L’accaparement bureaucratique des terres pour une colonisation par les infrastructures

Les énergies renouvelables, l’Amassada et les résistances dans le sud de la France

paru dans lundimatin#245, le 2 juin 2020

Dans cet article, Alexander Dunlap, chercheur en écologie politique et en anthropologie à l’université d’Oslo, s’intéresse aux infrastructures énergétiques, notamment dans le secteur des fameuses « énergies vertes » ainsi que les résistances qu’elles rencontrent partout dans le monde. Après des travaux sur les éoliennes au Mexique et les mines de charbon en Allemagne, il livre ici une enquête de longue haleine sur le projet de transformateur éléctrique de Saint-Victor, en Aveyron, et les luttes qu’il suscite depuis plusieurs années. Deux années durant, il est allé interroger toutes celles et ceux concernés par le projets : maires, habitants, militants, etc. Il en ressort un discours critique sur ce qu’il appelle la « colonisation verte », avec laquelle notre époque n’a surement pas fini de nous bassiner. Bonne lecture.

« Je ne veux pas me mettre à genou pour de l’argent. Je ne veux pas me mettre à genou tout court, donc je dirais « Non ». Je ne peux pas l’accepter. Je ne peux pas me regarder dans le miroir en sachant que j’ai dit ‘Oui’. »
Marie Bénédicte Vernhet.

Le 15 novembre 2017, à la Conférence des Parties 23 (COP 23), le président français Emmanuel Macron a exposé ses « quatre priorités » pour son plan de bataille afin de combattre le « changement climatique » et inaugurer la « transition écologique ».

La première priorité est de favoriser et de participer activement dans le financement de toutes les interconnections, dont nous avons besoin entre l’Allemagne et la France, mais aussi entre la France, l’Irlande, le Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg), l’Italie et le Portugal. Ces interconnections garantiront une meilleure utilisation des énergies renouvelables sur tout le continent et surtout au sein de l’Union européenne. Cela garantira l’accélération de la réduction des émissions des gaz à effet de serre (GES) [1].

Macron continue dans sa lancée en réaffirmant un plafond de 3€ pour le CO2 en Europe, une politique commerciale allant de pair avec des engagements écologiques ainsi qu’une recherche internationale commune sur le stockage, afin de posséder des sources d’énergies renouvelables ininterrompues [2]. Implicitement, le discours de Macron affirme que les « énergies renouvelables », les mécanismes de marché, le réseau énergétique transnational et le développement technologique sont des armes essentielles dans son prétendu « plan de bataille » contre le changement climatique.

La politique environnementale néolibérale embrassée par Macron conduit à l’augmentation de conflits environnementaux et de dégradations dans le monde entier. Les biocarburants (Borras et al., 2010 ; Hunsberger et al., 2017), les plantations d’arbres (Overbeek et al., 2012 ; González-Hidalgo and Zografos, 2017), la conservation des enclosures (Büscher, et al. 2012 ; Dunlap and Sullivan, 2019) et les projets de développement énergétique (Avia, 2018 ; Franquesa, 2018 ; Dunlap, 2019a ; Siamanta, 2019) contribuent à la prolifération de conflits du fait de l’accaparement de terre pour des projets de « développement durable ». L’orientation des politiques environnementales « ne devrait pas seulement se concentrer sur les phénomènes climatiques  » écrit Mirumachi et al., « mais aussi sur les interventions nécessaires afin d’affronter le changement climatique, que ce soit par l’atténuation de celui-ci ou par l’adaptation ». En examinant la construction des infrastructures de l’énergie « verte » dans le sud de la France, cet article étudie le « plan de bataille » français sur l’atténuation des risques environnementaux - avec sa proposition d’un réseau transnational interconnecté – en soutenant que cela va étendre les conflits et les dégradations socio-écologiques.

L’infrastructure « verte » questionnée ici est un transformateur d’énergie. Les transformateurs sont les interfaces qui distribuent, transfèrent et contrôlent le flot des réseaux électriques. Depuis 2009, les politiques et administrateurs ont prévu, avec le service de la société RTE, de construire un nouveau transformateur de 400 000 volts dans le village de Saint-Victor-et-Melvieu, à 30 minutes de voiture à l’est de Millau. RTE est une filiale de EDF [3] qui, aurait apparemment développé le projet sans l’assentiment ou même sans avoir informé les populations locales, ce qui inclut les propriétaires du site où se déroule le projet. La propriétaire du terrain, Marie-Bénédicte Vernhet exprime ses inquiétudes :

« Quand tu vois les publicités à la télé disant « notre énergie est verte ! » Mais est-ce qu’elle est « verte » ? Nous ne la percevons pas comme verte parce qu’on voit de partout des énormes volumes de bétons qui arrivent pour les turbines éoliennes et cet affreux transformateur qui est en train d’être construit au sommet de lignes THT et électriques qu’on possède déjà. On a déjà le cancer au village et dans les alentours. Qu’est-ce que ça serait avec un super transformateur ? On a l’impression d’être de complètes victimes parce que [l’ancien] maire et eux ont décidé de leur côté qu’ils autoriseraient l’installation de ces projets sans rien nous demander, sans même nous le dire [4]. »

Marie remarque l’hypocrisie à travers la matérialité des infrastructures, les maladies causées par les infrastructures énergétiques existantes et la victimisation des habitants du hameau par les politiques. Tous ces facteurs ont impulsé une action légale puis, plus tard, une campagne d’action directe contre le transformateur ou transfo, comme il est dit localement, depuis 2010. L’action directe contre le transformateur a commencé en décembre 2014, avec l’installation de la Libre commune de l’Amassada sur le site (Presidio) où devrait avoir lieu la construction. Depuis l’imposition du transfo sous couvert de revendication d’atténuation du changement climatique et de la transition énergétique, le conflit s’est installé dans la région.

