L’émeute, une phénoménologie de la masse

Elias Canetti

paru dans lundimatin#383, le 16 mai 2023

En écho à l’éloge de l’émeute de Jacques Deschamps que nous interviewions la semaine passée, une lectrice nous a transmis ces extraits du « Flambeau dans l’Oreille » d’Elias Canetti. L’anthropologue y raconte son expérience fondatrice de l’émeute et de la foule, le 15 juillet 1927 à Vienne. Rassemblés à la suite de l’annonce, la veille, de la relaxe des trois miliciens fascistes responsables de la mort d’un ouvrier croate et d’un enfant de huit ans à Shattendorf, les manifestants sont d’abord repoussés des abords de l’Université, puis de ceux du Parlement, vers le palais de Justice de la ville, qui sera incendié. Les forces de police tireront sur la foule, tuant 89 personnes.

Dans son autobiographie, Le Flambeau dans l’Oreille, Canetti s’est attaché à raconter, observer, comprendre "la masse" sous tous ses aspects. Il en a tiré une anthropologie à la fois sombre et dynamique, d’un pessimisme abyssal, où tous les sens sont mobilisés. Un récit intime, vif et animé, qui se conjugue au pluriel comme au singulier.

Le matin du 15 juillet 1927, je n’étais pas comme d’habitude à l’Institut de Chimie de la Währingerstrasse, j’étais resté chez moi. Je lisais la presse du matin au café de Ober St. Veit. Je sens encore l’indignation qui m’envahit lorsque j’eus entre les mains le journal « Die Reichspost » : il y avait une énorme manchette : « Un verdict justifié ». On avait tiré dans le Burgenland . Des ouvriers avaient été tués . Le tribunal avait acquitté les meurtriers. Ce jugement était donc qualifié de « justifié » ou plutôt claironné comme tel par l’organe du parti gouvernemental. Ce fut cette manière de se moquer de tout sentiment de justice plutôt que le jugement lui-même qui provoqua une immense émotion chez les travailleurs viennois. De tous les arrondissements de la ville, les ouvriers affluèrent en cortèges serrés vers le Palais de Justice , qui, par son seul nom, incarnait pour eux l’injustice. Mon propre exemple me montra combien cette réaction était spontanée. Je partis en ville à vélo rejoindre le plus rapidement possible l’un de ces cortèges.

Les ouvriers donc agirent ce jour-là sans l’assentiment de leurs dirigeants. Lorsqu’ils mirent le feu au Palais de Justice, Seitz, le maire de Vienne, monté sur une voiture de pompiers, le bras levé, leur barra la route. Son geste resta inefficace. Le Palais de Justice continua de brûler. La police donna l’ordre de tirer : il y eut quatre-vingt-dix morts.

Il y a cinquante-trois ans de cela et l’émotion de cette journée est toujours aussi présente pour moi, jusque dans la moelle de mes os. C’est la chose la plus proche de la révolution que j’aie jamais éprouvée personnellement. Je sais très précisément depuis ce jour que je n’ai pas besoin de lire une ligne sur la manière dont s’est déroulée la prise de la Bastille. Je devins une partie de la masse ; je m’absorbais totalement en elle, je ne ressentais pas la moindre réticence face à sa volonté, quelle qu’elle fût. Je m’étonne encore d’avoir été capable, dans l’état d’esprit où j’étais alors, de saisir toutes les scènes concrètes qui s’offrirent alors à mes yeux.

Il y a quelque temps déjà, j’ai fait le récit de ce 15 juillet et de ses conséquences. Je le cite ici littéralement : peut-être donne-t-il, dans sa brièveté justement, une idée de l’importance de l’événement. Depuis j’ai souvent tenté de m’approcher de cette journée très vaste qui s’étendit sur toute une grande ville, une journée qui fut peut-être la plus décisive de ma vie depuis la mort de mon père, je dois dire « m’approcher », car il est très difficile de la serrer de plus près, ce fut une journée agitée pour moi aussi qui la parcourus en long et en large. Toutes mes sensations se réunirent en un faisceau orienté dans une seule direction.C’est la journée dont j’ai gardé le souvenir le plus précis, précis seulement parce que le sentiment que j’en avais, tandis qu’elle s’écoulait, restait immuable.

