L’anomalie sauvage

Par Ivan Segré (du Laboratoire Autonome d’Archéologie et d’Anthropologie - LAAA)

Ivan Segré - paru dans lundimatin#113, le 11 septembre 2017

L’anomalie sauvage

Compte-rendu du livre de Christian Ferrié :

{{}}Le mouvement inconscient du politique. Essai à partir de Clastres (éd. Lignes, 2017)

Par Ivan Segré (du Laboratoire Autonome d’Archéologie et d’Anthropologie - LAAA)

« Il est salutaire d’écouter Pierre Clastres parler de la politique centrifuge des sauvages. »

Christian Ferrié, Le mouvement inconscient du politique. Essai à partir de Clastres

Le livre que Christian Ferrié a consacré à l’anthropologue Pierre Clastres est en tout point remarquable : écriture limpide, rythme enlevé, connaissance intime des travaux de Clastres, argumentation serrée, profondeur de vue. Comme l’indique le titre de l’ouvrage, il s’agit d’élucider « le mouvement inconscient du politique » ; et comme le signale le sous-titre, ce n’est pas un « essai » sur la pensée de Clastres mais « à partir » de cette pensée, ce qui signifie que Ferrié se propose d’en déplier certains motifs, quitte à risquer des développements « hyperboliques », non au sens de ce qui serait exagéré, mais au sens de ce qui est en excès (du grec huperbolê).

On connaît le principal argument de Clastres, qui donne son titre à son maître ouvrage : La société contre l’Etat. Par « société », il s’agit de désigner les forces sociales centrifuges ; par « Etat », les forces sociales centripètes. La question politique est donc appréhendée sous la forme d’un antagonisme dynamique, et Clastres a montré que la sagesse de tribus amazoniennes - qu’on qualifie de « sauvages » - consistait à prémunir les relations sociales d’une capture par l’Un, d’où la force « centrifuge », au sens d’un mouvement qui met en échec le processus d’unification par l’Etat. Et la « politique centrifuge des sauvages », c’est donc ce que Ferrié appelle « le mouvement inconscient du politique ». Voyons maintenant la distinction entre un essai sur Clastres et un essai à partir de Clastres, et citons Ferrié lui-même :

« Il faudrait donc montrer deux choses : le processus sociologique, qui réagit à la constitution du pouvoir central, est en fait un mouvement politique porté par des forces sociales ; la constitution d’un centre de pouvoir relève, en revanche, d’un acte polémique. C’est la thèse qui soutient mon interprétation : ne serait à proprement parler politique que le mouvement par lequel les forces centrifuges s’engagent contre l’institution polémique d’une autorité centrale qui aspire à prendre le pouvoir de commandement (arché). Voilà le double argument d’une interprétation de la description de Clastres qui reprend toutefois à contresens – et prend à contre-pied – l’usage clastrien du terme politique » (p. 133, soulignés dans le texte).

Clastres, en effet, qualifie de « politique » le processus d’unification par l’Etat, ou mouvement centripète, et par opposition les forces sociales centrifuges sont caractérisées comme « polémiques » : « La société primitive est la société contre l’Etat en tant qu’elle est société-pour-la-guerre » (Clastres cité par Ferrié, p. 98). Car la guerre entre tribus ou groupes locaux est une manière d’assurer le primat des forces centrifuges sur les forces centripètes. Ferrié prend donc le « contre-pied » de Clastres en redistribuant le sens des catégories en jeu : ce qui est dorénavant « politique », c’est le mouvement centrifuge qui met en échec le processus d’unification par l’Etat ; et ce qui est « polémique », c’est le processus d’unification lui-même. Le « mouvement inconscient du politique », c’est donc le mouvement par lequel un multiple résiste à sa capture polémique par l’Un.

Mais pourquoi Clastres qualifiait-il de « politique » le processus d’unification par l’Etat, plutôt que la résistance anarchique des forces sociales centrifuges ? C’est que l’anthropologue se référait à l’usage « classique » du terme « politique », soit la question des formes de gouvernement, le postulat de la philosophie classique étant le suivant : c’est l’Etat qui donne forme à la multitude  ; d’où suit qu’il n’y a de « politique » que sous condition qu’il y ait de l’Un (de l’Etat). Et en ce sens la société dite « sauvage » est l’ensemble des forces sociales qui mettent en échec la « politique » au sens classique du terme. Partant des textes de Clastres, le « contre-pied » de Ferrié consiste donc à en radicaliser l’argument directeur : ce qui est authentiquement politique, c’est le mouvement centrifuge de mise en échec du « politique » (au sens classique) ; or ce mouvement, soutient Ferrié, est « inconscient », en ceci qu’il exprime « la pulsion de vie politique » :

« Il s’agit d’étudier la dynamique politique d’une société primitive qui fut confrontée à la perspective de sa propre fin : l’apparition de chefferies toutes-puissantes laissait pressentir le surgissement, à l’horizon, de la division sociale [entre un haut et un bas]. (…) Il s’agirait de découvrir le moteur politique du processus de réaction sociologique à cette évolution funeste pour la société primitive : le mouvement vital de ces forces centrifuges comme mouvement de la vie politique d’une société sauvage. Ça manifesterait la pulsion de vie politique au sein de la société primitive » (Ferrié, p. 107, soulignés dans le texte).