Image 1 : Carte de France, le département de l’Aveyron et l’infrastructure électrique. Source : Wiki Commons et RTE.

En étudiant le transformateur, les influences théoriques et disciplinaires sont importantes. En contribuant à l’écologie politique du Nord mondialisé, (Brock and Author, 2018 ; Schroeder et al., 2006), cet article soutient que l’atténuation du changement climatique et la transition énergétique sont effectivement une « bataille » contre l’environnement. Cette « bataille » sur le sol, comprise au sens large c’est-à-dire incluant les habitants humains et non-humains est complexe et reste centrale dans la compréhension du développement des infrastructures dans le sud Aveyron. En se concentrant sur la naissance et le début du processus de construction d’un transformateur électrique, cet article examine comment les infrastructures énergétiques nationales ou proclamées comme écologiques utilisent l’importance et le sens pour justifier l’accaparement des terres et « hiérarchiser certains intérêts et échelles par rapport à d’autres » (Bridge et al., 2018 : 2 ; Huber, 2015). La recherche sur les infrastructures croise celle des travaux agricoles critiques qui travaillent sur l’accaparement des terres (White et al., 2012), et plus précisément avec un intérêt renouvelé dans l’accaparement des terres agricoles au sein de l’Union Européenne (Kay, 2016). Les habitants opposés au projet décrivent les développements des infrastructures comme « une sorte » de « nouvelle colonisation », aboutissant à l’élaboration et au développement du terme colonisation par les infrastructures.

Du travail de terrain s’est déroulé en Aveyron entre mars 2018 et juillet 2019. Invité à parler à la mairie de St Victor à propos de mes anciennes recherches sur les énergies éoliennes dans Oaxaca et sur les mines de charbons en Allemagne, le conflit autour du transformateur a rapidement gagné mon attention. Apprenant à propos de cette lutte, je fus attiré par la vitalité et les expériences de l’auditoire. Par conséquent, l’enquête sur le transformateur à St Victor fut entreprise rapidement et de manière inattendue. Des observations participantes, des entretiens semi-directifs et informels furent employés lors de trois visites dans cette région, donnant lieu à 32 entretiens enregistrés semi-directifs et au moins 25 entretiens informels. 30 différentes personnes furent entretenues, en incluant les propriétaires, les maires, les fonctionnaires et plusieurs défenseur.se.s du lieu. Le maire de St Victor, le propriétaire terrien concerné et certains défenseur.se.s du site sélectionnés furent entretenus deux fois, en mars-avril 2018 et 2019. La composition genrée fut égale, cependant les catégories genrées peuvent être oppressives (voir Anonymous, 2014). De la documentation primaire et secondaire fut collectée : des articles de journaux, des brochures de l’entreprise, des films documentaires, des sessions de consultations enregistrées et les archives de la mairie de St Victor sur RTE. Les noms des défenseur.se.s du lieu sont anonymisées, en utilisant des noms de chat, afin de rendre hommage à l’utilisation récurrente du thème des chats à l’Amassada. De plus, certain.e.s ont choisi d’utiliser leur véritable nom dans cet article.

La prochaine section commence par encadrer les différentes luttes territoriales en France et les sources d’inspirations de l’Amassada. La section suivante revisite les études agricoles critiques et la littérature de l’écologie politique afin de parler de l’accaparement bureaucratique des terres, la territorialisation et la colonisation par les infrastructures. La section principale détaille la méthode de l’installation du transformateur, le comportement politique corrompu, la désinformation et le processus d’accaparement des terres. La section d’après documente la répression contre l’Amassada, ce qui inclut d’aborder leur relation avec les Gilets Jaunes comme « sociétés en mouvement » (Zibechi, 2012 : 208). Cela amène à développer la notion de colonisation par les infrastructures et sa pertinence afin de comprendre la crise climatique et écologique. Cet article conclut en affirmant que le « plan de bataille » de Macron cible l’environnement en développant et intensifiant cette colonisation par les infrastructures, qui est l’expression même de la catastrophe écologique et climatique.

L’Aveyron et la lutte territoriale en France

L’Aveyron est un département au sein de la région Occitanie dans le sud de la France. Cette zone rurale, historiquement agricole, « méfiante » à l’égard des étrangers et vue comme arriérée par les bureaucrates du gouvernement (Weber, 1976 : 44-5), est composée géographiquement de petites montagnes vertes et rocheuses (causses), parsemées de cours d’eau et de la rivière du Tarn. Connue pour ses conditions environnementales inhospitalières, cette région repose exclusivement sur une économie agraire de subsistance (Weber, 1976 ; MTC, 2019). La culture agricole se poursuit encore aujourd’hui, bien que les activités économiques se sont diversifiées : tourisme, abattoirs, métiers artisanaux et industries de service. L’Aveyron est le plus gros éleveur de moutons en France, où les produits laitiers et le bœuf comptent pour 40% du marché agricole [5]. L’Aveyron est le foyer du Roquefort, un fromage de renommée mondiale, qui demeure une source essentielle d’emplois dans la région. La production d’énergie a d’abord reposé sur les ressources hydroélectriques et depuis 1999 la région est devenue un emplacement attractif pour le développement de l’énergie éolienne (Nadai and Labussiere, 2009). Depuis lors, comme nous le disent Alian Nadai et Olivier Labussiere (2009 : 747) « il y a eu une opposition grandissante à l’énergie éolienne », une opposition qui s’est intensifiée au fil du temps. Les luttes politiques tenaces, cependant, possèdent une histoire beaucoup plus longue dans la région.

