L’argument du PIR

Ivan Segré - paru dans lundimatin#61, le 25 mai 2016

« On avait sûrement calomnié Joseph K… » Franz Kafka

Sur le site du Parti des Indigènes de la République est paru un texte intitulé : « Ivan Segré : quand un Camus israélien critique Houria Bouteldja ». Il est signé Malik Tahar-Chaouch et Youssef Boussoumah, membres du PIR. C’est une réponse à mon compte-rendu du livre de Houria Bouteldja, et incidemment à certains autres de mes textes, tous parus dans Lundimatin.

On pourrait s’arrêter là : le lecteur, s’il le souhaite, peut confronter les textes et se faire son idée. Je voudrais toutefois préciser deux choses, demeurées implicites dans leur réponse et pourtant, en dernière analyse, déterminantes.

La première chose concerne le titre, où se déchiffre leur argument principal : « Ivan Segré : un Camus israélien ». On croit savoir qu’Albert Camus, en 1957, aurait dit qu’à choisir « entre la justice et ma mère, je choisis ma mère ». Le fait est que ce n’est pas exactement ce qu’il a dit. A s’en tenir à la lettre, Camus a dit ceci : « En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère ».

La seconde chose concerne l’accusation de « sionisme ». Elle est censée vous disqualifier. Clarifions ce point. Au sujet de la situation israélo-palestinienne, il y a principalement trois conceptions de la justice : pour les uns, la justice s’énonce « Palestine arabe » ; pour les autres, elle s’énonce « Palestine juive », c’est-à-dire « terre d’Israël » (eretz israel) » ; pour d’autres encore, elle s’énonce « Palestine judéo-arabe ou israélo-palestinienne ».

La partition de la Palestine en deux Etats indépendants sanctionnerait le compromis entre deux conceptions antagoniques : celle d’une « Palestine arabe » et celle d’une « terre juive ». Plus qu’une conception de la justice, c’est une conception d’un compromis nécessaire, réaliste, pragmatique.

La troisième conception de la justice, dite « judéo-arabe » ou « israélo-palestinienne », est antagonique aux deux précédentes comme elle est antagonique à leur compromis, car il ne s’agit pas alors d’affirmer une « Palestine arabe » ou « une terre juive », non plus qu’un compromis entre ces deux conceptions de la justice, il s’agit alors d’affirmer qu’il n’existe pas plus une « terre juive » qu’il n’existe une « terre arabe », et que la justice, c’est donc, en l’occurrence, une Palestine judéo-arabe ou israélo-palestinienne.

Je soutiens, en tant que sioniste, que la justice en Palestine-Israël appelle la construction d’un régime politique égalitaire, judéo-arabe, israélo-palestinien. Autrement dit, je soutiens la troisième conception de la justice, qui s’énonce donc « Palestine judéo-arabe » ou encore, pour reprendre le titre du livre d’Hazan et Sivan : « Un Etat commun du Jourdain à la mer ».

Bouteldja, Tahar-Chaouch et Boussoumah militent en revanche, depuis leur appartement parisien, pour une « Palestine arabe », sur le modèle de l’Algérie, d’où leur fin de non-recevoir [1] : « contre le mirage de son ‘offre de paix’, qui est la continuité de cette violence [coloniale], l’histoire nous enseigne que ce qui a été fait peut être défait. L’Algérie en est un symbole ». Ne souscrivant pas au mot d’ordre d’une « Palestine arabe », je suis donc « un Camus israélien ». Il est vrai que, si c’est cela la justice...

[1Constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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