L’empathie suicidaire et la pitié dangereuse

Qui va mourir ? // Elon Musk et la Gaîté lyrique
[chronique de comptoir]

paru dans lundimatin#468, le 26 mars 2025

Le 28 février, avant, donc, l’expulsion lundi dernier des 400 mineurs isolés à la Gaîté Lyrique, Elon Musk tweetait, à propos de cette occupation : « un autre cas d’empathie suicidaire, aurait dit @GadSaad ! Le problème avec l’empathie suicidaire, c’est qu’elle va mener à la fin de la civilisation. Les jeux sont faits. Par ailleurs, les livres de Gad sont super. »

L’empathie suicidaire est un concept forgé par Gad Saad, « l’intellectuel préféré » [1] d’Elon Musk, professeur à l’Université Concordia à Montréal et spécialisé en psychologie du consommateur et en psychologie évolutionniste. Gad Saad est un fervent défenseur de la liberté d’expression, lanceur d’alerte contre les dérives du wokisme et du postmodernisme comme virus de la pensée. La pensée woke est au sens propre une maladie, une infection, dit-il, qui empêche toute pensée critique, toute réflexion. L’enfer est pavé de bonnes intentions, et si plein de bons sentiments soient-ils, les woke jouent en fait contre leurs intérêts, et contre l’intérêt de la société tout entière, qu’ils mènent bel et bien à sa perte. L’empathie suicidaire n’est donc d’abord rien de plus qu’une radicalisation opératoire de cette critique globale des idées progressistes : elle désigne une tendance à l’empathie si excessive qu’elle pousse l’individu à adopter des comportements nuisibles. Car l’empathie n’est pas rationnelle : c’est un mécanisme affectif, instinctif même, qui, comme l’explique Konstantin Kisin, un autre fervent lecteur de Gad Saad « trouve sa source dans le cortex cingulaire antérieur (ACC) et est dédiée par les neurones miroirs du cortex promoteur et du lobule pariétal inférieur. Ces mécanismes neuronaux nous permettent de ressentir la douleur d’autrui comme si c’était la nôtre – d’où notre propre malaise face à quelqu’un qui se ridiculise sur scène. L’ACC est fortement connecté au système limbique, qui gère les réponses émotionnelles et la perception de la douleur sous son aspect affectif, plutôt que son intensité physique. » [2]. D’après Gad Saad et sa psychologie évolutionniste, l’empathie désigne donc une certaine tendance de l’évolution, initialement positive, car elle favorise l’entraide et la coopération au sein du groupe, mais qui, dans le monde du XXIe siècle, a été dissociée de ses fonctions premières.

Au fil des millénaires, ces facultés évolutives se sont trouvées projetées dans un univers radicalement différent. La tribu est devenue trop vaste, les visages trop nombreux, et les dangers de notre jungle moderne trop abstraits. L’amygdale ne s’alarme plus des tigres à dents de sabre, mais des offenses perçues sur les réseaux sociaux. L’empathie, elle, une fois détachée des liens de parenté, devient une force débordante. […]

Peut-être le mouvement « woke » est-il si impitoyable parce que ses adeptes sont devenus dépendants à leur amygdale, persuadés que le monde entier est raciste, sexiste, et hostile à leur égard. À rebours de la célèbre maxime d’Audre Lorde, les outils du maître sont en train de détruire la maison du maître. [3]

Il y a un danger consubstantiel à cette « force débordante » de l’empathie et ce danger est proprement sanitaire. Plus que comme une source d’émeutes, les néoréactionnaires ont peur du wokisme comme du cancer de la civilisation, comme source de souillure et de contamination. Chez Saad, le concept d’empathie suicidaire est directement lié à celui d’ « idée parasitaire » ; ces croyances ou idéologies qui, comme des vers dans l’estomac, peuvent au sens propre nuire à l’hôte, c’est-à-dire à l’individu ou à la société qui les embrasse. S’il faut bien sûr se méfier de l’analogie perpétuelle comme seul fondement de l’analyse des fascismes présents, « faire sortir le fascisme du point mort du raisonnement analogique » [4], ce qui se ramène en dernière instance à une exigence de pureté — qui ne peut être atteinte que par un nettoyage en profondeur — est bien l’indice ultime de ce que la matrice raciale et coloniale du fascisme, si elle sait se parer d’atours technophiles, demeure aujourd’hui plus puissante que jamais, et ce qui lui permet d’agréger rêves de restauration et fantasmagories transhumanistes.