Le 28 octobre 1971, Michel Debré, le ministre français de la Défense annonçait une extension de 14 000 hectares de la base militaire du Larzac, dans le sud de l’Aveyron (voir Terral, 2011). L’élargissement de la base menaçait l’expropriation d’une zone de pâturage des moutons– la plupart liés à l’industrie du Roquefort – et impulsa ce qui deviendra une campagne transnationale de 10 ans. L’antimilitarisme s’entrecoupe avec les préoccupations territoriales locales du Plateau du Larzac. Des personnes vinrent de la France entière supporter cette lutte et cela devint un lieu international de solidarité, servant de précurseur aux « summit hopping » ou contre-sommets transnationaux, liés au mouvement anti-mondialisation (altermondialistes) (voir Sullivan, 2005). Le modèle de la ZAD (Zone à Défendre) succède et fait progresser l’héritage du Larzac, tout comme d’autres luttes territoriales en France (voir Vidalou, 2017 ; Quadruppani, 2018). Cependant, il y a deux facteurs importants influençant la lutte du Larzac. Premièrement, ce sont les réseaux de résistance et solidarité internationale, migratoire et en circulation, parmi lesquels les luttes contre les mines et les aéroports en Nouvelle-Calédonie et au Japon (Terral, 2011). L’afflux de personnes venant de l’extérieur de la région fut conséquent : « les agriculteurs locaux, exposés à des campagnes extérieures deviennent plus cosmopolites, ouvert d’esprits et prêts à s’investir dans des luttes plus larges » (Gildea et Tompkins, 2015 : 582). Gildea et Tompkins (2015 : 584) remarquent que « le succès de la lutte du Larzac dépendait de la coopération entre les éleveurs de moutons avec des personnes extérieures, qui disposaient d’un plus grand pouvoir organisationnel et d’expériences ».

Le second aspect, particulièrement pertinent au vu de la discussion du dessus, fut l’emploi du terme « colonisation interne » pour décrire l’expansion de la base militaire. La ferveur révolutionnaire des années 60, notamment les tendances Maoïstes et Marxistes-Léninistes, fut lourdement influencée par les luttes décoloniales. Les solidarités révolutionnaires ont conduit à identifier des ennemis communs mais aussi des dynamiques politico-spatiales. Cela se traduit par la réalisation que « certaines zones périphériques de l’Europe étaient en train d’être « colonisées » par des régions industrielles plus avancées dans le cœur de la Communauté Européenne (Gildea et Tompkins, 2015 : 589). Des investissements furent injectés dans des zones industrielles et urbaines pendant que la campagne – dans de nombreux cas– était en train de se dépeupler, d’être pillée et utilisée comme espace de jeu par des bureaucrates et politiciens étrangers (Gildea et Tompkins, 2015). Le terme colonisation interne vient souligner les dynamiques en œuvre entre les villes et les zones rurales. Le folklore, la langue et la culture locale occitane fut historiquement assimilée et effacée dans la construction de l’État français (voir Vidalou, 2017, MTC, 2019) et même si la langue locale est protégée, cela donne une indication sur les dynamiques coloniales fondatrices, même si l’intensité de la violence fut de loin moindre que les luttes décoloniales en Afrique, Asie du Sud-Est et Amérique Latine.

Le mouvement du Larzac et ses succès ultérieurs devinrent légendaires. Produisant une génération de militants, notamment parmi eux/elles José Bové, qui démantela un McDonalds à Millau et devint un parlementaire européen, cela servit de fondation au mouvement anti-mondialisation (Gildea et Tompkins, 2015). Les mouvements anti-mondialisations ou altermondialistes se sont confrontés à l’exploitation des entreprises et des institutions financières internationales par des campagnes et à l’arrêt des sommets internationaux (voir Sullivan, 2005 ; Graeber, 2009). Les limites du modèle des contre-sommets des altermondialistes se fit sentir (voir Leila and Scacha, 2001), amenant à des résistances dirigées vers le local où le mouvement des ZAD du milieu des années 2000 devint un exemple.

