L’âge de la première passe - Arno Bertina

« Elles s’attifent et s’apprêtent dès la nuit tombée pour "faire la vie" ce qui signifie livrer son corps, si possible à des Blancs. »
[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#233, le 13 mars 2020

L’âge de la première passe : avec ce livre (Collection Verticales, Ed. Gallimard), le romancier Arno Bertina livre un récit nullement fictionnel, résultat de cinq longs séjours au Congo, à Pointe Noire et Brazzaville, à l’invitation d’une petite ONG qui s’efforce d’aider des mineures prostituées. Souvent orphelines et déjà mères, elles s’attifent et s’apprêtent dès la nuit tombée pour « faire la vie », suivant l’expression qu’elles utilisent – ce qui signifie livrer son corps, si possible à des Blancs.

Avec elles, Bertina se livre à cette activité que les auteurs désargentés connaissent si bien : l’atelier d’écriture. Et cette activité sympathique, qui n’est souvent qu’un gentil passe-temps à Romorantin ou Eymoutiers, prend là, avec ce qu’elles racontent, une portée qui nous dérange jusqu’au fond de nos provinces. Car, sur un sujet dont on croyait savoir sinon tout, du moins l’essentiel : le colonialisme dans l’Afrique contemporaine, elles, fragiles et indomptables, nous font toucher du doigt l’étendue du crime de l’Occident.

Bonnes feuilles

Les premiers jours, je suis dans la cour du Foyer des filles vaillantes comme Marlène Schiappa dans un gouvernement : je ne sers à rien. Une fois passé les présentations officielles, comment amorcer un vrai dialogue, construire la confiance ? Elles constituent un groupe et je suis seul – on a vite l’air idiot.

Désœuvré, je vais me tourner vers les enfants. Une toute petite partie de la cour leur est dédiée, vingt mètres carrés et c’est la crèche. Ils ont entre 6 mois et 4 ans, il y a des filles et des garçons. Assis par terre je m’improvise marionnettiste (sans poupée). Mes mains font mine de se promener sur le muret qui me sépare des gosses, avant de se métamorphoser en terrifiantes mâchoires capables de dévorer des enfants trop contents de jouer à se faire peur. Dans ma tête je suis alors l’horrible croco des marécages puants. « Encore ! Encore ! » Ils veulent tous être mordus. Pour varier je surgis aussi, grimaçant comme une gargouille, et ils courent se cacher derrière les deux berceaux, trop heureux d’avoir un mundélé bien effrayant juste pour eux.

En voyant rire la nourrice, les mamans aussi vont commencer à m’observer... alors je continue ; ce jeu pourrait me rendre sympathique...

Au bout d’une demi-heure, je vais prendre une pause et me rapprocher d’elles, sous l’auvent. (Six poteaux soutenant vingt mètres carrés de tôle ondulée.) Sur le tableau noir, les traces du dernier focus : « érection », « contraception », « préservatifs ». Comment ne pas sourire ? Les tableaux noirs de mon enfance ont peu servi pour ces mots-là. Il y était plus souvent question de Louis XIV, du plus-que-parfait et des multiples de 5. Pendant une heure je vais me tenir au milieu du groupe, et les écouter se disputer en lingala. Il est d’abord question d’un pas de danse qu’il faudrait faire comme ci, ou comme ça, mais une fille arrive, que les autres n’ont pas vue depuis quelque temps, et Nancy décide de se la payer :

— Tu ne fais pas attention à toi ! T’es épaisse comme si t’avais 30 ans !

« Elle en a 22 », me précise Nancy – c’est gagné, je me dis ; on s’occupe de moi, c’est une amorce de complicité.

Nancy encore :
— Va faire du footing !


La dispute prend – pour le plus grand plaisir de toutes les filles, électrisées par ma présence ; je suis très bon public. Combat drolatique, rivalité surjouée : ça balance pas mal. La visiteuse a une grande gueule mais j’ai l’impression que Nancy ne craint personne, qui liste maintenant, pour moi, l’âge qu’elles avaient, chacune, lorsqu’elles furent « déviergées » (8, 10, 12, 13, 15 ans). Les filles rient, ou elles gloussent, mais sans la contredire, sans rectifier. Deuxième liste : celles qui se sont retrouvées enceintes « alors qu’elles étaient vierges » (mon sourcil gauche s’envole... Que veut- elle dire ? Ah, « dès leur premier rapport sexuel »). Elle en désigne trois ou quatre. Troisième liste : les enfants non désirés. Les filles réagissent un peu cette fois, mélange de gêne, de fatalisme, de je ne sais quoi. Quatrième liste : celles qui sont connues par le plus grand nombre d’entreprises. Intenable, vive, Nancy désigne une fille : « Elle, elle est connue de toutes les compagnies, oui, mais aussi des sous-traitantes ! » Toutes les filles rient. Je ris aussi mais c’est du lourd : les boîtes recrutent dans les villages, pour leurs expatriés, des femmes qui resteront une semaine, un mois, avant de recevoir, dans le bureau du comptable, une partie du salaire de l’expatrié, pour avoir été sa femme durant quinze jours, trois semaines, etc. Je me fais tout redire et préciser car c’est assez fou. On ne te donne pas seulement un logement de fonction ; on te le fournit conjugalisé.

Beaucoup de prénoms incroyables dans les quatre listes établies par Nancy : Dieuveuille, Mavie, Merveille, Diane des Nations, Reine, Bénite, Dieu de Vie, Grâce... Et Juliana dont les deux petits frères se prénomment Chance et Gloire... Ces prénoms sont à la fois magnifiques et terrifiants en ce qu’ils mettent la barre beaucoup trop haut, creusant le contraste entre une vie misérable et les promesses non tenues par ces prénoms ambitieux, très coruscants. Que tu t’appelles Dieuveille ou Dieuveuille, comment ne pas être paralysée quand tu rapportes ce que ça dit à la réalité de ta vie : Dieu l’a-t-Il vraiment voulu ? Dieu a-t-Il vraiment veillé sur moi ? S’Il est complice de ce qui m’est arrivé, je suis maudite, ou c’est un Dieu moqueur, méchant...

Avec ces filles qui ont toutes été déjà brutalisées, je vais devoir faire preuve de tact, ne pas donner l’impression de leur arracher des témoignages. Une astuce alors, qui fera office de jeu, de présentation, et d’entrée douce dans l’écriture des récits de vie : « Votre prénom en grand sur la page A4, et, avec chacune des lettres qui le composent, vous proposez un mot qui vous permettra ensuite de parler de vous, un mot fort, le bout d’une pelote à dérouler. Un mot qui compte pour vous, et que vous débusquez au cœur de votre prénom. »

Comparé à celui des autres filles, Victoria a presque un prénom sobre.

Aura-t-elle cherché à compenser cette (très relative) discrétion en sortant de celui-ci des mots glaçants ? Incapable de croire elle-même au doux babil de ce prénom, Victoria reste à la merci du sordide qui se tient en embuscade et peut fondre sur elle n’importe quand... ? Je veux lui parler, le lendemain. Reprendre avec elle. Mais un des formateurs, Monsieur Japhet, va me répondre qu’il n’y a pas de Victoria dans ce groupe-ci. On enquête et on finit par apprendre que c’est Lucrèce qui, pour l’atelier, a voulu prendre son second prénom (apparemment). Dans ce choix, sans doute faut-il voir un désir d’anonymat relatif – au cas où elle serait amenée à dire ou à écrire des choses trop personnelles. Cet anonymat est presque la seule chose qui reste aux filles pour n’être pas assignées à la vie qui est la leur et dont elles sont grandement prisonnières. Mais enfin Lucrèce n’est pas n’importe qui, si l’on se réfère à l’histoire de Rome : violée, elle s’est tuée pour prouver que c’était un viol, que son sens de l’honneur était intact. On dit en outre que ce viol entraîna la chute de la monarchie et l’établissement de la république à Rome. (C’est un symbole fort : quelque chose du pacte social ayant été violé par le système monarchique, il fallait refonder le contrat social.)

Victoria connaît-elle l’histoire de cette première Lucrèce ?

Du haut de ses 17 ans, Lucrèce aura-t-elle voulu s’éloigner de cette histoire trop lourde ? A-t-elle été violée ? Je n’en sais rien. Elle m’a parlé d’un homme qui aurait tenté de coucher avec elle quand elle avait 12 ans. Elle se serait enfuie. C’est possible mais ce n’est pas certain – il est parfois urgent de taire les drames qu’on a pu vivre, le temps de se rassembler intérieurement, de recoller les morceaux de soi dispersés par la déflagration. (La moitié des bénéficiaires d’ASI ont été abusées sexuellement.)

Lucrèce efface Lucrèce pour devenir – aux yeux de l’écrivain français au moins – Victoria, la victoire. Se réinventer. Chercher la lumière. Inconsciemment sans doute, mais tout de même.

Seulement voilà, c’est une victoire à la Pyrrhus, de celles 40 qui laissent un goût amer ; j’ai sa feuille A4 sous les yeux. Avec le V qui ouvre son nouveau prénom – une belle majuscule dressée comme une enseigne – elle a écrit « victime », et cette explication : « J’ai été victime d’une grossesse abandonnée mais malheureusement avai fait une fausse couche.  »

Victoria est une victime, tellement victime qu’on n’a pas le temps de croire à la possibilité de la victoire, vérolée d’emblée par ce qu’elle a vécu, enduré. Dès que le prénom se dresse, hop on lui coupe les jambes, on se moque de son élan. Qui veut crier « victoire » gargouille en fait « victime ».

Avec le « t » de Victoria elle proposera « torture », et écrira pendant une heure sans s’arrêter.

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