L’araignée

Racha Mounaged

paru dans lundimatin#452, le 19 novembre 2024

Je me présente nue

Nue, c’est-à-dire sans une vraie langue, sans préparation

Nue, sans avoir lu

Sans avoir réellement vu

Sans avoir été touchée

Nue de tout, et surtout des illusions

Elles explosent comme des pétales de jasmin déshydraté

Du jasmin qu’on a passé au four et qu’on présente sur les étals du marché informatique

Du jasmin dénaturé, qui a perdu son odeur

Mais je l’achète quand même. Je me console en me disant qu’il aura au moins

Le goût amer des breuvages qu’on sert en fin de repas

Dans les restaurants chinois.

J’aime la nourriture asiatique.

Le jasmin, si on l’avale, n’a pas de charge nostalgique, il provoque un petit vomissement

De couleur jaune si on n’a rien avalé auparavant

C’est de la bile

Je le sais, sans avoir consulté de manuel de toxicologie, car un jour en passant près de l’arbuste, dans le quartier où résidait grand-mère

J’en ai cueilli un et je l’ai avalé.


Il n’est pas possible d’incorporer un pays.

Il est possible d’envahir la cuisine des autres, d’un autre, avec ses épices.

Un juste retour des choses.

Le copain colonisateur.

Le coloniser avec les aromates du pays. Le thym. Les roses. Le laurier. La lavande. La menthe séchée, très bonne sur le fromage frais et dans les ragoûts.

L’origan. Le sumac. Le safran, le vrai. Le cumin, en poudre ou en grains. Et les mites qui vont avec, elles s’attaquent en premier au poivre rose.

Il me jurait que ce n’était pas possible, car le poivre est invincible.

Eh bien, il ne l’est pas !


Le poivre se donne des airs. Le poivre lui aussi plie devant la nature.

La nature maintenant, ce sont les mites, les poissons d’or et les araignées.

Il fut un temps où je tuais les araignées. Maintenant qu’une collègue (d’origine juive) m’a appris comment faire, je surmonte mon dégoût et je les emprisonne sous un récipient transparent. Je fais lentement glisser vers un couvert. Et j’emmène l’intruse vers sa liberté, le petit jardinet d’en bas. Puisse-t-elle y être heureuse.

Mais si je trouve des toiles en hauteur, je ne les enlève pas.

Je connais la valeur des maisons.

Comme les poissons d’or ont l’air un peu bête, je les laisse filer dans un petit trou qui s’est creusé sous la baignoire, dans le joint qui n’est plus très étanche. Ce sont de toutes petites fissures, invisibles à l’œil nu, qu’on n’aurait jamais remarquées si ce n’étaient les insectes.

Je m’interroge à leur sujet. Et s’ils étaient toxiques, s’ils libéraient des allergènes ? Je m’informe légèrement. J’ai l’impression que je ne dois pas trop m’attarder sur le sujet. Je sens qu’en l’absence de vrais motifs, il n’est pas nécessaire d’en arriver à une belligérance. Les poissons d’or vivent presque dans une autre dimension. Ils rasent les murs quand ils me voient. Ils s’enfuient. Ils se font encore plus petits. Ils sont d’un gris insignifiant. Ils ne sortent que la nuit, quand ils sont sûrs qu’on dort. Je ne sais pas vraiment où ils vont. Qu’est-ce qu’ils mangent. Et puis, je fantasme sur leur vie sous notre baignoire. Un domaine qui nous est complètement étranger. Une fois franchie la limite du joint, les poissons d’or mènent une vie totalement étrangère, qui ne nous nuit pas.

C’est une frontière acceptable.

Mais je sais qu’un jour, si on a plus d’argent, on la fermera. On renforcera le joint.

Ils ne pourront plus sortir.

Que feront-ils alors ?

Mourront-ils ?

Iront-ils ailleurs, chez le voisin, ou plus loin ?

Je ne sais pas à quoi réfère le mot « or ». Celui qui leur a attribué ce nom a probablement vu en eux quelque chose de précieux, que l’œil moyen ne remarque pas.

Je préfère ne pas me documenter, et que ces êtres gardent leur poésie intacte.

Je ne les vois pas casqués. Je ne les vois pas armés quand ils franchissent la frontière.

Ils ne la franchissent pas en avion de chasse.

Les poissons d’or ne sont pas des guerriers.

Ils cherchent autre chose que le conflit.

On peut donc raisonnablement exister ensemble dans cet écosystème.

Jamais je n’ai cherché à les écraser, jamais.

J’aurais trop peur de leur lymphe exsudée, de leur débris dispersés et humides.

Chez nous quand on écrase un insecte qui n’est pas vraiment horrible, l’adage dit qu’ils « prient sur nous », c’est-à-dire qu’ils nous maudissent.

Je ne veux pas être maudite par les poissons d’or. J’ai assez de soucis comme cela.

Mais les araignées, c’est tout autre chose.

Les araignées elles ne fléchissent pas. Elles ne courbent pas l’échine. Elles ne font pas le dos rond. Les araignées elles vous regardent en face, on dirait qu’elles vous toisent. Elles restent là, immobiles, tétanisées, ou tétanisantes. On ignore tout de leur prochain geste. Elles peuvent reculer tout à fait, ou alors avancer en prenant une posture d’attaque. Oui, c’est ridicule d’en avoir peur, car elles sont toutes petites. Mais le truc avec les araignées, c’est qu’elles savent voler, elles savent grimper, elles tendent leur fil invisible et s’élancent dans les airs. On les retrouve à hauteur d’yeux, on ne sait pas trop à quoi s’attendre avec elles.

Elles sont imprévisibles. Des hystériques. Des folles.

C’est pour cela qu’on sent la menace.

Parce qu’elles ont des armes.

C’est pour cela qu’elles ont moins de chance de rester en vie.

Il faut développer une grande sagesse et beaucoup de maîtrise de soi et des émotions pour résister à l’écœurement. En plus, comme elles se mettent à des lieux stratégiques, par exemple tout près du trou de la baignoire, on ne peut raisonnablement accomplir les gestes quotidiens totalement justifiables (comme prendre un bain) sans attenter à leur vie.

Quelque part, on entre en conflit pour le territoire et elles ne connaissent pas les codes. Pour qu’elles puissent s’en sortir, je dois alors soit renoncer à me laver, soit prendre activement part à leur sauvetage. Leur tendre un objet, les inviter à y monter. Les transporter ailleurs. Alors que je n’ai rien demandé. Alors qu’au fond, tout au fond de moi, je sais que je les déteste.

Je me retrouve à accomplir des gestes héroïques pour épargner ceux que je n’aime pas. Ceux qui me dégoûtent et que j’aurais volontiers écrasé. Ceux qui investissent de manière maladroite le territoire.

C’est un peu ce qui se passe chez moi en ce moment. Chez moi, c’est-à-dire là-bas. Au pays.

De l’autre côté de la frontière, une armée hyperpuissante ne parvient pas à se retenir. Elle écrase absolument tout sur son passage : les araignées, les mites et même les poissons d’or.

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