En français, le terme de ZAD voulait originellement dire Zone d’Aménagement Différée. Cela signifie qu’une zone a été choisie et découpée pour un projet de développement. La première ZAD reconnue fut Notre-Dame-des-Landes. Au milieu des années 2000, un plan d’aéroport datant des années 70 commença à être appliqué, amenant différents secteurs de la population à s’organiser pour contrecarrer le déplacement des populations et défendre les terres agricoles des propriétaires terriens locaux. Les gens refusèrent de partir et commencèrent à transformer le terme de « zone d’aménagement différée » en « zone à défendre » (MTC, 2018). Refusant le déplacement et la transformation des terres, les gens ont non seulement cherché à résister à la construction de l’aéroport, mais ont initié un projet préfiguratif autonome de collectivité, de protection écologique et d’autonomie alimentaire (MTC, 2018/2016). Il ne s’agissait pas seulement de l’aéroport, mais du slogan : "Contre l’aéroport et son monde", un monde fondé sur des relations capitalistes et des pratiques écologiques destructrices. La ZAD de Notre-Dames-des-Landes a connu de multiples occupations policières et militaires, des démolitions et, maintenant, a réussi à mettre fin au projet de l’aéroport en 2018 (voir Anonymous, 2019). Le concept ZAD s’est simultanément répandu, déclenchant un mouvement de projets fonciers autonomes bloquant les projets de développement, Le Monde (2015) disait en totaliser 27 en France. Les ZAD ont été créées pour lutter contre les lignes à haute tension, les autoroutes, les barrages (Sivens), les décharges de déchets nucléaires (Bure), l’écotourisme (Roybon) et plus encore (voir Robert, 2014 ; Quadruppani, 2018). Si les mouvements de résistance comme ceux du Larzac et de Plogoff restent d’importantes sources d’inspiration, la lutte zapatiste au Chiapas a également été une influence fondatrice [6]. De la lutte anti-aéroportuaire de Narritia au Japon [7] (années 1960) à la lutte d’Álvaro Obregón/Gui’Xhi’ contre les parcs éoliens au Mexique (Dunlap, 2018b), le concept de ZAD a une profonde affinité avec les luttes territoriales générationnelles dans le monde. La lutte de l’Amassada contre le transformateur s’inscrit dans cette constellation de défense territoriale autonome. Avant d’examiner le développement du transformateur, quelques termes théoriques et utiles seront discutés.

Colonisation des infrastructures : Une territorialisation « vaste, imposée et inutile »

 

Marie s’est exclamée :

« Ici, nous nous sentons, les habitants de la région, nous nous sentons sacrifiés, sacrifiés pour la nouvelle ère postnucléaire, laquelle, je ne pense pas qu’elle soit en route » [8].

Ce sentiment d’être sacrifié et colonisé, comme nous l’avons mentionné plus haut, était récurrent. Victor, son fils, a dit quelques jours auparavant :

« Nous ne pouvons pas dire que nous sommes dans la même phase, mais il y a aussi une forme de colonisation et de barbarie » [9].

L’accaparement bureaucratique des terres est la méthode qui caractérise ce type de colonisation. La nature "verte" de ce transformateur, aussi ténu soit-il, est politiquement justifiée sous la bannière de l’expansion et de la transition vers les "énergies renouvelables" (voir plus loin). L’accaparement des terres et la colonisation des infrastructures deviennent des processus intimement imbriqués, liés aux conflits de répartition éco-ontologique et à la territorialisation, ce qui entraîne des transformations socio-écologiques qui peuvent être vécues comme des sacrifices [10].

 

L’accaparement des terres est le contrôle et la capture des sols et des ressources naturelles. Il s’agit de transferts de ressources soutenus par diverses collaborations internationales, nationales et locales, ce qui nécessite diverses formes de coercition "dure" et de technologies "douces" de pacification sociale (voir Dunlap, 2019c). Cela implique "l’utilisation d’une diversité de tactiques coercitives et/ou trompeuses pour contrôler les ressources" qui sont également essentielles aux conflits de répartition écologique (Dunlap, 2017 : 18). Les luttes pour la répartition des terres, des ressources naturelles et des charges environnementales sont considérées comme des conflits de répartition écologique (Scheidel et al. 2018), qui sont alimentés par des désaccords culturels et ontologiques. Arturo Escobar (2008 : 14) reconnaît que la culture est essentielle aux conflits de répartition écologique, car "les crises économiques sont des crises écologiques qui sont des crises culturelles". Mario Blaser (2013 : 15) va plus loin avec "l’ontologie politique", affirmant que "quelle que soit la perspective culturelle qui prend le dessus, elle déterminera l’accès, l’utilisation et la relation à "la chose" en jeu". Les relations ontologiques et culturelles avec l’environnement deviennent des facteurs centraux des conflits environnementaux.

 

L’accaparement vert représente des conflits de distribution éco-ontologiques menés au nom de l’environnementalisme ou du développement durable. Initialement axé sur l’impact de la conservation de la biodiversité, de l’écotourisme et de la séquestration du carbone (voir Fairhead et al., 2012 ; Corson et al., 2013), l’accaparement vert inclut également de nouvelles évaluations des ressources en énergie hydraulique, éolienne et solaire (Dunlap, 2017a, 2019a ; Avila, 2018 ; Franquesa, 2018 ; Siamanta, 2017, 2019) Cet article reconnaît donc la prolifération des infrastructures énergétiques (non durables) - lignes à haute tension, sous-stations, centres de contrôle, technologies intelligentes, etc. - justifiées au nom des infrastructures dites "énergies renouvelables" ou "combustibles fossiles"(Dunlap, 2018d). Toutefois, l’accaparement de terres ou l’accaparement vert ne signifie pas nécessairement "qu’une transaction est illégale", écrit Sylvia Kay (2016 : 4), "de nombreuses transactions foncières controversées peuvent être "parfaitement légales" dans une perspective strictement policière mais considérées illégitimes". L’interprétation juridique stricte manque la façon dont les acteurs puissants peuvent façonner le droit à leur avantage" (Kay, 2016 : 4), qui est à la base de l’accaparement des terres par les bureaucrates.

 

L’accaparement bureaucratique des terres met en œuvre un autoritarisme procédural, soi-disant démocratique (Dunlap, 2019b). Cet exercice bureaucratique procédural et autolégitimiste est courant dans les accaparements de terres ou de terres vertes, mais il met l’accent sur la légitimation bureaucratique ou procédurale du vol de terres. L’accaparement bureaucratique des terres et l’accaparement de l’environnement ont pour but d’examiner comment des projets de développement impopulaires et destructeurs pour l’environnement sont permis, en portant un intérêt particulier à ce que l’on pourrait appeler la conquête démocratique de la nature. Les infrastructures énergétiques brouillent de plus en plus la ligne de démarcation entre l’accaparement des terres et l’accaparement de l’environnement, car aucun des matériaux n’est écologiquement durable et repose plutôt sur des procédures comptables abstraites et une politique environnementale pour fabriquer des références et des perceptions "écologiques" (voir Dunlap, 2018d, 2019a, 2019c, Hickel, 2019). Les infrastructures énergétiques conventionnelles, maintenant qualifiées de "vertes", ont divers impacts socio-écologiques négatifs (EC, 2018), menant souvent à l’ "artificialisation" des petites terres agricoles (Kay, 2016 : 17), qui est décrite comme de la colonisation à St-Victor.

 

La colonisation politise le processus de territorialisation des terres. La littérature sur la territorialisation détaille les pratiques sociopolitiques intimes du contrôle des terres (Peluso et Lund, 2011 : 672), les "nouveaux mécanismes d’accaparement des terres" et la continuité coloniale existante (Lund, 2016 et 2019). La périodisation temporelle, cependant, avec la "territorialisation coloniale", sépare discursivement les processus continus de contrôle et de dégradation des terres organisés par les États et leurs économies (Rasmussen et Lund, 2018 : 394). La colonisation politisée prend implicitement position contre le modèle colonial ou l’État (voir Dunlap, 2018c, 2019a). L’État est une évolution (informatique) très développée du modèle colonial (Dunlap et Jakobsen, 2020 ; Gelderloos, 2017). Comprendre l’État de cette façon peut être liée aux luttes indigènes pour l’autodétermination et l’autonomie, à leur rejet de la légitimité de l’État et de ses modes d’organisation politique et au développement socio-économique imposé aux écosystèmes (voir Churchill, 2003 ; Dunlap, 2018c), qui s’étend aux populations non autochtones dissidentes. L’auto-identification individuelle à l’édification de l’État, la mythologie nationaliste, le génie socioculturel gouvernemental et l’extraction des ressources deviennent des questions centrales (Dunlap, 2018c, 2019c ; Dunlap et Jakobsen, 2020). L’État organise le cadre du développement public-privé, tandis que le développement des infrastructures est la manifestation matérielle du projet colonial/étatiste (Anand et al., 2018 ; Bridge et al., 2018 ; Murray, 2020). Les infrastructures industrielles reproduisent les valeurs socioculturelles coloniales/étatiques au niveau local. Dans le nord-ouest de l’Italie, le mouvement NoTAV s’est heurté à un régime de connaissances et d’énergie en matière d’infrastructure - un train à grande vitesse (TAV) - qu’on a appelé un "dispositif infrastructurel" (Leonardi, 2013 : 35). C’est l’appareil étatique et orienté vers le marché, matériel, social et politique, ainsi que le dogme idéologique correspondant incarné dans les infrastructures, exprimé dans l’équation : "infrastructure = modernisation = croissance économique" (Leonardi, 2013 : 35). Le développement de l’infrastructure, indépendamment de la contestation populaire, est toujours positionné comme le bien "supérieur" ou national (Huber, 2015 ; Bridge et al. 2018). Si le développement des infrastructures n’est pas toujours "mauvais" ou "imposé", les infrastructures sont souhaitées pour diverses raisons, réelles et imaginaires (voir Dalakoglou et Harvey, 2012 ; Anand et al., 2018), là où le pouvoir réside et où les conflits se compliquent.

 

Freddy Perlman (2010/1983 : 189, 29) décrit les modalités du développement de l’État comme « un ver géant » et « une pieuvre artificielle ». Les modalités de développement de "subjugation anthropomorphisante" peuvent s’appliquer au développement de mégaprojets (Dunlap et Jakobsen, 2020 : 16), comme le décrit l’Amassada (voir image 2). Le ver cyborgesque géant, explique Perlman (2010), rampe à travers la terre en accumulant les gens, en construisant des infrastructures et en décomposant et recomposant ses parties pour se reproduire. Pendant ce temps, la "pieuvre artificielle" étend "ses tentacules aux quatre coins du globe", où le "Nouveau Monde devient comme l’Ancien". Ou plutôt, le Nouveau Monde est consommé par l’Ancien, il cesse d’être une entité séparée, il fait partie d’un "empire commercial unique" (Perlman, 2010 : 279). La colonisation infrastructurelle se fait à plus petite échelle, dominant les habitats, domestiquant les gens et cultivant l’homogénéisation socioculturelle par le biais du ver et de l’expansion des infrastructures en forme de poulpes. La ZAD de Notre-Dame-des-Landes, combattant un aéroport, ressemble à une lutte localisée contre un mégaprojet de "ver" - dominant et étouffant directement de grandes étendues de terre avec de l’asphalte et tout un appareil vermifuge artificiel exploité par les gens au détriment des autres. La modalité des vers-mégaprojets s’applique aux barrages, aux mines, aux usines, aux ports, aux centrales nucléaires, solaires et au charbon. L’occupation et la consommation de grands espaces ayant des impacts socio-écologiques de grande portée en devient la caractéristique centrale. Les pieuvres-mégaprojets consomment des espaces en réseau et de manière (administrative) décentralisée pour promouvoir les flux commerciaux et politiques. Consommant plus d’espace, les infrastructures de pieuvre dominent les paysages dans des concentrations spatiales et en réseau stratégiques pour faire circuler les matériaux, l’énergie et les capitaux, tout en exerçant un contrôle sur l’espace. Les routes, les pipelines, les trains et les infrastructures énergétiques, telles que les lignes électriques, les lignes à haute tension, les centrales électriques et les éoliennes, forment les tentacules et les ventouses des infrastructures octopusculaires. Les infrastructures de la pieuvre se connectent aux vers (voir image 2), car ces modalités de colonisation infrastructurelle ont aussi transformé, mis en réseau et matérialisé la conquête de l’économie politique dans l’espace socio-écologique.