L’empathie suicidaire est tout à la fois l’empathie à l’égard de ceux que la bonne conscience perçoit comme étant les plus faibles — par exemple, ces « mineurs » qui ne sont en fait jamais que « des majeurs qui veulent faire reconnaître leur minorité » [5] — et l’empathie que ne peut ressentir qu’une conscience qui, elle-même, est faible — parce qu’elle manque de courage et de lucidité, et finalement, de force et de puissance. L’empathie est donc suicidaire parce qu’elle est doublement faible, elle est la faiblesse qui tombe amoureuse de la faiblesse, l’onanisme de la faiblesse qui comme Narcisse se noie dans le marécage complaisant de son auto-satisfaction. Dans un entretien accordé à Joe Rogan pour son podcast ’The Joe Rogan Experience’, Elon Musk lui-même affirmait : « La faiblesse fondamentale de la civilisation occidentale est l’empathie. L’empathie exploite. Elle exploite un bug dans la civilisation occidentale, qui est la réponse empathique. » Ce bug, ce sont les excès délirants de notre amygdale, qui nous mènent, en éprouvant de manière disproportionnée les sentiments des autres, à nous oublier nous-mêmes, et notre civilisation avec.

On pourrait se dire qu’il ne s’agit là finalement de rien de plus que d’une énième variation d’un même trope réactionnaire qui vise, en dernière instance, à ériger un égoïsme rationnel et raisonné en vertu politique cardinale. C’est une version contemporaine et conceptualisée de toute la misère du monde qu’il ne faut pas accueillir. C’est une pierre de plus à l’édifice de la lutte contre les ravages du politiquement correct.

Une hypothèse et une question : je veux croire ici que cette question de l’empathie, plus qu’une variation, permet de désigner un nœud affectif crucial des fascismes présents en ce qu’elle fait de l’exigence assumée de déshumanisation, du refus d’identification à l’autre, une question de développement personnel, et d’un bug de développement personnel, une menace pour la civilisation.

Si l’on émet cette hypothèse, la question cruciale qui se pose alors est : quelle réponse politique apporter à cette attaque contre l’empathie qui ne soit pas l’éloge moral de notre capacité à s’apitoyer ?

Pour y répondre il faut d’abord comprendre ce que cela veut dire. Si, en dépit de tout notre dégoût, on essaie comprendre ce qui se passe dans la tête des fascistes, et surtout pourquoi ça fonctionne alors il faut tenter de déplier les significations de l’empathie. L’empathie désigne ici minimalement, je crois, une certaine forme de compassion ou de pitié mal placée. Il y a un lien évident, qui peut vite se muer en confusion, entre l’empathie et la pitié. Dans l’Ethique de Spinoza, l’empathie et la pitié vont ensemble. La pitié est « une Tristesse née du malheur d’autrui » fondée sur ce qu’il appelle l’« imitation des affects », qui est une réaction d’empathie. La pitié est donc en un sens une certaine forme d’empathie. Et l’un des points par où le Dark Enlightment, les lumières obscures s’attaquent aux Lumières. Rousseau, qui voyait dans le sentiment de pitié l’un des fondements de la morale, mais aussi de la société — en tant que la pitié est le sentiment naturel par lequel, précisément, nous n’allons pas nous attaquer à celui qui souffre — est l’une des cibles privilégiées de la néoréaction, de Mencius Moldbug, des architectes du Projet 2025, comme l’un des instigateurs d’une pensée démocratique, via notamment le concept de souveraineté populaire, qui n’est rien d’autre qu’une perversion [6] . Mais si notre mémoire scolaire a bien retenu la leçon selon laquelle ce « sentiment naturel » est à la racine de l’humanisme et d’un rapport à l’autre qui ne prenne pas nécessairement la forme d’une lutte à mort, on sait également que la pitié, ce sentiment « à double tranchant », est aussi dangereuse. « Celui qui ne sait pas s’en servir doit y renoncer. C’est seulement au début que la pitié - comme la morphine - est un bienfait pour le malade, un remède, un calmant, mais elle devient un poison mortel quand on ne sait pas la doser ou y mettre un frein. », comme le dit si bien Stefan Zweig par la bouche du lieutenant Hofmiler dans son seul roman achevé, La Pitié dangereuse, paru en 1939.

