L’égarement sioniste : le cas de Benny Morris

Ivan Segré

paru dans lundimatin#482, le 1er juillet 2025

Un entretien avec l’historien israélien Benny Morris est paru dans un journal allemand (Frankfurter Allgemeine) le 20 juin dernier. La Revue K en a publié une traduction française dans son édition du 25 juin [1]. Morris y aborde successivement l’opération militaire israélienne en Iran (l’entretien est paru la veille de l’intervention nord-américaine), la guerre à Gaza, des points d’histoire relatifs à la situation en Palestine dans les années 1930-1948, enfin l’état politique de la question israélo-palestinienne. Ayant analysé précédemment dans LM le délire antisioniste d’Andreas Malm, je me propose ici d’analyser le délire sioniste de Benny Morris. Ainsi, l’état des lieux du délire antagonique sioniste/antisioniste sera provisoirement esquissé, à défaut d’en présenter un tableau clinique exhaustif.

Le délire de Morris – j’entends par là le « trouble psychique d’une personne qui a perdu le contact avec la réalité, qui perçoit et dit des choses qui ne concordent pas avec la réalité ou l’évidence, quelle que soit leur cohérence interne » - ne se manifeste pas tout au long de l’entretien, ce qui le rend particulièrement intéressant, en ce sens que la tonalité est rigoureusement la même, qu’il avance des propos sensés, voire affûtés, ou délirants. Ainsi, la phase délirante ne débute à proprement parler que suite à une question du journal allemand relative à Gaza : « Israël commet-il un génocide à Gaza ? ». C’est alors que l’historien israélien commence à chavirer. Voici sa réponse :

BM : Je ne suis pas spécialiste du génocide, mais j’ai écrit avec Dror Ze’evi un livre sur le génocide turc des Arméniens, des Grecs et des Syriens entre 1894 et 1924. Je sais à quoi ressemble un génocide. Un génocide doit être organisé par l’État, être systématique et avoir un objectif précis. Et il doit y avoir une intention réelle d’exterminer un peuple. Or, ces deux conditions ne sont pas remplies dans le cas des Palestiniens, sauf peut-être pour quelques ministres israéliens. Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas. On sait qu’ils se cachent sous des installations civiles, c’est pourquoi d’autres personnes sont tuées, ce qui est même autorisé par le droit international. Se pose alors la question de la proportionnalité.

Suivant la manière dont on définit le mot « génocide », et les exemples historiques qu’on mobilise à l’appui, on peut en effet juger que son usage est abusif dans le cas de ce que l’Etat israélien « commet » à Gaza. A suivre Morris, il faut « deux conditions » : a) que ce soit « organisé par un Etat », « systématique » et répondant à un « objectif précis » ; b) qu’il y ait « une intention réelle d’exterminer un peuple ». Or ces deux conditions ne sont pas remplies dans ce cas, « sauf peut-être pour quelques ministres israéliens ». Morris concède donc que « quelques ministres israéliens » sont prêts à organiser l’extermination des Palestiniens de Gaza. C’est ici qu’intervient le premier symptôme du délire, non parce qu’il serait délirant d’affirmer une chose pareille – il semble que certains « ministres », en effet, sont des génocidaires plus ou moins ouvertement déclarés -, mais parce que ceci posé, quelque chose cloche dans la tonalité générale de cet entretien, comme si l’historien avait entériné, le plus simplement du monde, que des génocidaires pouvaient être « ministres » de l’Etat d’Israël... A minima, cela devrait conduire Morris à prendre position. Mais non, il le remarque en passant, il ne s’y arrête pas. Et la pathologie que recèle l’apparente quiétude du propos de se déclarer ouvertement, dès la phrase qui suit : « Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas. On sait qu’ils se cachent sous des installations civiles, c’est pourquoi d’autres personnes sont tuées, ce qui est même autorisé par le droit international ». Depuis octobre 2023, l’armée israélienne a lancé une campagne de destruction massive de toute la bande de Gaza, réduisant l’existence de plus de deux millions de gazaouis à une lutte quotidienne pour la survie. Cependant Morris, imperturbable, assure que c’est « autorisé par le droit international ». On croirait entendre le porte-parole de Tsahal. Ce n’est plus un historien qui s’exprime, c’est un fonctionnaire enrégimenté. Morris n’est plus maître de sa parole et, en ce sens, il est aliéné. Intervient alors une observation du journaliste, manifestement décontenancé par l’analyse de Morris relative à ce qu’autoriserait le droit international : « Il ne reste presque plus rien à Gaza ». Morris a sans doute cru s’entretenir avec un journaliste israélien aussi enrégimenté que lui. Certes, l’Allemagne soutient tout ce que l’Etat israélien croit utile d’entreprendre pour assurer son existence. Mais un journaliste allemand est malgré tout un peu informé de ce qui se passe à Gaza. Morris doit donc reprendre ses esprits, dans la mesure du possible. Il répond aussitôt à la remarque du journaliste :

