« L’aire d’accueil des gens du voyage »

ou l’hospitalité SEVESO

paru dans lundimatin#211, le 8 octobre 2019

La semaine dernière, nous révélions l’effarant traitement des gens du voyage lors de l’accident industriel de Lubrizol à Rouen. Un lecteur du voyage nous a interpelé sur le terme d’« aire d’accueil » que nous utilisions dans l’article pour évoquer les places désignés dans lesquelles on parque les gens du voyage. Dans ce texte, il étaye cette nuance qui n’en est effectivement pas une.

[Photo : Caravanes en zone Seveso. Saint-Menet, Marseille, 2016 © Valentin Merlin]

Alors qu’à Rouen le site Lubrizol était encore en flamme, 25 familles catégorisées “gens du voyage” attendaient confinées derrière les deux centimètres de plastique et de tôle de leur caravane. L’aire d’accueil de Rouen/Petit Quevilly située en face de l’usine Lubrizol n’a fait l’objet d’aucune mesure de protection, ni évacuation, ni local de confinement adapté. Sa position en plein site SEVESO illustre une situation récurrente quant aux choix d’implantation des décideurs publics. Cet événement m’a donné envie d’écrire ce que je n’ose jamais mettre en ordre lorsque j’évoque brièvement le sujet de “l’accueil des gens du voyage” : ma colère.

J’ai longtemps cru qu’il y avait une différence entre les places désignées et les “aires d’accueil”.

Les places désignées où nous stationnions avec ma famille étaient en réalité l’ancienne version des “aires d’accueil”. Il s’agit là d’une dénomination administrative obsolète qu’on aime utiliser, un peu comme quand je parle avec ma mère en anciens francs quand bien même aucun de nous deux n’a connu cette époque. Une marque de fabrique des voyageurs, un élément de langage qui permet tout de suite de savoir qui est ou qui n’est pas.

J’ai compris depuis qu’il n’y a pas de dichotomie, la place désignée fait référence aux réglementations d’avant 1983, qui consacraient la possibilité pour un maire ou un préfet de limiter le stationnement d’une caravane dans un “lieu désigné”. La notion “d’aire d’accueil” est-elle créée par la Loi Besson de 2000. En réalité, elle reprend les termes d’usage de la loi Besson de 1990 “prévoyant l’accueil spécifique des gens du voyage”.

Si le texte de la loi de 1990 parlait déjà d’un “accueil spécifique”, la loi de 2000 parachève l’esprit en créant “l’aire d’accueil des gens du voyage”.

Une aire qui accueille ?

Quand on commence à parler d’aire d’accueil en France j’ai 9 ans, je suis probablement quelque part entre l’Est et l’Ouest, sur un des “terrains aménagés” ou des places désignées comme je les appelais. Sur ce terme de place qui revêt une signification bien spécifique (entendue au sens de lieu de vie) j’ai découvert récemment que les roms en utilisaient un dans un sens analogue : platz. Peut-être cela vient de là, un mélange entre le mot romanès platz et le “lieu désigné”.

En revanche, “l’aire d’accueil” est une notion curieuse déjà car elle ne se conçoit pas sans le complément “des gens du voyage” et renvoit à l’idée qu’il existe un accueil “spécifique” pour cette catégorie administrative d’êtres humains.

Aussi car dès qu’on la pratique, dès qu’on y vit, elle apparait comme une notion euphémisante. Du moins il vient immédiatement à l’esprit que si l’accueil peut être chaleureux, il peut également être glacial. En cela la notion se distingue de celle d’hospitalité.

Je ne me suis jamais senti accueilli sur une “aire d’accueil des gens du voyage”. Le mot est d’ailleurs source de blague pour celles et ceux dont la colère n’a pas achevé de ronger l’amour du trait d’esprit.

L’aire d’accueil, un droit acquis ?

Formulée ainsi la question donne à penser que l’aire d’accueil est un droit à préserver. Mais de quel droit parle t-on ?

Avant 1983 le voyageur avait la possibilité de se référer au maire ou au préfet selon les territoires pour que celui-ci désigne un lieu propre au stationnement. Il n’est pas à dire que c’était le bon vieux temps, loin de là. Car si n’existait pas encore la condition relative au nombre d’habitants dans les communes pour l’accueil, il existait néanmoins des limitations temporelles au stationnement de caravane. Des limitations telles, qu’il était rare de pouvoir stationner plus de 24h dans une même ville.

Cet état de fait c’était l’errance institutionnalisée, le contraire exacte de l’itinérance qui suppose elle un chemin. L’errance c’est la mort du voyageur, c’est mon antonyme de la liberté. Alors forcément l’image d’Épinal du tsigane éternel, libre et sans entraves ça fait bien longtemps qu’on ne l’a plus croisée en France. Si tant est que c’eut été le cas un jour.