C’est l’histoire d’un officier de cavalerie qui, convié à une réception chez un riche baron, invite, par politesse, sa fille Edith à danser, sans se rendre compte qu’elle est paralysée. Mortifié par son erreur, il lui rend visite dès le lendemain pour s’excuser et Edith prend bientôt sa gêne et sa compassion pour des signes d’amour. Hofmiler, pris de pitié et bientôt comme lui-même enfermé dans les rêves de la jeune fille, n’ose pas lui avouer son indifférence et continue à mimer un amour factice par facilité et par sens du devoir, sans se rendre compte qu’il s’enfonce chaque jour un peu plus dans un piège mortifère qui loin de guérir Edith, finira par la tuer. Lorsqu’elle comprend qu’Hofmiler l’aide par pitié et non par amour, Edith se suicide, et le lieutenant, lui-même désespéré, comprend que loin d’être une vertu, sa pitié a été une force destructrice — une force débordante et destructrice :

« Les quatre semaines qui s’écoulèrent jusqu’à la décision finale, je les avais passées dans un état de trouble, de désespoir, de dédain de la vie, dont je me souviens encore aujourd’hui avec plus d’horreur que des heures les plus terribles sur les champs de bataille. Car j’étais convaincu que par ma faiblesse, ma pitié d’abord attirante, puis fuyante, j’avais tué un être humain, et de plus, le seul qui m’aimât passionnément. »

On pourrait risquer une analogie entre empathie suicidaire et pitié dangereuse. Il est question, dans un cas comme dans l’autre, des pièges de la compassion et de leur paroxysme : la mort, le suicide. Hofmiler condamne sa pitié et condamne sa faiblesse, créatrice du pire dit-il, peut-être plus encore que « de la méchanceté ou de la violence ». Danger de la faiblesse, danger de la pitié, danger de mort, suicide : qu’est-ce qui distingue la virtuosité chirurgicale de l’analyse des affects et de la psyché humaine par Stefan Zweig du néo-fascisme biologisant de Saad et Musk ? La question semble indécente et absurde.

L’idée du suicide civilisationnel comme horizon du déclin de la civilisation — c’est-à-dire du déclin de l’Occident — dont le progressisme serait malgré lui l’architecte et l’instigateur n’est pas neuve ; on la trouve chez la plupart des théoriciens réactionnaires, de Spengler à Evola. Ce qui se joue de particulier et de neuf dans le fait de prendre l’empathie pour point de départ, c’est la façon dont le discours fasciste s’articule à ce qui est bien une forme de discours de développement personnel. La psychologie évolutionniste et darwinienne qui sous-tend la dénonciation de l’empathie suicidaire est une psychologie appliquée. Il faut se rééduquer individuellement à une empathie moindre pour éviter de prendre part au suicide civilisationnel collectif. Gad Saad, en cela, va bien plus loin que Zemmour dans son Suicide français : il ne se contente pas de dresser ce qui serait le constat d’une décadence générale de l’Occident ; il montre que l’endroit où opère le bug civilisationnel est celui de nos affects, compris comme de simples réactions chimiques. Le paradoxe, c’est alors que la thèse politique qui voit dans l’empathie un danger politique, du même coup la dépolitise en n’y voyant que l’expression de nos plus bas instincts. Pour Saad, l’empathie est par définition réactive et non positive. Il n’y a pas d’agentivité dans l’empathie. L’empathie est en fait toujours quelque chose que le sujet subit. Nous sommes chacun, individuellement, victimes de l’empathie qui nous tuera tous. La faiblesse, c’est de se laisser emporter par cette facilité, de ne pas voir les ravages qu’elle produit.

L’analogie entre l’empathie suicidaire et la pitié dangereuse cesse de fonctionner à partir du moment où l’on politise la question de l’affect et où l’on comprend que la différence est de nature, et non de degré, entre le soutien aux jeunes mineurs isolés de la Gaîté Lyrique et le faux témoignage d’amour du lieutenant Hofmiler à Edith. La question n’est pas celle du collectif et de l’individuel. La question est de savoir qui meurt et qui reste en vie, ou au moins, qui est en sécurité et qui est en danger.