BM : Il y a 2,3 millions de Palestiniens à Gaza, deux tiers des bâtiments sont détruits en tout ou en partie, mais les gens vivent dans des camps de tentes et au milieu des ruines – les tuer n’est pas le but des attaques israéliennes. Les images ne montrent jamais de combattants du Hamas, mais presque toujours des femmes et des enfants, ce qui est un peu étrange, car Israël a tué environ 20 000 combattants du Hamas. On ne voit jamais non plus de combattants du Hamas armés tuant des soldats israéliens. On ne les voit tout simplement jamais. Et on mentionne à peine que le Hamas a attaqué Israël le 7 octobre 2023, tuant 1.200 Israéliens, pour la plupart des civils, et en kidnappant 250 autres.

De quelles « images » parlent l’historien qui « ne montrent jamais de combattants du Hamas » ? S’il y a « 2,3 millions de Palestiniens à Gaza » survivant « au milieu des ruines », il est logique que des « images » de Gaza montrent en majorité des civils, non « des combattants du Hamas » qui, eux, se cachent, outre qu’ils ne doivent pas être bien nombreux, du moins proportionnellement aux « 2,3 millions de Palestiniens à Gaza ». Il n’empêche, Morris, et c’est le point essentiel à ses yeux, assure que tuer les civils « n’est pas le but des attaques israéliennes ». Ce n’est donc pas un « génocide ». Mais sur quels documents se fonde-t-il pour affirmer qu’« Israël a tué environ 20 000 combattants du Hamas » ? Sachant que le nombre des victimes palestiniennes est fourni par le Ministère de la santé de Gaza et qu’il ne mentionne pas l’appartenance des uns ou des autres au Hamas, et sachant que nul document n’évoque le nombre de « 20 000 combattants du Hamas », à l’exception des estimations gouvernementales israéliennes, l’historien relaie donc, une nouvelle fois, la propagande d’un appareil d’Etat. L’aliénation est ainsi caractérisée, car la propagande en question est bâtie sur une méthodologie qu’un écolier n’avaliserait pas, à moins d’un sérieux conditionnement idéologique : les victimes des « attaques israéliennes » se chiffrant à plus de 55 000 morts (et autour de 120 000 blessés), les « 20 000 combattants du Hamas » ne sont autres, grosso modo, que le nombre des personnes décédées ayant pour caractéristiques d’être du sexe masculin et d’avoir, disons, entre 13 ans et 65 ans. En juin 2025, ONU-femmes chiffrait à 28 000 le nombre « de femmes et de fillettes » tuées, et dans le journal Haaretz (édition en ligne du 26 juin 2025) on lit que le nombre de mineurs palestiniens tués est de 17 000 (dont 12 000 enfants de moins de 13 ans). Autrement dit, si vous divisez 55 000 par 2, vous obtenez une estimation du nombre de tués de sexe masculin, à laquelle vous retranchez, disons, les moins de 15 ans et les plus de 65 ans, et vous obtenez alors, grosso modo, « 20 000 combattants du Hamas » tués par « les attaques israéliennes ». Mais plutôt que d’interroger la méthode de calcul qui permet d’atteindre le nombre de « combattants du Hamas » tués par les « attaques israéliennes », Morris s’étonne de ne pas voir les « images » de « combattants du Hamas armés tuant des soldats israéliens ». De fait, 400 soldats israéliens sont morts en combattant le Hamas à Gaza, tandis que les victimes palestiniennes s’élèvent à plus de 55 000. Il y a donc 138 fois plus de victimes palestiniennes, ce qui justifie qu’il y ait 138 fois plus d’ « images » de victimes palestiniennes. Cela dit, Morris s’étonne de ne voir « jamais » de soldats israéliens tués par des combattants du Hamas. Accordons-lui que l’objectivité journalistique exigerait un rapport de 1 à 138. Cela suffirait-il à ôter à Morris le sentiment de ne voir « jamais » d’autres « images » que celles de victimes palestiniennes ? Quant aux victimes « israéliennes » des attaques du Hamas le 7 octobre, je ne vois pas qu’on les « mentionne à peine » ; en revanche, ce qu’on oublie souvent de mentionner, c’est que parmi ces victimes « israéliennes » se trouvaient indistinctement des Juifs et des Arabes, ainsi que des ouvriers immigrés thaïlandais ou népalais. Enfin, si Morris a raison de rappeler que le Hamas a kidnappé « 250 autres » personnes, là encore juifs, arabes, thaïlandais, népalais, il omet de mentionner, pour sa part, que l’armée israélienne retient dans ses prisons, sous le régime de la « détention administrative », c’est-à-dire selon le bon plaisir d’un tribunal militaire, des milliers de Palestiniens : ils étaient 3 300 selon un article du Monde paru en février 2025 [2]. Et à lire les témoignages, ici ou là, relatifs à leurs conditions de détention, je ne suis pas certain que Morris ne préfèrerait pas les tunnels de Gaza. Cela dit, je ne lui souhaite ni l’un ni l’autre.