Qui avait fixé pour but le Palais de Justice à ces cohortes innombrables venues de tous les arrondissements de Vienne ? Je n’en sais rien. On serait enclin à penser que le mouvement fut spontané, mais cela ne peut pas avoir été le cas. Quelqu’un a bien dû crier le mot d’ordre : « Au Palais de Justice ! ». Il n’est pas très important de savoir qui, car ce mot d’ordre se communiqua à tous ceux qui l’entendirent et fut accueilli sans hésitation, sans réflexion, sans que l’on y pensât, sans atermoiement ni désir d’attendre et cela entraîna tout le monde dans une seule et même direction.

Il se peut que toute la substance du 15 juillet soit entièrement passée dans Masse et Puissance. Un retour complet à l’expérience primitive, aux éléments concrètement vécus pendant cette journée serait alors impossible.


« Battements dans ma tête. C’est peut-être un hasard si je ne fut témoin d’aucune attaque contre la police. En revanche je vis fort bien que l’on tirait sur la foule et que des gens tombaient. Les salves faisaient penser à des coups de fouet. Les gens couraient dans les rues adjacentes, réapparaissaient tout de suite après et formaient de nouvelles masses. Je voyais des gens tomber, des morts à terre, mais je n’étais pas tout près. J’avais une peur terrible, surtout de ces morts. Je m’approchais d’eux, mais je les évitais dès que j’étais plus près. Dans mon émotion, j’avais l’impression que les morts devenaient toujours plus grands. Jusqu’à l’arrivée du Schützbund, il y avait en général un espace vide autour d’eux, comme si l’on s’était attendu à de nouveaux coups de feu, précisément à cet endroit. Les troupes montées faisaient une impression particulièrement effrayante, peut-être parce qu’elles-mêmes avaient peur.

Une femme devant moi cria d’une voix aiguë : « Pepi ! Pepi ! ». Elle avait les yeux fermés et chancelait. Tout le monde se mit à courir. La femme tomba. Je ne suis pas allé vers cette femme étendue par terre. Je courus avec les autres ; je sentais que je devais courir avec eux. Je voulus me réfugier dans l’entrée d’une maison, mais je ne pus me séparer de ceux qui couraient. Un homme hurla « J’ai reçu une balle ! Là, là ! » Et soudain, il ne fut plus là. Il n’était pas tombé. Où était-il ?

C’était peut-être la chose la plus inquiétante : voir et entendre des gens écartant les autres autour d’eux d’un grand geste et tout d’un coup disparaître de la surface de la terre. Tout le monde lâchait du terrain et il s’ouvrait partout des trous invisibles. La cohérence de l’ensemble ne cédait pourtant pas ; même lorsque l’on se trouvait soudain tout seul quelque part, on se sentait tiré, arraché, et cela parce que l’on sentait une sorte de rythme dans l’air, une musique terrifiante. On peut en effet parler de musique, on se sentait porté. Je n’avais pas le sentiment de marcher avec mes propres jambes. On était soulevé dans un vent sonore. Une tête rouge surgissait devant moi, à différents endroits, se baissant et se redressant, montant et descendant comme nageant dans l’eau, je la cherchais des yeux comme si j’avais dû obéir à des ordres ; je croyais que c’était des cheveux roux, puis je vis un foulard rouge et je cessai de la chercher. [1]

Persévérance de la masse qui, à peine dissipée, rejaillissait de nouveau et en un instant des rues latérales. Le feu ne laissait de répit aux gens, le Palais de Justice brûla pendant des heures et ce temps fut aussi celui de l’émotion la plus grande. La journée était très chaude et, même lorsque l’on ne voyait pas le feu, on voyait le ciel rouge jusqu’à l’horizon, cela sentait le papier brûlé, des milliers et des milliers de dossiers.

Je n’avais pas assisté moi-même au début de l’incendie du Palais de Justice, mais je l’avais appris, avant de voir les flammes, par le changement de ton de la masse. Les gens se criaient les uns aux autres ce qui s’était passé, je ne comprenais, c’était des accents de joie, sans violence ni voracité, les accents de la libération. Le feu créait la cohésion : on sentait le feu, sa présence était écrasante et même là où on ne le voyait pas, on l’avait dans la tête : sa force d’attraction et celle de la masse étaient une seule et même chose. Les salves de la police déclenchaient les cris de haine et les cris de haine de nouvelles salves, mais, où que l’on se trouvât pour se protéger en apparence des coups de feu, l’étroite relation avec les autres, évidente ou secrète selon l’endroit, continuait d’agir et l’on était de nouveau attiré vers le domaine où le feu régnait en maître, fût-ce par des détours, lorsqu’il n’y avait d’autre chemin possible.