Image 2. Illustration de l’Amassada, 2 décembre 2017, affiche de présentation contre RTE. Source : Anaïs.

 

La colonisation des infrastructures politise l’infrastructure industrielle et la territorialisation. Tout en négligeant diverses "ruptures" analytiques (Lund, 2016), la colonisation remet en question discursivement la violence organisationnelle et structurelle associée au développement infrastructurel. Les processus coloniaux sont considérés sans frontières temporelles ou spatiales et sont marqués par des actions socio-écologiques dégradantes de la part de divers acteurs et régimes sociopolitiques. Cette perspective établit une continuité entre les régimes d’infrastructure et reconnaît un "présent colonial" infrastructurel tant au Nord qu’au Sud du globe (Gregory, 2004). Ce cadrage décentre le dogme industriel et infrastructurel normalisé dans la vie quotidienne, mais aussi dans l’habitus académique et la recherche. La section suivante porte sur le processus de planification et de légitimation du transformateur.

 

Le Transformateur : Corruption, accaparement de terres et consultations.

Le petit hameau de Saint-Victor-et-Melvieu, qui compte un peu moins de 400 habitants (INSEE, 2016), est plongé dans une crise politique. « J’étais conseillère municipale en 2007 et en 2010, explique Carol, le maire nous a parlé lors d’une réunion d’un petit projet solaire sur la colline ». Carol a expliqué qu’elle et les dix autres conseillers municipaux avaient voté contre et refusé le projet, mais qu’après, la ville a publié un rapport de réunion à l’intention des conseillers municipaux et il [le maire] a ajouté : « Nous avons refusé la construction d’un parc de panneaux solaires afin de ne pas perturber la construction future d’un transformateur". Carol a été choquée. Le maire "ne nous a pas demandé notre avis sur la question et ne nous a pas montré de dossiers ou de rapports mentionnant ce projet. J’ai donc appelé d’autres conseillers municipaux et nous avons tous convenu qu’ils n’avaient pas voté pour cela. » Carol et un autre membre du conseil municipal ont organisé une rencontre avec Daniel Frayssinhes - le maire de St-Victor de 2008 à 2014 - et "il a refusé et ne voulait pas partager d’information avec les habitants". Seulement trois des onze conseillers municipaux étaient officiellement contre le transformateur parce que, selon Carol, ils "ne voulaient pas contredire le maire ou confirmer qu’il avait tort dans ses actions" parce qu’ils "pourraient aussi recevoir certains avantages pour leur loyauté, comme obtenir facilement des permis de construire. » Carole a affronté Frayssinhes et demandé « pourquoi est-ce qu’il nous cachait ça" et il répondit que le directeur de RTE lui avait dit de garder le silence sur le projet car dans le cas contraire il y aurait eu des contestations de la part des habitant.e.s. Il a été honnête à propos de ça  [11] ». En signant un contrat avec RTE, Frayssinhes avait "violé les procédures"[ Entretien 31, maire Jean Capel, le 3 mai 2019

]]. Des accords privés sur les transformateurs ont été conclus entre amis, dont le sénateur Alain Marc et des industriels locaux, à l’intérieur et à l’extérieur du conseil municipal.

 

Le projet de photovoltaïque qui a été refusé aurait eu le même emplacement que le transformateur. Le père de Marie, le propriétaire foncier, a été maire de St-Victor pendant dix-huit ans, au cours desquels Frayssinhes a été son protégé. Le père de Marie était malade d’un cancer quand il a appris la nouvelle et était furieux. Criant de rage, il a confronté Frayssinhes au sujet de la vente de sa famille et du village à RTE. Frayssinhes a essayé de le convaincre que c’était le meilleur pour la ville : "Gaby je t’assure que c’est une bonne chose !". Le contrat fut signé, la discorde s’installa et le père de Marie mourut dans les 12 mois. Le terrain de la famille Vernhet a été choisi, selon RTE (2017 : 1), pour des raisons stratégiques : Les réseaux de 400 000 et 225 000 volts se croisent en un seul endroit : à Saint-Victor-et-Melvieu. C’est le meilleur endroit pour relier les deux réseaux au moyen d’un nouvel "échangeur". En outre, "la centrale est un nœud stratégique pour la redistribution locale de l’énergie à partir des lignes nationales" (soulignement ajouté). RTE (2019), en même temps, sur la même page Internet, écrit :

D’ici 2030, 40 % de notre électricité devra être renouvelable. L’éolien, le solaire, la géothermie ou la méthanisation sont autant d’énergies nouvelles à connecter aux réseaux électriques. L’Occitanie dispose de tous les atouts pour devenir l’une des premières régions en termes de production d’énergies renouvelables.

En conséquence, la production de RTE devrait être d’environ 3 000 MW. Le réseau de transport d’électricité 225 000 volts de l’Aveyron, du Tarn et de l’Hérault devra pouvoir accueillir cette production supplémentaire et la transporter vers les grands centres de consommation.

Localement ici, c’est donc la région Occitanie, qui comprend 13 départements, dont les villes de Toulouse et Montpellier (voir aussi Delga, 2017). Le « nœud stratégique » et le développement « local » des énergies renouvelables sont les principales justifications du transformateur. 