Outre le nombre avancé de « combattants du Hamas » parmi les victimes recensées, et les « images » que ne voient pas Morris, ou les mots qu’il n’entend pas, la fragilité de son équilibre mental est nettement mis au jour lorsqu’on ressaisit la cohérence supposée de certains de ses énoncés. Ainsi, dans un premier temps, il assure : « Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas. On sait qu’ils se cachent sous des installations civiles ». Puis, suite à la timide remarque de son interlocuteur, il concède : « Il y a 2,3 millions de Palestiniens à Gaza, deux tiers des bâtiments sont détruits en tout ou en partie, mais les gens vivent dans des camps de tentes et au milieu des ruines ». Si, comme il semble en être convaincu, « Les frappes aériennes israéliennes visent les combattants du Hamas », comment expliquer que « deux tiers des bâtiments sont détruits en tout ou en partie » ? Est-ce à dire que les « combattants du Hamas » se sont abrités, à un moment ou à un autre, dans les « deux tiers des bâtiments » que compte la bande de Gaza, ce qui justifia, en vertu du droit international, soit de les bombarder, soit de les dynamiter ? Morris ne peut pas croire à ce qu’il raconte. Il a beau vouloir se convaincre et adopter une posture d’intellectuel dont le phrasé est sûr, et la pensée solidement ancrée dans une connaissance objective des réalités en cause, il ne peut pas y croire, à moins d’avoir basculé dans le délire. Vraisemblablement inquiet par le discours que lui tient l’historien, le journaliste s’efforce alors d’éveiller son esprit critique en évoquant un propos qu’il a tenu publiquement : « Vous avez déclaré au journal Haaretz que les cœurs des Israéliens seraient conditionnés pour un génocide ». Morris paraît alors retrouver un semblant de lucidité :

BM : Cela tient à l’esprit du pays et à ce qui s’est passé ici au cours des dernières décennies, depuis que la droite est arrivée au pouvoir et domine le système éducatif de différentes manières, en particulier depuis le 7 octobre. Les gens sont conditionnés à considérer les Palestiniens comme des sous-hommes, et cette déshumanisation est une condition préalable nécessaire à un éventuel génocide. Les nazis ont déshumanisé les Juifs, puis ils les ont tués. Les Turcs ont déshumanisé les Arméniens et les Grecs, puis ils les ont tués. En même temps, cela est le miroir du conditionnement des Palestiniens à l’égard des Israéliens. Les Palestiniens considèrent aujourd’hui les Israéliens comme des sous-hommes ou des démons, un mélange d’êtres tout-puissants et faibles à la fois. Ils le font depuis le début du projet sioniste dans les années 1880, et de manière plus intense depuis 1948 et 1967. Il existe donc un processus parallèle de déshumanisation des deux côtés. Les Israéliens sont plus puissants, mais le Hamas est une organisation génocidaire.

