L’avancée

[Communiqué]
In Extremis

paru dans lundimatin#378, le 11 avril 2023

Avancer, refuser, résonner. Ou comment ouvrir, « à même le monde », un espace de résonance par les actes, en tissant ensemble les refus des différentes opérations du pouvoir en cours.

Avancer

Avant-garde n’est pas aujourd’hui un terme en odeur de sainteté ; mais c’est pourtant bien celui-ci que l’on pourrait utiliser pour parler des Soulèvements de la Terre (SLT). Par avant-garde, on entendra non pas la prospection aristocratique du futur, mais l’avancée commune du présent - sans avant-garde, le présent ne fait que piétiner, se répéter, insister aux lieux des identités. On aurait donc là une avant-garde qui aurait renoncé à définir une ligne qu’il s’agirait de suivre, une avant-garde autonome, c’est-à-dire voulant son propre débordement, et qui y travaille ; qui veut constituer une chambre d’écho des gestes de révolte diffus, pour se rendre capable de les relayer, de les amplifier, et peut-être de les susciter.

C’est certes cette avant-garde que l’État, qui avoue sa défaite par l’emploi de la force, par la voix de Darmanin à la recherche de son propre avenir fasciste, veut dissoudre [1]. Mais à travers cette dissolution, c’est autre chose encore qui est visé, dont cette avant-garde est à la fois le relais et le signe : un tissage entre les collectifs qui la composent (les SLT composent déjà par eux-mêmes un tissage du divers), des élus (les parlementaires LFI qui amènent des banderoles à l’Assemblée nationale), des représentants syndicaux qui refusent de dénoncer les « violents » et parfois même protègent activement les « jeunes » ; et enfin, disons, quiconque cherchant un langage pour exprimer sa colère, toutes celles et ceux qui ont traversé les années 2010, 2016, ont en mémoire la radicalité des gestes des Gilets jaunes, et qui ne se retrouvent pas dans l’espace politique tel qu’il se dessine aujourd’hui.

C’est ce tissage de l’expérience des luttes entre les gens et les décennies, le temps long de la vie éprouvée dans les corps autant que l’évidence du présent très jeune qui relie, surtout, qui fait peur au pouvoir. Il lui faut couper les ponts entre ces différentes composantes ; pour que ça ne se soulève pas et que tout reste à plat – à plat ventre dans la guerre et l’inflation. Mais contre les attentes du pouvoir, ça s’avance et de partout.

Refuser

Pourquoi de partout ? Qu’est-ce qui converge et pourrait converger bien plus encore ? Les opérations du pouvoir aujourd’hui, mais surtout par la manière dont s’est construit un soutien spontané, depuis les acteurs du mouvement pour les retraites, aux blessé.e.s de Sainte-Soline et contre les violences policières en général, indiquent que la question des mégabassines et celle des retraites sont liées. Ce qui les lie est l’incompatibilité entre la poursuite de la productivité économique entendue comme logique sociale globale et l’épanouissement du vivant sur Terre.

C’est pourquoi il faut entendre très littéralement que les personnes qui sont au pouvoir, par exemple en France, sont des criminels : pas seulement parce que leur police tabasse, estropie, plonge dans le coma et tue si nécessaire (pensons à Rémi Fraisse) ; mais aussi parce qu’elles choisissent chaque jour délibérément d’effacer nos vies, les vies des générations futures et d’un nombre in-chiffrable d’espèces autres qu’humaines. Telle est la phase nouvelle du capitalisme – un capitalisme de survie, qui au lieu de s’intéresser au sort biopolitique des populations préfèrent leur jeter un sort : « travaille plus, meurt plus, meurt plus longtemps ; boit moins, brûle plus longtemps ; digère ton glyphosate en silence ».

Refuser de travailler à mort est dès lors en continuité avec le refus de voir l’eau tomber entre les mains de l’agrobusiness, l’un et l’autre refus s’opposant à l’économie de la mort, qui place au centre de la vie le travail lui-même en tant qu’ordonné au productivisme capitaliste – la mise au travail de toutes les forces terrestres au service d’un capitalisme qui désormais n’affiche plus aucun souci autre que de se préserver, lui et ses fonds de pension : telle est l’écologie du capitalisme, la seule qui n’ait pas même besoin de transition.

