L’architecture des ronds points, ou le triomphe des Gilets Jaunes

« Ils savaient au fond que leurs monuments seraient tôt ou tard détruits par le pouvoir qu’ils dénonçaient... »

paru dans lundimatin#222, le 23 décembre 2019

Le collectif auteur du Manuel de communication-guérilla[Manuel de communication guérilla, éditions Zones, 2011, [1], propose de considérer les monuments historiques de nos villes comme « des témoignages du pouvoir et des possibilités dont celui-ci dispose pour matérialiser dans la pierre son point de vue sur un évènement ou un personnage du passé » [2]. Il apparaît alors que ces monuments sont érigés par l’état pour tenter de figer dans le temps une certaine conception de la vérité historique, une vérité monolithique, qui contribue à façonner la morphologie, et donc la représentation de nos villes, c’est à dire nos espaces de vie.

[Photo : Arc de triomphe et tour Eiffel du Cannet des Maures]

Le collectif auteur du Manuel de communication-guérilla[Manuel de communication guérilla, éditions Zones, 2011, [3], propose de considérer les monuments historiques de nos villes comme « des témoignages du pouvoir et des possibilités dont celui-ci dispose pour matérialiser dans la pierre son point de vue sur un évènement ou un personnage du passé » [4]. Il apparaît alors que ces monuments sont érigés par l’état pour tenter de figer dans le temps une certaine conception de la vérité historique, une vérité monolithique, qui contribue à façonner la morphologie, et donc la représentation de nos villes, c’est à dire nos espaces de vie. Certains auteurs, en désaccord avec ces figures imposées, ont imaginé des solutions d’une jubilatoire utopie, comme la possibilité de construire les monuments en double : « l’un pour graver dans le marbre une lecture partiale et éventuellement erronée de l’Histoire, l’autre pour permettre ultérieurement aux gens de compléter, corriger ou réfuter cette vision. » [5] Des évènements récents de la France contemporaine, celle du gouvernement Macron et des Gilets Jaunes, vont permettre à cette curieuse proposition de se concrétiser.

Emblèmes des plus connus de Paris après la tour Eiffel, l’Arc de triomphe, monument Napoléonien achevé sous Louis-Philippe, est situé au carrefour d’une douzaine d’avenues, dont les Champs-Élysées, la plus célèbre. Cette avenue, en novembre et décembre 2018 essentiellement, a été le lieu d’affrontement intenses entre les Gilets Jaunes, manifestant contre la politique d’austérité du gouvernement d’Emmanuel Macron, et les forces de l’ordre. L’Arc de triomphe a joué un rôle important dans ces manifestations, à la fois lieu de saccage et de repli, de destruction et de protection face à l’offensive policière. Les médias ont largement relayé les images [6] de manifestants cagoulés cassant les vitrines de la boutique du monument, ou des moulages en plâtre de statues. D’autres manifestants ont quant à eux tenté de protéger la tombe du soldat inconnu ; d’autres enfin ont tagué sur l’Arc des slogans tels que « Macron m’a tuer », « Les Gilets Jaunes triompheront » ou « augmenter le RSA ». Face à ces actes hétérogènes, il est difficile de caractériser le positionnement des Gilets Jaunes face au monument, d’en tirer une conclusion univoque. Symbole des soldats français victorieux tel qu’il a été pensé par Napoléon et ses successeurs, puis tombeau du soldat inconnu depuis son inhumation en janvier 1921, l’Arc de triomphe est devenu pour quelques heures le symbole d’un peuple en lutte et en colère contre ses dirigeants. D’où l’ambivalence dans ce traitement réservé au monument par les Gilets Jaunes : à la fois cristallisant la haine du pouvoir en place et territoire d’occupation, de fierté et de protection de valeurs patriotiques. Ce premier décembre 2018, l’Arc de triomphe s’est alors en quelque sorte dédoublé en tant que « point de vue du pouvoir matérialisé dans la pierre » il s’est agi d’un côté de l’attaquer, de le dégrader comme tel, c’est à dire de corriger ou de réfuter ce point de vue, et de l’autre de l’honorer, à travers une récupération, une occupation citoyenne, comme pour le détourner d’un mésusage qu’en aurait fait les gouvernements successifs de la France contemporaine, ici cristallisés en la personne d’Emmanuel Macron. Pendant quelques heures, ce fut comme si l’Arc de triomphe s’était réactualisé dans le temps historique, c’est à dire sorti de sa fonction de témoin, de lieu de mémoire, pour redevenir brièvement mais violemment actif et actuel dans ce rapport de forces police/manifestants. Finalement délogés, chassés par les forces de l’ordre à grands renforts de gaz lacrymogènes, et autres armes « à létalité réduite », les Gilets Jaunes ont finalement du restituer le monument à l’État et au tourisme parisien. L’avenue des Champs-Élysées fut elle-même intégralement encerclée par des unités de police bloquant toutes les issues, prêtes à « nasser » les manifestants, et les boutiques de luxe furent barricadées. Le pouvoir de l’argent et le pouvoir politique établi, main dans la main, avaient finalement réussi à « sécuriser » la zone. Les Gilets Jaunes, déçus, tentèrent quelques samedis de continuer à manifester sur l’avenue, avant de changer de tactique. Mais l’épisode de l’Arc de Triomphe était désormais entré dans la mémoire des Gilets Jaunes (qui s’appliquaient par ailleurs, conscients de l’importance de la communication et des symboles dans la dynamique des luttes, à historiciser leur mouvement sur le vif, par l’annonce récurrente des « Actes » à venir sur les réseaux sociaux ) et devait ressurgir bientôt, dans le temps court et précipité de la révolte, sous une autre forme.

