouée de marcionisme : qu’en penser et qu’en faire ? », Le Genre humain, vol. 56-57, no. 1-2, 2016, pp. 191-208.

[14La toile du peintre Charles de Prévôt montre un supposé meurtre rituel d’enfants chrétiens commis par des Juifs. Elle est aujourd’hui exposée dans la cathédrale de Sandomierz en Pologne.

[15Tout cela est très bien montrée par Zeev Sternhell,L’Histoire refoulée : La Rocque, les Croix de feu, et la question du fascisme français, les Éditions du Cerf, 2019.

[16Pour ne citer qu’elle, c’est le cas de l’autrice Houria Bouteldja, accusée grossièrement d’antisémitisme.

[17C’est le cas de nombreux Kabyles au moment où le code de l’indigénat est écrit.

[18J.E. Sartor, Discours de présentation du senatus-consulte du 5 juillet 1865. De la Naturalisation en Algérie, Musulmans, Israélites, Européens.https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k5789907p/f9.item.texteImage

[19Carole Reynaud-Paligot, l’École aux colonies. Entre mission civilisatrice et racialisation, 1816-1940, Champ Vallon, 2021.

[20Selon l’accord franco-algérien du 27 décembre 1968, qui vient juste après les accords d’évian...

[21Décret no 2018-403 du 28 mai 2018 portant publication de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République algérienne démocratique et populaire relatif aux échanges de jeunes actifs.

[22Victor Hugo, Actes et paroles, depuis l’exil, 1876.

[23Il le dit dans une lettre qu’il écrit depuis la Belgique, avant son retour d’exil, lettre publiée dans cette anthologie : Victor Hugo, Écrits politiques, 2002, 382 p.

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