Mais à Saint-Victor, il y a une politique de placement des transformateurs, Alan Marc et Frayssinhes vivent tous les deux à plus de cinq kilomètres de là, à Saint-Rome-de-Tarn. L’actuel maire de St. Victor, John Capel, affirme :

« Les personnes qui sont en faveur de ce projet sont toutes d’accord pour le construire près de Saint-Victor et l’adopter, mais elles ont refusé en premier lieu de localiser la construction sur leur terrain. Et cela me fait penser qu’il y a beaucoup de corruption passive concernant le transformateur » [12].

 Cet emplacement se trouve également à proximité d’une autre ligne de démarcation. Si le nœud stratégique est mis en avant par RTE, il concerne également les litiges fiscaux et les manœuvres politiques autour de l’idée de la "Communauté de Communes". St Victor est un village riche avec treize lignes électriques différentes, une centaine de pylônes et deux infrastructures majeures (centrale et barrage) qui lui permettent de prélever annuellement environ 500.000€ en ressources hydrologiques et 100.000€ en infrastructures électriques [13]. Le sénateur Alan Marc a créé la Communauté de Communes, pour organiser cinq villages voisins en une seule organisation administrative, afin de "soulager les contraintes financières des villages pauvres". Les gens prétendent, cependant, que cela servait les ambitions politiques de Marc, car la Communauté de Communes est un système de redistribution fiscale qui pourrait gagner "le soutien de certains maires" [14]. Après janvier 2018, un système de "taxation unique" a vu le jour, organisant les revenus du village dans les comptes de la Communauté de Communes, qui a géré un système de redistribution défavorable pour St-Victor, les amenant à se retirer de cette organisation [15]. Le NIMBY (Pas dans mon jardin) préoccupe ; le redécoupage des lignes fiscales et des compétences territoriales était aussi un facteur politique qui a joué un rôle dans l’emplacement du transformateur.

Le fait que les élus aient retenu des informations et approuvé le transformateur sans consultation publique a provoqué une indignation générale. Carole et d’autres ont commencé à organiser "une pétition en 2010 contre le projet et il s’est avéré que 80% des villageois étaient contre" le transformateur [16]. Après la pétition, un groupe de la société civile « Plateau Survolté » a été formé. L’existence d’une association leur a permis d’intenter des actions en justice contre des entreprises, d’initier une campagne d’information et d’information autofinancée par le Plateau Survolté et une campagne juridique contre RTE. En 2013, la campagne juridique devenait désastreuse.

Opposition et expropriation légalisée

Le champ des possibilités de contestation s’est avéré restrictif. Non seulement les promoteurs privés du sectuer de l’énergie soutenaient le projet, mais également les députés, sénateurs et maires locaux. En 2006, il y avait donc déjà 246 éoliennes et 53 permis de construire autorisés sur le territoire de l’Aveyron (Nadaïand et Labussière, 2009). En cherchant à documenter le schéma de gouvernance des énergies renouvelables dans l’Aveyron, Alain Nadaïand et Olivier Labussière (2009, p. 752) observent que "le plan d’utilisation de l’énergie éolienne est devenu plus ouvert aux promoteurs privés qu’à d’autres parties, ce qui a en quelque sorte réintégré le méso-corporatisme (adaptation régionale et sectorielle du corporatisme) caractéristique de la France dans le champ de la politique environnementale". De plus, "l’institutionnalisation du partage des bénéfices avec les communautés locales grâce aux impôts et taxes a permis de saper la portée de l’opposition locale", ce qui en retour a favorisé la position des promoteurs éoliens et les ambitions politiques des élus.

Alors que Plateau Survolté informait et organisait la défense légale, le combat des ZAD prenait de l’essor. La lutte de Notre-Dame-des-Landes s’intensifiait, alors même qu’à côté de Toulouse, à Sivens, une autre ZAD émergeait pour empêcher un projet de barrage. Sivens a été violemment réprimée, ce qui a mené au meurtre de Rémi Fraisse, un militant de 21 ans, par une grenade assourdissante en octobre 2014 (Quadruppani, 2018). [17] De là, la lutte des ZAD a été suivie avec une attention particulière de la part des autorités (MTC, 2018), mais aussi pour l’ensemble de la population française. Certaines personnes de villes voisines, comme Saint-Affrique et Camarès, « commencent à faire des réunions hebdomadaires ou mensuelles" tenues à Saint-Victor, et déclarent :

« Waouh, c’est super ce que vous faites, mais peut-être qu’à un moment on doit occuper le terrain où le transformateur va être construit ». Quasiment tout le monde est d’accord, « Oh oui. C’est une bonne idée, parce qu’il n’y pas de solution (légale) de toute façon. À un moment, la bataille légale va s’avérer perdante, car RTE a plein d’avocats, d’argent, et d’autres choses que nous n’avons pas". [18]

Les personnes des villes voisines commencent alors à s’organiser avec Plateau Survolté et parlementer avec les membres de la famille Vernhet : "on a parlé avec lui et discuté de construction un lieu d’occupation sur leurs terres, là où le transformateur est supposé être construit. Et trois mois plus tard on a lancé le projet en tant que tel" - l’Amassada, qui veut dire "l’assemblée" en Occitan. [19] La construction d’une maison commune commence en décembre 2014. Le lieu se situe sur une colline très exposée, venteuse et froide, et pourtant en trois mois la première structure de l’Amassada est apparue.