En effet, à peine trois mois plus tard et bien loin de Paris, à Villeneuve sur Lot, les Gilets Jaunes des ronds points prennent la décision de construire une réplique de l’Arc de triomphe, en bois de récup’. Toute une équipe s’est lancée dans cette construction en hommage à Olivier Daurelle, une figure locale du mouvement, écrasé par un camion à Agen en décembre 2018, le chauffeur ayant forcé le barrage organisé par les Gilets Jaunes. Leur Arc de Triomphe de 6m de haut, conçu par un ouvrier chauffagiste et son équipe, a finalement été détruit sur ordre de la préfecture. Le député François Ruffin, de la France Insoumise, a été l’un des rares à dénoncer cette destruction d’une « œuvre d’art populaire » [7]. Selon lui, les réalisations artistiques des Gilets Jaunes sur les ronds points de France devraient pouvoir s’y installer dans le temps, au nom d’un « droit au beau » trop souvent dénié au gens du peuple, comme il l’affirme dans son film J’veux du soleil. A peu près au même moment, sur un autre rond point, des Gilets Jaunes du Var construisaient également leur propre Arc de Triomphe à l’aide de 94 palettes, pendant plus de deux cents heures. L’un des artistes témoigne :

« On a tellement dit que dans les Gilets jaunes il y avait des casseurs qu’on a voulu montrer qu’au contraire, on était des constructeurs. Et on espère que des Jaunes d’autres régions vont créer leurs propres monuments. » [8].

S’étant pris au jeu, les varois ont même poursuivi leur acte de réappropriation par la construction d’une Tour Eiffel de 11,7 mètres, ainsi qu’une réplique de la pyramide du Louvre.

Arc de Triomphe de Villeneuve sur Lot
Ces deux Arcs de triomphe sont ainsi des exemples frappants de détournement/ réappropriation d’un symbole de pouvoir : les Gilets Jaunes du Cannet des maures, ou ceux de Villeneuve sur Lot, n’ont pas choisi d’inventer un monument issu de leur imagination, de bâtir ex nihilo leur propre architecture mythographique, mais bien de construire le double d’un monument existant, afin de pouvoir se présenter comme ses nouveaux interprètes, corriger sa lecture historique et lui offrir une nouvelle représentation. Les Gilets Jaunes revendiquent ainsi le droit de proposer leur propre interprétation d’un moment historique, de lui conférer un sens que les médias dominants ont peu considéré, voire volontairement occulté [9]. Le choix de ces monuments parisiens, érigés sur des ronds points si éloignés de la capitale, interroge alors la visibilité du mouvement et d’une partie de la population française. François Ruffin, dans une lettre ouverte [10], cite ainsi les propos de Sébastien, l’ouvrier chauffagiste :

« On est face à quelqu’un qui ne nous répond pas, qui ne nous écoute pas. Alors, on s’est dit qu’on allait poser une œuvre là, belle, comme ça on nous verrait. ».