Si le « Hamas est une organisation génocidaire », Morris a observé plus haut que certains « ministres » de l’actuel gouvernement ne l’étaient pas moins ; de même, si les Palestiniens sont massivement conditionnés par une idéologie raciste et potentiellement génocidaire, les Israéliens le sont aussi, toujours à suivre Morris : « Il existe donc un processus parallèle de déshumanisation des deux côtés ». L’état des lieux, en Israël-Palestine, est donc singulièrement pathologique, ce qui pourrait expliquer l’état dans lequel se trouve Morris. Puis le journaliste oriente l’entretien sur le travail d’historien de Morris, portant notamment sur la séquence historique 1930-1948. Alors, il redevient lui-même, jusqu’à ce que, au terme de l’entretien, le journaliste l’interroge sur l’avenir politique du problème israélo-palestinien et que, de nouveau, il bascule dans le délire. La question du journaliste est la suivante : « Israël assiste-t-il actuellement à la fin définitive de la solution à deux Etats ? ». Et Morris de répondre :

BM : Ce serait la seule solution qui offrirait un certain degré de justice aux deux parties. Mais elle ne verra jamais le jour, car le mouvement national palestinien arabe s’est toujours opposé à une solution à deux États. Ils veulent toute la Palestine. Les Juifs ne méritent aucune partie de la Palestine, et même du côté israélien, la plupart des gens rejettent de plus en plus la solution à deux États. Ils craignent qu’un État palestinien ne soit dirigé par le Hamas.

L’historien semble maîtriser son propos, la vision étant pessimiste, certes, mais objective : d’un côté, un « mouvement national palestinien » qui, pour sa part, « s’est toujours opposé à une solution à deux Etats » ; de l’autre, « du côté israélien », « la plupart des gens rejettent de plus en plus la solution à deux États ». Toutefois, à prêter attention à ce constat, un détail ne peut manquer de frapper le lecteur, un détail qui est loin d’être anodin, puisqu’il touche à la structure : au sujet de la partie palestinienne, il est question de la position d’un « mouvement national » ; au sujet de la partie israélienne, il est question des « gens ». Or, que s’ensuivrait-il si l’on inversait ? Serait-il possible de conclure que, du côté palestinien, « « la plupart des gens rejettent de plus en plus la solution à deux États », craignant que l’Etat israélien soit dirigé par des génocidaires, tandis que du côté israélien, le « mouvement national », celui actuellement au pouvoir en Israël, « s’est toujours opposé à une solution à deux États » ? J’ignore si la plupart des Palestiniens rejettent de plus en plus la solution à deux Etats - en fait, je ne le crois pas -, mais je suis convaincu qu’ils craignent que l’Etat d’Israël soit dirigé par des génocidaires, et je sais que la droite nationaliste israélienne s’est toujours opposée à la solution à deux Etats et qu’un premier ministre israélien l’a même payé de sa vie. Le sentiment que donne Morris, c’est donc celui d’esquiver le face à face avec la droite nationaliste israélienne qui, depuis des décennies, d’une part a entrepris d’éduquer les masses israéliennes à la haine des Palestiniens, d’autre part s’est employée à consolider le pouvoir du Hamas, « organisation génocidaire » selon Morris. Pourquoi donc esquive-t-il l’affrontement politique avec la droite israélienne ? Est-ce parce qu’il est mentalement fragilisé ? Ou est-ce plutôt que l’origine de son mal se trouve là, dans l’esquive ? Le journaliste fait alors rebondir l’entretien par une observation qui, à l’évidence, est motivée par l’impasse que vient de diagnostiquer l’historien : « Certains rêvent d’un Etat binational ». Alors, Morris sombre définitivement :

BM : L’État binational existe peut-être dans l’esprit des gens qui discutent dans les cafés parisiens, mais le multiculturalisme ne fonctionne pas ici. Les Arabes ne veulent pas non plus de Juifs ici, et encore moins vivre avec des Juifs qui sont plus riches, mieux éduqués et plus puissants qu’eux. Cette idée n’a été soutenue que par quelques centaines d’intellectuels. Par Martin Buber ou Gershom Scholem. Quelques-uns ont cherché des Arabes prêts à les rejoindre, mais ils n’en ont jamais trouvé.

