L’arme du pauvre

« Nous vivons des heures décidément bien sombres. Tâchons de ne pas sombrer avec elles. »

Ivan Segré - paru dans lundimatin#37, le 28 novembre 2015

Posons que « l’arme du pauvre », ce n’est pas le terrorisme, c’est l’universalité générique : le frayage d’une forme dans le chaos des forces.

On peut s’accorder sur le sens du mot « terrorisme » : c’est le fait de cibler des populations civiles, afin d’en tuer le plus possible. Le crime est cependant aussi un moyen. L’« Etat Islamique » veut-il infléchir la détermination du gouvernement français à intervenir militairement aux côtés des américains en Syrie et en Irak ? Veut-il déstabiliser les démocraties européennes ? Veut-il assouvir sa haine des mécréants ? Sans doute tout cela à la fois. Mais la finalité immédiate, c’est donc de tuer. Le terroriste, parce qu’il célèbre l’acte de tuer des civils, témoigne qu’il jouit du meurtre, d’où sa violence froide, mécanique, implacable, obscène : jouissance « barbare » et, à la différence d’un lycéen américain psychopathe, jouissance collective maîtrisée et longuement préméditée. Car il faut des heures d’entraînement et une sévère planification pour mener des opérations telles que celles du vendredi 13 novembre à Paris. Le terrorisme de Daesh est donc une « barbarie » disciplinée.

De fait, les guerres menées par les appareils d’Etats occidentaux au nom de la démocratie, des intérêts supérieurs de l’économie de marché ou de la lutte contre le terrorisme, sont dix fois, cent fois, mille fois plus meurtrières. Elles sont pourtant « civilisées », les morts civils, hommes, femmes et enfants, étant rangés dans la rubrique « dommages collatéraux ». Ni les Israéliens, ni les Américains, ni les Russes n’ont fait de l’assassinat délibéré de populations civiles un mot d’ordre politique et militaire. On regrette sincèrement la mort de milliers de Palestiniens, de centaines de milliers d’Irakiens ou de Tchétchènes. On ne voulait pas qu’ils meurent. Du moins, on aurait préféré qu’ils ne meurent pas. La guerre est alors « civilisée », bien qu’objectivement dix fois, cent fois, mille fois plus meurtrière que la « barbarie » terroriste.

Le massacre discipliné, délibéré et massif de populations civiles est une très vieille histoire qui remonte notamment aux impérialismes assyriens et babyloniens des premiers millénaires avant J-C., et qui s’est poursuivie jusqu’aux impérialismes européens, notamment anglais et français, des XIXe et XXe siècles. Pour une part, la seconde Guerre Mondiale est une explication entre impérialismes européens : bombardements de Londres par les Nazis, puis de Dresde par les Alliés, pour citer ces deux exemples marquants. Avec Hiroshima et Nagasaki, la spécificité raciste du crime réapparaît, le fait d’user de l’arme nucléaire au détriment de populations asiatiques, plutôt qu’européennes, n’étant nullement le fait du hasard non plus que de quelque impératif militaire. Les chambres à gaz, en revanche, parce qu’elles n’étaient pas un objectif stratégique des Alliés dans leur guerre contre le nazisme, ne furent pas bombardées, ni les rails qui y menaient…

Il n’est pas inutile d’avoir ces faits en mémoire lorsqu’on sait que, ici et là, des analphabètes singulièrement xénophobes incriminent le Coran, œuvre puissamment poétique, et prophétique, qui en son acte de naissance, au VIIe siècle, fut à l’image d’une forme surmontant le chaos des forces.

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Au lendemain des actes ignobles commis par des terroristes se revendiquant de l’islam, la réponse du gouvernement français fut conforme à celle des gouvernements israélien, américain ou russe : il faut éradiquer la « barbarie », autrement dit éradiquer la pulsion meurtrière de ceux qui jouissent de la mise à mort d’autrui. Comment ne pas être d’accord ?

Le problème est que, s’il est non seulement légitime, mais désirable que les forces de police françaises entreprennent, au péril parfois de leur vie, de mettre hors d’état de nuire des criminels de la pire espèce, il est par ailleurs acquis que l’appareil d’Etat policier qu’on va renforcer, étendre, développer, servira aussi une autre fin, celle-ci non seulement indésirable, mais illégitime. Cette autre fin, c’est une redéfinition stricte et implacable du champ de la politique, à savoir que sa fonction est principalement sécuritaire, bientôt exclusivement sécuritaire. Et en ce sens, le terrorisme des nazillons de Daesh est bel et bien une aubaine pour les appareils d’Etat occidentaux, dont la soumission béate aux lois du capital, et l’impuissance grotesque, ne cessent de s’exposer chaque jour plus dangereusement aux yeux de tous. L’écrasement de la résistance grecque en est le dernier épisode, sinon sanglant, du moins suffisamment limpide pour marquer les consciences au fer rouge.

Que le terrorisme soit au fond une aubaine pour nos gouvernements, rien ne l’atteste mieux que l’« affaire Tarnac ». En manque de terroristes, le gouvernement français eut la lumineuse idée d’en inventer. L’affaire, jusqu’à aujourd’hui, suit son cours, le parquet ayant fait appel afin de maintenir le chef d’accusation de « terrorisme », mot magique. L’« affaire Tarnac » est ainsi devenue la joyeuse farce qui, rétrospectivement, met en plein jour la tragédie : le terrorisme est une aubaine pour nos gouvernements.

C’est pourquoi, quand le terrorisme est non pas un fantasme, mais une réalité, ainsi qu’il le fut le Onze septembre 2001, on en use comme d’un attrape-nigaud : on mit donc l’Irak à feu et à sang, en prétextant la fable « si ce n’est toi, c’est donc ton frère ». Or nous savons tous que la politique étrangère du capitalo-parlementarisme occidental, qu’elle soit guerrière comme en Palestine, Irak, Tchétchénie, Afghanistan, Lybie, Mali, etc., ou amicale comme en Arabie Saoudite, Koweit, Qatar, etc., a engendré et nourri la « barbarie » terroriste plus qu’elle ne l’a combattue. On a donc le sentiment d’assister au sempiternel spectacle d’un serpent qui se mord la queue.

C’est comme si, au Proche et Moyen Orient (et au-delà), une alliance infernale avait été scellée entre la logique impérialiste d’appareils d’Etat plus ou moins démocratiques (Israël, Etats-Unis, Grande Bretagne, France, Russie), la logique policière d’appareils d’Etat dictatoriaux (Moubarak, Assad, Hussein, Kadhafi, Abdallah), et la logique terroriste de groupes islamistes (Hamas, Hezbollah, Al Qaïda, Daesh). Au vu des désastres irakien et syrien, et peut-être libanais et libyen, déjà chiffrés en centaines de milliers de morts, on se prend à regretter le temps des pires régimes policiers, et à préférer le sort de l’Egypte à celui de la Syrie. On avalera d’autant mieux la pilule « sécuritaire » des démocraties parlementaires. Nous vivons des heures décidément bien sombres. Tâchons de ne pas sombrer avec elles.

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Au lendemain des attentats du vendredi 13 novembre, le monde entier a rendu hommage à la France, depuis Rio de Janeiro jusqu’à Bombay. On peut, à juste titre, s’étonner du fait qu’une telle solidarité ne s’exprime pas également lorsque les victimes du terrorisme sont israéliennes, libanaises ou russes, et rappeler, avec le Talmud, que « ton sang n’est pas plus rouge que le sien ». Mais on peut aussi - on doit - y reconnaître l’exceptionnelle puissance symbolique de ce pays, celui de l’universalité révolutionnaire, dont le noyau messianique vibre encore dans le cœur des gens du monde entier.

Pour certains, cette universalité est inscrite dans les institutions républicaines, garantes de l’héritage révolutionnaire. Pour d’autres, les institutions républicaines sont lettres mortes, l’esprit révolutionnaire résidant ailleurs, dans telle création collective, dans telle pratique militante, dans telle œuvre singulière : l’« égalité » selon Rancière, la « vie » selon Deleuze, la « multiplicité générique » selon Badiou, ou encore, plus proche de nous, l’« insurrection » selon le Comité Invisible. Oui, c’est la ville des insurrections populaires qu’on a pleuré aux quatre coins du monde. Oui, c’est au frayage d’une forme dans le chaos des forces qu’on veut croire.

À l’heure où le traumatisme causé par des attentats particulièrement vicieux, cyniques, et nihilistes, risque de déterminer bien des esprits, il nous faut, plus que jamais, penser et agir en hommes libres, autrement dit faire sienne l’éthique de Spinoza, car c’est notre seul arme : « un homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie ».

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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