En qualifiant d’ « inconscient » la politique centrifuge des sauvages, Ferrié n’entend pas opposer une forme primitive (inconsciente) de la politique à sa forme développée (consciente), et concevoir la société civilisée comme le « Ich » (Je) qui doit venir en place du « Es » (Ça) ; il entend au contraire reconsidérer, à la lumière des travaux de Clastres, l’hypothèse freudienne quant aux causes du « malaise dans la civilisation ».

Freud, suivant sur ce point Hobbes, identifie la pulsion de vie - Eros - au processus de pacification des relations sociales, processus culturel que la philosophie classique place sous condition de l’Etat ; et la pulsion de mort – Thanatos -, il l’identifie au processus de division anarchique, libérant l’agressivité latente. Instruit par l’anthropologie de Clastres, Ferrié montre que l’agressivité fondamentale ne relève pas des forces centrifuges mais au contraire du processus d’unification par l’Etat, véritable déclaration de guerre à l’égalitarisme des sociétés sauvages. Et telle est donc la leçon que le « sauvage » adresse à l’homme « civilisé » : Thanatos produit l’Etat (l’Un), Eros produit l’anarchie (le multiple). C’est la « révolution copernicienne » qu’aurait mise en lumière l’anthropologie de Clastres :

« En révélant le sens de la politique sauvage comme mouvement inconscient de la pulsion de vie, l’anthropologie politique de Pierre Clastres constitue bien une révolution copernicienne de la pensée politique de la civilisation occidentale. Cette révolution révèlerait, au-delà de Freud, la quatrième blessure narcissique de l’humanité [après Copernic, Darwin et Freud] : la vexation ethnologique du narcissisme ethnocentrique. Suivant cette hypothèse de lecture, la manifestation du mouvement inconscient de la société (primitive) contre l’Etat permet à Clastres de défaire magistralement l’illusion ethnocentrique, l’illusion même qui conduit à confondre politique et Etat afin de mieux asservir le mouvement politique de la stasis à la statique d’Etat » (p. 284-285, souligné dans le texte)

À cette lumière, les guerres entre appareils d’Etat, comme lors de la première guerre mondiale, celle que Freud avait à l’esprit lorsqu’il écrivit Malaise dans la civilisation (1929), ne manifestent pas le retour d’un refoulé d’ordre anarchique, ni ne révèlent le caractère mortel de la civilisation (selon le mot de Valéry), elles manifestent la violence inaugurale du processus de pacification par l’Etat, violence inaugurale que Ferrié, redistribuant les catégories de Freud, appelle « Thanatos » (ou pulsion de mort). À l’opposé, les forces centrifuges, d’apparence « polémiques » parce qu’elles réintroduisent la division, ou le multiple, contre l’unification, sont des expressions de la pulsion de vie (« Eros »). Disons qu’elles sont des formes sinon amoureuses du moins civilisées de la politique au regard de la sauvagerie des appareils d’Etat.

S’ensuit – et c’est par là que commence puis se termine l’essai de Ferrié – que l’antagonisme décisif se répercute sur la manière d’envisager le sens et la pratique de la guerre : la « société-pour-la-guerre » caractérise les forces centrifuges, mais dans la mesure, précisément, où la guerre est un mode d’expression du mouvement centrifuge ; en revanche, lorsqu’elle est une guerre de conquête, d’expansion, visant à unifier le multiple sous la royauté de l’Un, alors elle initie le processus d’unification par l’Etat et le caractérise. Ce sont donc non seulement deux manières d’envisager la guerre, mais deux types de guerre différentes par essence :

« La tribu des Incas avait accompli ce processus qui était en cours chez les Tupi-Guarani lors de l’arrivée des Européens : la guerre avait cessé d’avoir le but primitif de la dispersion pour poursuivre l’objectif de l’expansion. Bien avant la révolution thermo-industrielle des temps modernes qui a provoqué le bouleversement technique des conditions matérielles de la guerre, il y a eu une révolution bien plus fondamentale du sens de la guerre : on l’a vu s’amorcer chez les Tupi-Guarani qui pratiquaient des guerres de conquête en lieu et place des guerres de scission. (…) Les guerres de scission des Sauvages n’ont rien à voir avec les guerres de dévastation et d’extermination qui caractérisent l’époque moderne : les guerres menées par les communautés primitives sont des guerres primitives, dont la faculté destructrice est d’ailleurs sans commune mesure avec les guerres modernes. Parler de l’essence de la guerre en général est par suite un non-sens : la guerre de conquête n’est pas de même essence que la guerre primitive » (p. 298-299).