Il est ainsi significatif que ces répliques apparaissent en province, hors des grands centres urbains, quelques semaines après le coup de projecteur des médias sur les Champs-Élysées et l’Arc de Triomphe parisien. C’est comme si les Gilets Jaunes des petites communes et campagnes de France, loin de Paris et des caméras, avaient souhaité se rendre visibles en déplaçant ces monuments médiatiques sur leurs propres terrains de lutte. Une manière d’exister aux yeux des médias, de l’opinion publique. Après l’épisode du 1er décembre 2018, l’Arc de triomphe disparaît de Paris pour renaître sur les ronds points. Mais, au final, les œuvres du Cannet des maures connaîtront le même sort que celle de Villeneuve sur Lot, la préfecture ayant autorisé leur destruction par Vinci, propriétaire du rond point. Un article de France bleu [11] relatant cette destruction souligne avec zèle la mansuétude de la multinationale, qui « s’est montré(e) très patient(e) dans cette affaire puisqu’à de nombreuses reprises, le propriétaire du terrain a demandé la restitution de son bien. Des demandes restées lettre morte de la part des gilets jaunes. Vinci qui est même allé jusqu’à proposer son aide aux occupants pour déplacer les monuments construits et donc les préserver. Pas de réponse non plus. » On peut presque entendre ici la satisfaction de la journaliste qui, pour un peu, se serait fendue d’un « c’est bien fait ! ». Ce qui est intéressant dans la conclusion de cet article, c’est la réaction des Gilets Jaunes, qui, fatalistes, ont ignoré la proposition de Vinci. Leur acte de création et de détournement, de réappropriation, s’est inscrit dans un territoire de lutte, de protestation, et dans une temporalité dont ils ont toujours cherché à garder la maîtrise. Ils savaient au fond que leurs monuments seraient tôt ou tard détruits par le pouvoir qu’ils dénonçaient, et de fait, malgré leur apparente tentative de vouloir les préserver dans le temps, ils les savaient condamnés. Leurs constructions étaient donc des œuvres éphémères, intrinsèquement liées à leur lutte sur le rond point du Cannet des maures. Aussi, les Gilets Jaunes n’avaient que faire de les déloger pour les muséifier ailleurs. Ils devaient garder la maîtrise de leur art, et en refuser la profanation par un ennemi faussement concerné. Leur silence est ainsi éloquent. On pourrait aller jusqu’à dire qu’il faisait intégralement partie de leur art, comme on dit du silence qui suit Mozart qu’il est encore du Mozart.

Camille Pouyet

[1Manuel de communication guérilla, éditions Zones, 2011.

[2Ibid. p.89

[3Manuel de communication guérilla, éditions Zones, 2011.

[4Ibid. p.89

[5Ibid, p. 90, citant Oskar Negt et Alexander Kluge

[6Photographies du reporter Jean-René Santini.

[8Propos rapportés par l’article du Parisien du 27 février 2019 : http://www.leparisien.fr/societe/var-ils-construisent-une-tour-eiffel-pour-

  1. feter-les-100-jours-du-mouvement-des-gilets-jaunes-27-02-2019-8021055.php, page consultée le 10/11/2019

[9Voir par exemple le dossier consacré au traitement médiatique du mouvement des Gilets Jaunes par Acrimed, observatoire des médias :

  1. https://www.acrimed.org/-Mobilisations-des-gilets-jaunes-2018-, page consultée le 10/11/19

[10cf. note 21, ibid.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :