L’art de la répression

Notre juriste analyse quelques décisions de justice récentes.

Notre juriste - paru dans lundimatin#96, le 5 mars 2017

Réjouissons-nous, la saison nouvelle des interdictions de manif pourrait bien être arrivée. Alors que les manifestations de soutien à Théo, et au-delà, contre les violences policières et d’état ont continué à se multiplier, nous avons senti comme un léger vent de panique au sommet de l’état qui, comme à son habitude, n’a eu qu’une seule et unique réponse aux mouvements qui se déploient : faire comprendre aux gens que le mieux qu’ils ont à faire est de rester chez eux.

Ces deux dernières semaines nous offrent un joli florilège de l’arsenal dissuasif et répressif que sont capables de déployer de concert préfecture et autorités judiciaires lorsque des solidarités se nouent : solidarités avec les migrants, solidarités contre les violences policières. Le message qui nous est adressé par petites touches, est, en résumé, et pour peu qu’on prenne la peine de le reconstituer dans son intégralité, assez simple : restez chez-vous, ne filmez/photographiez rien, et fermez vos gueules. L’art de la répression dans un système démocratique s’inscrit dans le courant pointilliste : chaque point, isolément, ne révèle rien ; un groupe de points pas beaucoup plus, et il faut, avec patience, attendre l’accumulation et l’articulation d’un nombre suffisant de petites touches plus ou moins marquées, faire un ou deux pas en arrière pour saisir l’ensemble d’un seul regard avant que ne s’esquisse, devant vos yeux ébahis, le projet de l’artiste.

Petites techniques d’intimidations

Nous avons été touchés de tant de sollicitude de la part de la Préfecture de police de Paris, qui non seulement a veillé à nous informer du risque juridique encouru, mais s’est également attachée au salut de notre âme. Votre responsabilité morale sera engagée.

Plus sérieusement, ceci était l’occasion de rappeler de façon précise les termes de la loi pénale et ce qu’un manifestant risque, c’est à dire tout ce que la Préfecture de police a oublié de faire. Comme des gens sérieux l’ont fait avant moi, je me contente de vous renvoyer vers l’article. http://www.liberation.fr/desintox/2017/02/23/non-participer-au-blocus-pour-theo-n-est-pas-penalisable_1550482

J’ajouterai que comme vous le savez, des policiers suffisamment motivés pour vous interpeller et vous placer en garde à vue, hormis cette histoire de non dispersion après sommation, n’ont que l’embarras du choix de motifs pour vous interpeller : nous avons évoqué récemment le délit d’embuscade (https://lundi.am/Delit-d-embuscade ) et ses vertus pour les forces de l’ordre, mais nous pouvons également citer les délits de dégradations, de violences sur personnes dépositaires de l’autorité publique, et les désormais classiques outrages et rébellion.

J’avais déjà eu rapidement l’occasion d’évoquer le délit de provocation à la rébellion, punissable depuis une loi de 2007 de 2 mois d’emprisonnement et pour lequel on peut donc désormais interpeller et placer en garde à vue. Et bien nous venons d’avoir une illustration du possible emploi de ce délit aux fins de briser les solidarités, ou, disons-le plus simplement, briser toute forme d’humanité spontanée : un journaliste qui avait photographié des migrants arrivant de Vintimille et voulant franchir la frontière pour rejoindre Menton se voyait reprocher des faits de provocation directe à la rébellion. Plus précisément, il lui était reproché d’avoir encouragé verbalement les migrants. Il faut se souvenir de ces images de migrants acculés le long de la mer, dans les rochers, gazés, et même pour certains se jetant à l’eau. Pour les forces de l’ordre il était apparemment impératif d’arrêter ce journaliste présent. Il a donc été condamné pour des outrages à personne dépositaire de l’autorité publique, mais tout de même relaxé pour le délit de provocation à la rébellion.

L’état d’urgence est inutile, vive l’état d’urgence !

Comme la Préfecture avait anticipé que le message à caractère informatif diffusé sur twitter risquait de ne pas être suffisamment efficace, elle avait pris soin en amont d’interdire de manif un certain nombre de personnes à Paris.

Ce que nous appelons interdictions de manif, ce sont en réalité des interdictions de séjour, dont nous avions déjà parlé ici, permises par le régime de l’état d’urgence.

Quel rapport, me direz-vous, entre les attentats terroristes islamistes qui ont conduit à l’instauration de l’état d’urgence en novembre 2015, et des mouvements sociaux faisant suite à des violences policières plus d’un an après ? Aucun. Mais l’argument développé désormais dans tous les arrêtés pris au motif de l’état d’urgence est le suivant : la menace terroriste est toujours au plus haut, et les forces de l’ordre doivent rester mobilisées pour faire face à cette menace, de sorte qu’elles n’ont pas que ça à faire que d’aller (ajouter la mention qui convient, à savoir ici :) mater du militant en manif. Donc on va distribuer une paire d’interdictions de séjour revenant concrètement à empêcher les personnes de participer aux mouvements, et on espère que cela va les décourager, eux et leurs amis. Là on comprend qu’il est bien pratique cet état d’urgence, et qu’on on en a potentiellement pour dix piges de cette argumentation.

Pourtant, de façon étonnante, les parlementaires commencent à dire tout haut que cet état d’urgence est désormais inutile (pour peu qu’on l’ait cru utile à un moment). Vous me direz, avant la dernière prolongation, un rapport concluait dans le même sens, avant que les parlementaires, comme un seul homme ou presque, ne votent cette prolongation après tout de même 4 (QUATRE) longues heures de débat.

Quoiqu’il en soit je suis inquiète : comment feront-ils pour nous interdire de manifester lorsque nous serons sortis de l’état d’urgence ? Et bien rassurons-nous, car une fois encore, nous pouvons compter sur la justice judiciaire.

Contrôle judiciaire avec interdiction de manifester : c’est illicite, mais pourquoi se gêner ?

Selon Paris-Luttes.Info le 20 février dernier était interpellée une manifestante ayant participé à une manifestation du 7 février contre les violences policières ; placée en garde à vue pour des actes de dégradations, elle était finalement déférée au Tribunal correctionnel de Bobigny pour une comparution immédiate ; sollicitant un délai pour préparer sa défense comme la loi lui en donne la possibilité, elle était placée sous contrôle judiciaire dans l’attente de son procès reporté au mois d’avril. Dans le cadre de ce contrôle judiciaire, il lui était fait interdiction de manifester. La Préfecture n’avait pas saisi sa chance au grattage en délivrant une interdiction de séjour, mais heureusement pour l’ordre public, il reste une chance au tirage judiciaire.

Interrogeons-nous dès lors : quel est le texte de loi qui permet à un juge d’asseoir une interdiction de manifester dans le cadre d’un contrôle judiciaire ? Aucun, tout simplement. Elle est pas belle la vie ?

Bon, j’exagère un peu. Il existe bien un texte, mais qui n’est manifestement pas destiné à être utilisé afin d’interdire à un citoyen d’user de sa liberté d’expression, laquelle inclut la liberté de manifester. Le texte sur lequel les juges se fondent pour asseoir une telle interdiction de manifester dans le cadre d’un contrôle judiciaire est l’article 138 du Code de procédure pénale qui prévoit dans son 12° la possibilité d’interdire de se livrer à certaines activités de nature professionnelle ou sociale lorsque l’infraction a été commise dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ces activités et lorsqu’il est à redouter qu’une nouvelle infraction soit commise. La question est donc celle de savoir si le fait de manifester peut être regardé comme une « activité sociale » au sens de ces dispositions.

Cette question n’est pas nouvelle et a d’ailleurs été posée à certaines juridictions. Le 19 octobre 2010, la Chambre de l’instruction de Paris, saisie d’une demande de levée d’une telle interdiction, indiquait déjà :

« l’interdiction de participation à une manifestation ordonnée, contestable dans son fondement juridique en tant qu’activité sociale au sens de l’article 138-12° du Code de procédure pénale, n’est plus ici et maintenant, opportune au regard du risque de renouvellement allégué. »

 Elle ne tranchait donc pas définitivement la question, se contentant de lever l’interdiction au motif qu’il n’y avait pas de risque particulier de réitération de faits similaires, mais soulignait que la question du fondement juridique méritait d’être posée. La même Chambre de l’instruction de Paris, dans une autre formation, le 19 mai 2016, tranchait cette fois le débat de façon lapidaire :

« [considérant] que "la participation d’une manifestation publique de quelque manière que ce soit" ne peut être considérée comme une activité de nature professionnelle ou sociale entrant dans les prévisions de l’article 138 12° précité »

elle levait ainsi l’interdiction de manifester.

De façon cependant plus argumentée et plus récente encore, le Tribunal correctionnel de Rennes a été appelé à statuer en novembre 2016 sur cette question, pour retenir la même solution, à savoir une levée de l’interdiction de manifester, interdiction estimée illicite au regard de l’analyse juridique suivante :

Ainsi, s’il existe encore des juges scrupuleux sur le respect des libertés lorsque la question est expressément soulevée par la défense, force est de constater que de tels scrupules ne leur viennent pas toujours spontanément, comme en témoigne l’exemple rapporté par Paris-luttes.Info la semaine dernière [1].

Et dans la série « les juges ont de l’imagination pour tordre la loi dans un sens accru de répression », je peux encore vous proposer une info récente, bien que concernant une décision datant d’août dernier.

Nous avons les moyens de vous faire museler

Voyez-vous que des gens s’émeuvent, depuis plusieurs mois, du sort que l’état réserve aux migrants, notamment dans le Nord de la France. Voyez-vous également que des journalistes ont l’audace de s’intéresser à cette question ainsi qu’à ceux qui agissent en solidarité avec les migrants. Et bien la justice aussi s’y intéresse, mais, disons... d’une façon un peu … différente.

Un contrôle judiciaire, cela signifie que si les obligations ou interdictions n’en sont pas respectées, celui qui y est soumis peut être incarcéré. Il s’agit donc ici de dire à l’intéressé : si tu parles à un journaliste, tu partiras en prison.

Je ne sais pas si grâce à ces quelques touches vous percevez plus finement cet art subtil et délicat de la répression. Mais il est assez amusant pour moi de terminer ce texte le jour où le rassemblement en soutien à François FILLON s’est tenu au Trocadéro, en plein état d’urgence, et je ris en me demandant si un quelconque juge va envisager d’interdire à monsieur et madame FILLON de manifester ou s’adresser à des journalistes à l’avenir, ou faire placer en garde à vue quelques uns de leurs soutiens pour provocation à la rébellion. Non, évidemment non, car ce qu’esquissent les autres points du tableau d’une bonne répression en démocratie, c’est une impunité de fait pour ceux qui aiment désormais se faire appeler les « anti-système ».

[1Pour plus d’éléments sur cette question, pour des militants qui se verraient soumis à une telle interdiction de manifester dans le cadre d’un contrôle judiciaire et entendraient la contester et en obtenir la levée, contactez les interditsdemanif

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