Il y a donc d’un côté la guerre de conquête, caractéristique de l’Etat contre la société ; de l’autre la guerre de scission, caractéristique de la société contre l’Etat. Et le paradoxe copernicien est que la guerre (de scission) des sauvages contribue, sous le signe d’Eros, à civiliser la politique, tandis que la guerre (de conquête) des civilisés contribue, sous le signe de Thanatos, à l’ensauvager. Le narcissisme ethnocentrique s’en trouve donc singulièrement meurtri, en effet.

***

Terminons ce bref compte-rendu, trop simplificateur et ne rendant pas assez compte de la finesse conceptuelle du propos de Ferrié, par une mise en perspective critique. L’anthropologue Jared Diamond, distinguant entre les guerres que mènent les sociétés traditionnelles et celles que mènent les appareils d’Etat modernes, met en évidence le caractère paradoxalement plus létal des guerres traditionnelles. En effet, si, en termes de valeur absolue, les guerres modernes paraissent extraordinairement plus meurtrières, en termes de valeur relative les guerres des sociétés traditionnelles seraient, à l’en croire, dix fois plus meurtrières : « Il apparaît que les valeurs les plus élevées pour n’importe quel Etat moderne (l’Allemagne et la Russie au XXe siècle) ne représentent qu’un tiers des valeurs moyennes pour les sociétés traditionnelles (…). Les valeurs moyennes pour les Etats modernes représentent environ un dixième des valeurs moyennes pour les petites sociétés ». Autrement dit, l’individu des sociétés traditionnelles a dix fois plus de chance d’être victime d’un conflit meurtrier que l’individu des sociétés modernes. Et Diamond de conclure : « Le lecteur sera peut-être étonné d’apprendre, comme je l’ai été tout d’abord, que la guerre de tranchées, les mitrailleuses, le napalm, les bombes atomiques, l’artillerie lourde et les torpilles sous-marines produisent des taux de mortalité moyens dans le temps bien inférieurs à ceux causés par des lances, des flèches et des massues [1] ». L’une des raisons du caractère dix fois plus meurtrier (en valeurs relatives) des guerres primitives ou sauvages, poursuit Diamond, est que dans les guerres que se livrent les sociétés traditionnelles, on tend à l’anéantissement de l’autre, hommes, femmes et enfants, tandis que « les Etats victorieux préservent en général les populations vaincues afin de les exploiter plutôt que de les exterminer [2] ».

Y. N. Hariri, dans le prolongement de Diamond, observe pour sa part :

« Le déclin de la violence est largement dû à l’essor de l’Etat. Tout au long de l’histoire, la violence est le plus souvent née d’affrontements locaux entre familles et communautés. (…) Les premiers cultivateurs, dont la communauté locale était l’organisation politique la plus importante, souffraient d’une violence endémique. En se renforçant, royaumes et empires devaient serrer la bride aux communautés, en sorte que le niveau de violence décrût [3]. »

Dans son livre Imperium (La Fabrique, 2015), Frédéric Lordon écrit que « Sous la loi des grands nombres du social, la capture est une fatalité ». C’est aussi la conclusion de l’historien Roland Mousnier dans l’étude qu’il a consacré aux Monarchies et royautés de la préhistoire à nos jours : « Il arrive que les hommes combattent leur Etat existant, et l’Etat en général, mais ils sont toujours contraints de mettre à la place un autre organe équivalent, au besoin sous une autre forme et un autre nom, mais c’est toujours un Etat, à moins de descendre très bas dans l’échelle des sociétés [4] ».

Faut-il, au vu des taux de mortalité dix fois plus élevés des guerres des sociétés traditionnelles, locales, centrifuges, anarchisantes, corriger la formule de Lordon et affirmer que la capture du multiple social par l’Un étatique est une « bénédiction » plutôt qu’une « fatalité » ? Tout dépend de la manière dont on comprend l’observation de Diamond : « les Etats victorieux préservent en général les populations vaincues afin de les exploiter plutôt que de les exterminer ». Disons que l’idée éthique, anarchique ou communiste, est de congédier l’alternative malheureuse entre d’une part les violences endémiques, et xénophobes, des sociétés égalitaires traditionnelles, d’autre part l’exploitation étatique, et en ce sens xénophile, de la force de travail des vaincus. Ce n’est pas gagné, certes, mais comme le signale Spinoza, « tout ce qui est beau est difficile autant que rare ».

[1J. Diamond, Le monde jusqu’à hier, Gallimard, coll. « Folio », p. 220.

[2Ibid., p. 221-222.

[3Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, p. 431.

[4Ed. Perrin, p. 11.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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