A ceux qui « rêvent », confortablement installés à la terrasse d’un café parisien, Morris répond que, pour sa part, il n’entend pas se bercer d’illusions, contes pour enfants ou, à le suivre, pour « bobos » parisiens : « le multiculturalisme ne fonctionne pas ici ». Tiens donc ? Mais dans quelle réalité vit donc l’historien ? Pour ma part, il me semblait acquis que la société israélienne est précisément multiculturelle, étant composée de juifs d’origines si variées, depuis le Yémen et l’Ethiopie jusqu’à l’Argentine et les Etats-Unis, en passant par la Russie et la France ; étant composée en outre d’une forte communauté de juifs dit « ultra-orthodoxes » dont les modes de vie et de pensée ne ressemblent à rien d’autre ; étant composée enfin de 20% d’Arabes palestiniens, citoyens d’Israël. De fait, bien loin d’être un rêve de « bobos » parisiens, l’Etat binational existe déjà en Israël, de même que le multiculturalisme. Ce qu’il manque à Morris et tant d’autres, c’est d’ouvrir enfin les yeux et de comprendre que cet état de fait n’est pas une malédiction mais une bénédiction, et que la réussite du sionisme, c’est précisément celle-ci : avoir poser les bases empiriques d’un Etat binational et multiculturel à venir, fondé sur un axiome égalitaire et le rejet déterminé de toutes les formes de conditionnement génocidaire. Le Hamas ne s’y est du reste pas trompé : en assassinant indistinctement les Juifs, les Arabes, les Thaïlandais, les Népalais, etc., il s’en est pris au seul « sionisme » qui mérite d’être défendu, celui d’un multiculturalisme égalitaire ; d’où suit que la seule manière de s’opposer radicalement au Hamas, c’est de bâtir une tout autre égalité multiculturelle et multiraciale que celle qui vaut dans la seule mort violente sous les balles de forcenés génocidaires. Hélas, aux yeux de Morris, c’est là un projet politique et social sans consistance, une illusion : ça « ne fonctionne pas ici ». Et plutôt que de rêvasser, l’historien préfère donc s’ancrer dans la réalité : « Les gens sont conditionnés à considérer les Palestiniens comme des sous-hommes » ; « Les Palestiniens considèrent aujourd’hui les Israéliens comme des sous-hommes » ; « Il existe donc un processus parallèle de déshumanisation des deux côtés ». Tel est le monde dans lequel vit Benny Morris, tel est son horizon. Certes, « l’esprit des gens qui discutent dans les cafés parisiens » n’est peut-être pas d’un niveau toujours très élevé. Mais si l’alternative, c’est un esprit génocidaire généralisé, qui ne préfèrerait le comptoir d’un bistrot parisien, à moins d’être définitivement cinglé ? Vraisemblablement à bout de force, le journaliste risque alors une dernière question : « Quel plan pour Gaza ? ». J’aurais volontiers, pour ma part, demander un « plan » également pour Morris. Mais restons sur Gaza. L’historien répond :

BM : Le gouvernement israélien souhaite que les Arabes partent maintenant de leur plein gré. Mais ce ne serait pas un départ volontaire. Ils vivent dans des conditions tellement épouvantables que ce ne serait pas volontaire. Le Hamas s’oppose au départ de ces femmes et de ces hommes. Et personne ne veut d’eux. Ni les Égyptiens, qui auraient pu leur donner une partie du Sinaï, ni les Jordaniens, ni les Libanais, ni personne d’autre. Malheureusement, ils resteront coincés à Gaza. Il faudra des années pour déblayer les décombres, et encore plus longtemps pour tout reconstruire.