Cette journée, portée par un sentiment d’unité fut une vague immense et unique qui déferla sur la ville et l’absorba ; quand la marée fut redescendue, on eut du mal à croire que la ville existait encore ; cette journée se composa de détails innombrables dont chacun se grava dans la mémoire, dont aucun ne fut oublié. Chacun d’eux est présent, aisément repérable pour la mémoire et chacun aussi constitue une part de cette vague gigantesque sans laquelle tout semble creux et absurde. Ce qu’il faudrait comprendre, ce serait la vague, et non pas ses détails ; j’ai souvent recommencé cette tentative pendant l’année qui suivit et plus tard encore, mais je n’y suis jamais parvenu. La tentative ne pouvait réussir, car rien n’est plus mystérieux, plus incompréhensible que la masse. Si je l’avais parfaitement comprise, je n’aurais pas passé plus de trente ans à la déchiffrer, à la dépeindre, à en restituer les mécanismes aussi parfaitement que possible, comme pour d’autres phénomènes humains.


J’avais ce jour-là constaté moi-même une fois pour toutes l’existence de ce que j’appelai plus tard une « masse ouverte  », dans la manière dont elle se forme de l’afflux de gens venus de toutes les parties de la ville, en longs cortèges que l’on ne peut ni dissuader ni dévier, dont la direction était en l’occurence déterminée par la situation d’un édifice qui portait le nom de la Justice, mais qui incarnait l’injustice à la suite d’un verdict inique. J’avais constaté que la masse est condamnée à se décomposer et qu’elle craint cette décomposition : qu’elle met tout en œuvre pour l’éviter, quelle se voit elle-même dans le feu qu’elle allume et enfin qu’elle échappe à cette dispersion tant que le feu continue de brûler. Elle repousse toute tentative faite pour éteindre le feu, car la durée de son existence dépend de celle du feu lui-même. Des attaques peuvent la mettre en fuite, la dissocier, la chasser, mais, bien que tout le monde dans les rues ait sous les yeux des blessés, des tués, bien que la masse elle-même n’ait pas d’armes, elle se rassemble de nouveau, car le feu brûle encore et son éclat illumine le ciel au-dessus des rues et des places. Je vis que la masse peut être mise en fuite sans tomber dans la panique, qu’il faut distinguer soigneusement entre la fuite de la masse et cette panique. Aussi longtemps qu’elle ne se dissocie pas en individus isolés qui ne sont plus remplis que du souci d’eux-mêmes, de leur propre personne, la masse continue d’exister, toujours en fuite et, lorsqu’elle s’arrête, elle peut reprendre ses attaques.

Je compris que la masse n’a pas besoin de Führer pour se former, en dépit des théories proposées à ce sujet. Pendant une journée entière, j’eus sous les yeux une masse qui s’était formée sans Führer. Ici et là, il y avait des gens, des orateurs qui parlaient dans le sens de la masse. Leur rôle était pourtant mineur, ils étaient anonymes, ils ne contribuaient pas le moins du monde à attiser le feu. Toute description des faits qui leur attribue une place essentielle est une falsification. S’il y avait une chose vraiment importante qui attisât le feu de la masse, c’était le spectacle du Palais de Justice en flammes. Les coups de fouet des salves de la police ne la dissipaient pas, ils lui donnaient une nouvelle cohésion. Le spectacle des gens en fuite dans les rues étaient une apparence : même en courant ils comprenaient très bien que certains tombaient et qu’ils ne se relèveraient plus. C’étaient ceux-là, autant que le feu, qui attisaient la colère de la masse.

Pendant cette horrible journée éclairée de lumières si brutales, je me fis une image fidèle de ce qui domine notre siècle sous les aspects de la masse. Cette image fut d’une telle importance que j’en repris par la suite l’examen, en partie sous la contrainte, en partie de ma libre décision. Je n’ai pas cessé d’y revenir, d’y plonger le regard et, même maintenant, je sens combien il m’est difficile de m’en arracher, puisque je ne suis parvenu qu’à accomplir la plus modeste partie de mon projet initial : connaître et comprendre la masse. »

Elias Canetti, « Le Flambeau dans l’oreille »

[1rouge – et rouge aussi dans V. Hugo - la description de la vague, de la tempête, de l’émeute de Paris de 1832 : « On croit avoir touché au suintement sinistre des profondeurs inconnues ; on regarde quelque chose de rouge qu’on a dans les ongles ; On ne se souvient plus ». « Les Misérables »

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