Résonner

Le problème auquel se confronte l’État est qu’en voulant dissoudre les SLT, il active encore plus l’avancée de ces derniers dans le présent. Et nous savons que pour beaucoup, plus rien ne sera jamais désormais comme avant, les ordures n’auront plus de place aucune dans les urnes. De nombreux textes écrits ces derniers temps ont en effet mis en avant l’idée selon laquelle « on ne dissout pas un mouvement », ou « on ne dissout pas une idée dont l’heure est venue » [2]. Or la dissolution semble se renverser en accélération – création de comités locaux SLT, pétitions multiples, textes de tous horizons ; des individus qui tenaient des positions contraires sur l’écologie et la politique se rassemblent.

Il y a là une chance, même si cette chance est entachée de sang, de blessures, de comas : l’ouverture à un espace de résonance qui pourrait se créer à l’occasion non seulement du mouvement pour les retraites, mais aussi et surtout de la manière dont il devrait être rendu indissociable de ce que symbolisent aujourd’hui Les Soulèvements de la Terre, et celui de Sainte-Soline. Un espace de résonance qui crée autre chose qu’une intériorité, que les intériorités communes dont nous avons par ailleurs besoin ; un espace de résonance par les actes ; entièrement extérieur, inscrit à même le monde.

Cet espace de résonance implique que les différents groupes, organisations, soient portées par plus qu’elles-mêmes, par les soutiens qui ne sont pas seulement des soutiens mais des mouvements profonds des subjectivités au niveau général, susceptibles de les relayer, afin qu’elles ne soient pas seulement ce qu’elles sont, mais aussi plus qu’elles-mêmes, territorialisées et déterritorialisées, afin de constituer une puissance commune, l’unité transversale de l’horizon révolutionnaire – cette unité qui luit dans ses fragments, dans le désir de cet horizon, parce qu’il est indispensable, parce que seul il pourra permettre d’aller au-delà des victoires partielles.

Symboliser

Cet horizon, il faut le dessiner, l’inscrire dans un espace de symbolisation, celui, critique et historique, du mouvement révolutionnaire – celui qui existait quand il y avait un mouvement révolutionnaire, c’est-à-dire jusqu’aux années 1980 ; celui qui existait quand il y avait un horizon commun, même si la définition, et l’image de cet horizon étaient incessamment discutées : il y avait alors suffisamment de tension-vers-l’unité pour qu’il existe comme tel. Il nous faut donc travailler à articuler un espace de symbolisation supplémentaire.

On distinguera celui-ci de la formidable communication des SLT, qui ont été capables de créer un imaginaire d’appel utilisant les réseaux sociaux et des images bienveillantes tout en visant clairement un « désarmement » actif et sans compromis des machines du Capitalocène. Cet imaginaire est aujourd’hui dans une phase de lutte hégémonique à l’occasion des velléités dissolvantes de l’État par la voix de Darmanin, et nos forces doivent aller en direction de ces luttes et des résonances en tant qu’elles dissolvent nos propres identités. La symbolisation supplémentaire voudrait dire quelque chose comme : que se passe-t-il si les refus – du travail, de l’appropriation de l’eau, mais il faudrait aussi ajouter du colonialisme persistant et des identités – s’articulent en Grand refus ?

Cela pourrait changer la manière dont on se rapporte aux actes qui remettent en cause le Capitalocène. Ces actes existent déjà, ils peuvent être très radicaux, portés par des personnes au courage admirable, mais ils ne sont pas suffisamment relayés. Ils doivent être reconnus par chacun.e, comme une avancée de la nécessité de l’acte, autant que la réalité l’impose. Cela ne veut pas dire que tout un chacun doit se rendre capable de porter de tels actes, ni agir à tout prix. Cela veut dire que tout un chacun doit travailler à faire exister l’espace du tissage, l’espace de résonance entre les actes, là où le pouvoir doit à tout prix couper cette résonance. Et on peut y travailler de bien des manières, dès lors qu’on se promet d’être conséquent quant à ce qu’exige de nous, là où nous sommes, cet espace du tissage.

in extremis

[1Une semblable procédure de dissolution vise aussi la Défense collective de Rennes. L’un de nous y reviendra prochainement.

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