A suivre l’historien, il n’y a donc pas de « plan » : les habitants de Gaza « resteront coincés à Gaza ». Et s’ils y « resteront coincés », c’est donc parce que d’une part le Hamas ne les laisse pas partir, que d’autre part « personne ne veut d’eux ». Cependant Morris a d’abord mentionné la raison pour laquelle ces gens voudraient quitter Gaza, ce qui seul justifie de conclure qu’ils y « resteront coincés » : « Ils vivent dans des conditions tellement épouvantables […] ». A cette lumière, le souhait du « gouvernement israélien » de donner la possibilité aux gazaouis de s’exiler « de leur plein gré » serait donc, somme toute, humanitaire. Aussi, que reprocher à la politique israélienne menée à Gaza depuis le lendemain du 7 octobre 2023 ? L’Etat israélien respecte le « droit international » et, en outre, il s’efforce d’aider les gazaouis à trouver ailleurs de meilleures conditions de vie. Le problème est que, quel que soit l’effort surhumain accompli par Morris pour relayer la propagande de l’appareil d’Etat israélien, son discours est troué de toute part. Car si les deux tiers des habitations de Gaza sont détruites, et avec elles les conditions de vie alimentaires, sanitaires, urbaines, agricoles, etc., c’est évidemment, non pas parce que les combattants du Hamas « se cachent sous des installations civiles », mais parce qu’il s’agit d’une politique sciemment définie et réalisée, précisément organisée par l’État, systématique, répondant à un objectif précis et animée par une intention réelle  : contraindre les Palestiniens à s’exiler de Gaza en anéantissant les conditions matérielles de leur existence. Dès lors, s’ils doivent restés « coincés » à Gaza, il faudra bien que Morris trouve un remède à son délire car, en toute logique, c’est de deux choses l’une : ou bien l’Etat israélien revoit sa politique de fond en comble, ou bien le « génocide », tel que Morris l’a précisément défini, est l’issue prévisible et fatale.

Reste la question : quelle est l’origine du mal dont souffre Morris ? Pour ma part, je tendrai à penser que c’est la peur, non pas des combattants du Hamas, mais de l’actuel gouvernement israélien et de sa police, laquelle est dirigée par un « ministre » dont il est fort à parier que Morris lui-même l’a qualifié de génocidaire. De fait, il y a de quoi avoir peur, car il vous suffit d’être vêtu d’un tee-shirt sur lequel est inscrit « Arrêtez la guerre » pour que la police, aujourd’hui en Israël, juge que vous avez basculé dans « l’illégalité » [3]. C’est du reste un phénomène largement observé dans l’Histoire, depuis la Rome antique jusqu’aux politiques coloniales des Etats modernes européens. L’historien Clifford Ando le relève au sujet de Rome : « comme par inversion métaphorique, des formes de la domination impériale exercée jadis par les Romains sur les autres peuples ont été intégrées au fonctionnement de la justice à Rome et ont été désormais exercées par les Romains sur eux-mêmes [4] ». Le comité invisible repère le même phénomène dans le cas de l’Etat colonial : « Ce que l’on expérimente sur les peuples lointains, c’est tôt ou tard le sort que l’on réserve à son propre peuple : les troupes qui ont massacré le prolétariat parisien en juin 1848 s’étaient fait la main dans la ‘‘guerre des rues’’, les razzias et les enfumades de l’Algérie en cours de colonisation [5] ». Morris, vraisemblablement, a donc peur. Et c’est la raison de son délire : il peut ainsi se sentir libre.

M’inspirant d’une notion talmudique, celle de « hamar-gamal  », « âne-chameau », je conclurai ainsi : un certain sionisme a prétendu que, lors du génocide nazi, les juifs d’Europe se sont laissés conduire à l’abattoir comme des « moutons » et qu’il s’agissait à présent de créer, sous la férule de l’Etat d’Israël, un « nouvel homme juif ». Nous avons aujourd’hui une idée du résultat obtenu dans le cas particulier de Benny Morris : l’intellectuel juif qu’il fut jadis est devenu ce que j’appellerai un « mouton-perroquet », sorte d’animal grégaire qui singe la parole humaine.

Ivan Segré

[3Haaretz, édition anglaise du 16 juin 2025 : « Footage from the protest shows a police officer telling protesters that wearing ’stop the war’ shirts is illegal ».

[4L’Empire et le droit. Inventions juridiques et réalités historiques à Rome, trad. M. Bresson, Odile Jacob, 2013, p. 15.

[5A nos amis, La Fabrique, 2014, p. 156.

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