D’abord : quand bien même on considérerait que l’empathie est dangereuse, elle l’est — depuis la perspective de l’empathie suicidaire — pour celui qui l’éprouve : en l’occurrence, le petit-blanc-coupable. La pitié dangereuse d’Hofmiler, si elle le plonge bien lui dans un profond désespoir, cause surtout la mort d’Edith. Autrement dit : d’un côté le danger est pour soi — d’où l’invitation sous-jacente à un véritable égoïsme politique. De l’autre, c’est avant tout un danger pour les autres. La pitié n’est pas seulement un bon sentiment qui aliène en fait celui qui l’éprouve, elle est un cadeau empoisonné pour celui qui la reçoit. Mais il y a autre chose. Est-ce vraiment la pitié d’Hofmiler qui a tué Edith ? N’est-ce pas plutôt son mensonge ? C’est une chose en effet que d’avoir pitié, et une autre que de faire passer la pitié pour ce qu’elle n’est pas, à savoir de l’amour.

Il semble évident que la fausseté joue là un rôle crucial. Que ce qui tue Edith est moins la pitié en soi que la révélation brutale et terrible de l’absence d’amour. Pour autant, au-delà du constat nécessaire que la mort ne saurait venir du seul sentiment de pitié éprouvé par Hofmiler, cette histoire comme fable morale glaçante reste néanmoins me semble-t-il l’occasion et le lieu d’une critique non seulement morale, mais également politique, de la notion de pitié. Non pas qu’il faille se montrer sans pitié — c’est ce à quoi nous invitent tous les tortionnaires de ce monde. Mais que la pitié ne saurait jamais se convertir en arme, car lorsque c’est le cas, ceux qu’elle tue sont précisément ceux qu’elle croyait sauver dans sa miséricorde. Que la pitié n’est jamais ce que nous devons activement propager et revendiquer, car la pitié n’est pas ce que nous voulons susciter. Le problème n’est pas qu’Hofmiler ait éprouvé de la pitié pour Edith, qu’il ait voulu réparer son erreur, qu’il ait voulu l’aider. Le problème et la cause du drame où elle le mène, c’est qu’il a cru pouvoir utiliser la pitié comme un arme contre la souffrance et la maladie d’Edith, il a cru que la pitié pourrait être une arme salvatrice.

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Au contraire, l’empathie comme « faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui »— à en dernière instance ressentir soi-même ses émotions et ses affects, peut être tout autre chose qu’un bon sentiment, parce qu’au-delà d’une simple réaction à la souffrance de l’autre, elle est aussi ce qui nous permet de le comprendre [7]. Elle est en ce sens la condition de tout rapport à l’autre. Au-delà de ce qu’il y a de terrifiant dans les horizons qu’ouvrent les mots de Gad Saad et plus encore d’Elon Musk, au-delà de l’indignation morale qu’ils peuvent légitimement susciter, leur erreur d’inférence réside dans leur incapacité à concevoir une empathie active, agissante.

Mais être empathique ne suffit pas, et ne suffira jamais. Surtout, l’exigence d’une politisation affective se trouve, de manière impérieuse, soumise à l’impératif d’une sortie du développement personnel fascisant comme réécriture proto-nietzschéenne d’une dialectique fantasmée entre force et faiblesse, où être affecté de ce que traversent les autres ne peut mener qu’à la destruction d’un soi prométhéen. Et si les modalités de cette sortie restent à définir, et constituent un défi toujours brulant, elles ne peuvent sous aucun prétexte prendre les contours d’un aveu qui ferait de l’arme du suicide un pistolet à fleurs.

[3ibid.

[4Voir le récent Fascisme tardif d’Alberto Toscano, aux éditions La Tempête

[5Pour reprendre les mots d’Anne Hidalgo

[6Voir notamment Nick Land, « Le problème de la démocratie », lisible en français ici : https://rage-culture.com/le-probleme-de-la-democratie/

[7Ne pas rire, ne pas pleurer…

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