L’animal entre nous - Anna-Louise Milne

Paris, quartier de la Chapelle : quand une ferme pédagogique s’installe sur les terrains de « la misère » que la France ne veut pas accueillir

paru dans lundimatin#233, le 13 mars 2020

On fait de la transhumance en ville. C’est nouveau, à plus d’un titre. Car ce n’est plus au bénéfice de l’animal qu’on se propose de le promener de square en pelouse, mais de « l’homme » qui joue au berger.

Le dispositif, porté par une association spécialisée dans la prise en charge de jeunes en grande difficulté et de majeurs défavorisés, vise à inculquer des comportements responsables, en « milieu ouvert ». Il s’agit d’apprendre à mieux vivre, et surtout à vivre ensemble, principalement à personnes sous main de justice condamnées à des travaux d’intérêt général. On dit des TIG(e)s pour faire plus court, ou des TGI-istes. Parfois on y mêle aussi des mineurs isolés, qu’on appelle des MNA, souvent venus de pays lointains. Ils n’ont rien fait, eux, d’ordre criminel, mais souvent ils ont des choses à apprendre, en transhumance, à des jeunes plus sédentaires, eux aussi « à risque ». Le cadre se veut « champêtre », la mise en scène des animaux devient un « support pédagogique », et le tout se propose d’« ouvrir l’adolescent sur l’environnement, le respect de la vie, de soi et des autres ». Puis tout le quartier en profite, ça fait revenir de la vie dans les jardins, et les enfants adorent. Bref, les animaux, ça adoucit les mœurs.

On fait appel à tout un imaginaire quand on convoque l’idée de la transhumance. Une pratique équilibrée de la nature, un rituel calé sur les saisons, des traversées parfois périlleuses de cols escarpés, une cohabitation saine entre hommes et bêtes, même une solitude rédemptrice. Et surtout une idée de pâturages libres, de terres à usage collectif, une idée de commons. Une idée d’ouverture, comme le vocabulaire adopté le dit à répétition. Mais tout un monde sépare aujourd’hui cette idée de commons des dispositifs multiples et souvent tacites de la gestion des espaces publics, comme celui de la ferme pédagogique. La transhumance en ville est explicitement déployée pour repousser des publics non-désirables de l’espace public. C’est une technique de réappropriation ou de reconquête. On pourrait dire de recolonisation. Et sans doute a-t-elle permis, depuis ses débuts à Montmagny et à Villetaneuse, de soulager des tensions et parfois de soigner l’espace en commun pour que le dialogue puisse recommencer. Mais avec quels « résidus », quels exclus ? 

 

En s’installant début 2020 dans les Jardins d’Éole, un lieu névralgique coincé entre la Gare du Nord et l’échangeur de la Chapelle, cerné de tous côtés par des rails, et secoué par les travaux H24 du CDG Express, la ferme pédagogique prend d’assaut un terrain issu d’une longue lutte, portée surtout par l’association des Jardins d’Éole, un terrain qui est aujourd’hui, entre autres usages plus solitaires et occasionnels, le lieu de rassemblement quotidien d’un monde complexe qui mêle réfugiés et demandeurs d’asile en proie à la mécanique répressive du système migratoire en Europe, travailleurs précaires, toxicomanes, étudiant.e.s et professeur.e.s, travailleurs sociaux et retraité.es, mères et filles, Canadiens et Somaliennes, Algériennes et Britanniques, pères et filles, copains et camarades, à l’occasion d’un petit déjeuner solidaire. Pourtant, on aurait décidé qu’il n’y avait rien dans ce secteur, que les enclos de la petite ferme, composée de trois roulottes en pin et deux bennes de paille, pouvaient se poser comme s’ils arrivaient en terre vierge.

 

Très exactement ils ont pris, dans un simulacre exemplaire du parcellement des terres connu sous le terme anglais d’Enclosure Movement, le coin du jardin où dormait H. depuis l’été 2019.

 

Il y a lieu de louer l’ingénuité des cabanes et des abris de fortune que d’autres construisent dans les landes et les replis. L’abri de H. n’avait pas beaucoup de mérite. Et H. est souvent en mauvais état. Sa vie en Europe n’a pas été douce, c’est le moins qu’on puisse dire, celle d’avant non plus, sans doute. Parfois il délire. Il y a de quoi : au moment de le virer de son coin, on a pris soin de l’asperger de gaz lacrymogène, comme s’il présentait un risque aux autres. Là on peut dire qu’on le voyait bien, dans la mire. Depuis, les poules ont pris sa place, et lui doit crécher quelque part à côté.

 

Car on continue à le voir. Il vient encore presque tous les jours prendre un café et deux tartines au petit déjeuner qui réunit tout ce monde et que les services de la Ville n’ont pas su « calculer » à la hauteur de ses qualités et de ses possibles. Comme H., c’est un monde qui lutte pour trouver une place, pour dépasser les stigmatisations multiples – raciales, sociales, administratives – qui l’assignent aux marges jusqu’à vouloir le chasser de ces lieux stigmatisés eux aussi. Un monde proche, à certains égards, de celui auquel la petite ferme est dédiée. En « grande difficulté » aussi, sans aucun doute. Et pourtant réuni autour d’une autre conception des commons, d’une autre idée de l’ouverture : sans enclos, par exemple.

 

Il y a lieu de croire que cette idée-là s’avérera plus forte, à plus ou moins long terme. Et qu’un quartier comme celui des Jardins d’Éole est mieux à même de résister à l’instrumentalisation de l’espace public que beaucoup d’autres lieux de relégation, grâce à son histoire et à sa mixité sociale. Déjà, on voit bien que des rapprochements pourront se faire entre les petits déjs et la ferme, entre un café offert et un moment d’échange par-delà les enclos. Il n’empêche que l’objectif de cette initiative pédagogique est celui d’une « reconquête » et que sous les traits d’une action « éco-citoyenne », elle vise à supplanter ce qui existe dans une démarche qui reconduit des pratiques « hors-sol » tout en se réclamant d’un nouvel « imaginaire solidaire et verdoyant ».

 

Accueillir l’animal entre nous, en l’occurrence dans ce parc public qui a vu tant de bras de fer et plusieurs remaniements de ses espaces dans sa courte histoire, ça devrait aller de soi. Et si cet accueil nécessite tant de mise en scène en ville aujourd’hui – jusqu’à faire appel à des clowns pour l’inauguration des roulottes comme si on devait aussi se rassurer par le rire – c’est surtout signe de l’appauvrissement du milieu urbain sous le régime néolibéral. Cette farce réconciliatrice est sans commune mesure avec le drame du non-accueil revendiqué et opérationnalisé des humains dans ce même espace. Elle n’est pas pour autant négligeable. Afficher les bienfaits d’un vivre ensemble au service des animaux dans un contexte où le traitement réservé aux humains est une entreprise de dégradation et de cruauté ne fait que décupler la violence de cette volonté d’État, quels que soient les éventuels rapprochements que la réalité irrépressible des commons permet toujours, malgré tout. Il faut dénoncer cette violence encore et encore, puis bâtir autre chose que des enclos.

 
Anna-Louise Milne

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