C’est pour mettre fin à cette errance, à tout le moins au “désordre” appelé encore “problème tsigane’, que la première Loi Besson tente de mettre un peu d’ordre début 1990. Après une phase d’expérimentation de lieux d’accueil dédiés dans les années 1980, 1990 marque le début de la consécration d’une politique de sédentarisation qui prend ses racines au XIX ème siècle. La Loi Besson II en 2000 vient compléter le tableau et crée “l’aire d’accueil pour gens du voyage”.

“L’aire d’accueil”, il y aurait tellement à dire sur le fond quand sur la forme il n’y a rien. S’il vous est un jeu de chercher la désincarnation, l’ennui et la laideur, vous trouverez certainement une aire d’accueil sur votre chemin. Un espace goudronné, sans arbre ni ombre, ou sec ou humide, gris, un endroit où l’on s’écorche les genoux, où tout est rugueux, froid, où les odeurs sont artificielles, où l’atmosphère est brûlante ou glaciale, un lieu de désincarnation, de rupture avec toute nature, encrage essentiel de toute culture, un lieu de déshumanisation. Est-ce à dire que le lieu suffit à déshumaniser, sédentariser, tuer le tsigane dans l’Homme ? Certainement pas.

Pour autant qu’il doit bien y avoir quelques aspects positifs à ce que l’État et les associations pro-aire d’accueil nous présentent comme un droit acquis. Ainsi l’accès à l’éducation, aux soins et l’insertion sociale constitue un mojo, une incantation, une sainte Trinité de l’argumentaire pro-aire.

Mais quel argumentaire ? Celui du gadjo. L’accès à l’éducation du gadjo, l’accès au soins que le gadjo empêchait d’atteindre, l’accès à une insertion sociale prédéfinie par le gadjo pour un monde de gadjo.

Quel est ce droit qui contraint à vivre dans des espaces désignés, qui place des Hommes sous surveillance du gardien, du travailleur social ou de la caméra dans les nouvelles aires automatisées ?

Quel est ce droit qui contraint à la sédentarisation tout en limitant le stationnement à 3 mois ?

Quel est ce droit qui assigne à résidence en empêchant la sortie de véhicule (et donc toute sortie selon la zone d’implantation de l’aire) après la fin des horaires du gardien ?

Quel est ce droit qui prétend faciliter l’accès à une aide administrative tout en construisant de véritables bunkers où parler aux employés se fait à travers des barreaux et une porte blindée ?

Quel est ce droit qui oblige à payer un loyer mais ne permet pas l’accès aux APL, ALS, tarifs sociaux de l’électricité et de l’eau ?

Quel est ce droit qui rend malade, qui obligent les habitants de Petit Quevilly à vivre près d’une usine SEVESO comme ceux de Saint Menet ou d’Hellemmes Ronchin ?

Quel est ce droit qui empêche de circuler librement, de choisir sa ville d’installation ?

Quel est ce droit qui exclut des Hommes de peu ou prou 90% des communes françaises ?

Quel est ce droit qui force à abandonner un mode de vie ancestral, un pan entier d’une culture préservée depuis des siècles ?

Est-ce à ce prix que les voyageurs payent un droit acquis ?

Une détsiganisation pour déshumanisation

La caravane, le campine, c’est le dernier espace que n’a pas pénétré la loi française. Le législateur a évidemment produit un cadre juridique contraignant, créant une différence de traitement pour les “gens du voyage”. Les mêmes velléités antitsiganes se lisent entre les lignes des articles publiés au journal officiel. Mais malgré ces efforts, malgré un régime juridique alambiqué, la caravane reste le dernier refuge.

150 ans de traitement discriminatoire, de carnet anthropométrique, d’assignation à résidence, d’internement ou de déportation n’ont pas suffit à détsiganiser.

La logique de sédentarisation en France, a été poussée jusqu’au camps de concentration, avec l’appui d’une part signifiante de la population.

La stratégie de sédentarisation est revenue aujourd’hui à l’espace clôturé, gardé, contrôlé.

Mais il y a toujours les campines.

Les banquettes plastifiées ont vu défilé des soirées de cartes, des chocolats chauds, des rires, de la tendresse, des regards, de la vie. Le lit a connu des dimanches matin, lovés, aimés, enlacés.

Les dessous de haut-vent ont croisé d’innombrables discussions, des aires de guitare, des odeurs de braise, des vieux racontant aux jeunes, des jeunes écoutant les vieux, des jeunes pleurant les vieux.

Nos vieux, immenses, incassables. Nos vieux, gardiens.

Alors ils pourront sédentariser, empêcher de circuler, mettre à l’écart, interner, interdire ou appauvrir.

Il peuvent tuer l’Homme, mais il ne tueront jamais le Tsigane.

William Acker

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