L’Amassada, comme dit précédemment, commence comme un presidio (un lieu de lutte, de protestation). Le terme de "presidio" vient du mouvement NoTAV (à ce sujet, voir Leonardi, 2013 ; MTC, 2018), et désigne non pas une occupation permanente par un groupe de personnes, mais un espace commun pour la lutte et son organisation. La construction d’une maison commune à l’Amassada n’a pas plu à RTE, qui attaque en justice la tante de Marie. Initialement, personne ne vit à l’Amassada, qui servait plutôt d’espace commun pour des réunions, l’organisation d’évènements et de workshops "artisanaux". Nemesh se souvient de l’Amassada comme d’un espace avec ‘parfois juste des réunions ennuyeuses chaque samedi’ qui étaient "très froides et te font souffrir", mais dont tu es en même temps "très fier". [20]

En 2018, l’Amassada s’est étendue à trois bâtiments, avec une cuisine, un dortoir et une salle de réunion : les halles, avec des caravanes, des toilettes sèches, une douche solaire, une serre, un jardin utilisant un système de phytoépuration, des poules, des chats et une éolienne artisanale, (voir l’image 3). Plateau Survolté et l’Amassada soulignent les trois principaux problèmes liés à ce projet de transformateur. Premièrement, l’accaparement des terres et l’intensification des infrastructures énergétiques à St Victor. Ensuite, le transformateur rendra possible une augmentation de la colonisation éolienne, solaire et de la biomasse en Aveyron, afin de devenir « positive en énergie » (voir Dagas, 2017). Troisièmement, sa consommation d’énergie. Selon eux, le transformateur ne servira pas pour les usages locaux mais pour les grandes et lointaines villes, créant ainsi un couloir énergétique ou une « autoroute » entre l’Afrique du nord et l’UE (voir Trieb et al, 2016). Globalement, il y a une complète et totale non-croyance dans le discours de la « transition énergétique » comme une solution à la catastrophe écologique. Le transformateur et les parcs éoliens ne sont rien de plus qu’une stratégie capitaliste d’accumulation « se cachant derrière un camouflage vert » expliqua Jerry Cat [21]. « Plutôt qu’une transition, l’énergie éolienne est une accumulation pour plus de croissance [22] ». Officiellement, le gouvernement encourage la durabilité à travers à la télévision », explique Persistent Kitty [23] « mais en réalité, ils continuent à servir leurs intérêts économiques propres parce qu’une plus grande consommation d’énergie amène plus de profits ». Jean-Baptiste Vidalou reconnait-là une stratégie politico-sécuritaire associée à une « transition écologique », et affirme que « l’économie veut continuer à avancer, elle ne veut pas de désordre et l’économie verte est là pour mettre un peu d’huile dans la machine capitaliste globale– pour mettre plus d’huile dans la machine afin qu’elle soit plus fluide [24] ». L’Amassada pourrait être décrite comme une résistance socio-écologique verte foncée qui se proclame, non pas « de défendre la nature mais d’être la nature qui se défend [25] »

Image 3 : la Libre Commune de l’Amassada « non au transfo ». Source : Benoît Sanchez

Plateau Survolté et l’Amassada ont prouvé être un obstacle à RTE et aux compagnies d’énergie dans la région [26]. RTE (2019) prétend qu’ils ont réalisé « 200 conférences et réunions de terrain ». La localisation et le taux de participation de ces 200 réunions reste inconnu, bien que les sympathisant.e.s de l’Amassada aient participé à nombre de ces réunions. Le documentaire Nada nos detendra : ZAD del Amassada (2018) [27] couvre les manifestations et actions directes dont nombre d’entre elles avaient pour but de perturber les réunions liées au développement du transformateur. Le chargé du climat et de l’énergie du parc naturel des Grands Causses, Alexandre Chevillon se souvient d’une intervention en 2017 : « les contestataires sont arrivés de St Victor et ont occupé le bâtiments, insulté tout le monde et cassé du matériel. Ils ont refusé de parler, de débattre et opté pour des valeurs et méthodes anti-démocratiques [28] ». Les responsables associés avec le transformateur et le développement de l’énergie éolienne se réclament de la démocratie de manière récurrente mais pour l’Amassada et d’autres, la participation démocratique accordée est négligeable et théâtrale. Alors que RTE a poursuivis en justice la tante de Marie âgée de 68 ans, elle fut intimidée et interrogée par la police. Cela a induit de la peur et du stress, la poussant à transférer officiellement la terre à Marie en 2015. RTE a approché la tante de Marie deux fois, alors qu’RTE n’a jamais contacté Marie : « depuis que je suis devenue propriétaire je n’ai jamais rencontré RTE. Ils ne sont jamais rentrés en contact avec moi et m’ont envoyé une lettre disant « comme il n’y a pas d’accord entre vous et nous, vous ferez l’objet d’une expropriation [29]  ». Pendant que la tante de Marie était en procès, et pendant le va-et-vient judiciaire, la famille Vernhet et l’Amassada ont élaboré une stratégie de parcellisation de leurs terres (indivision), avec 132 différentes personnes, afin de compliquer l’acquisition légale des terres.

Alors que le procès contre sa tante allait durer jusqu’au printemps 2019, RTE a déposé une déclaration d’utilité publique en 2017. Le code civil, article 545, précise que la déclaration d’utilité publique est « une procédure d’expropriation des terres sanctionnée par l’Etat pour cause d’utilité publique et moyennant une juste et préalable indemnité ». La procédure commence par une enquête d’utilité publique qui détermine « l’intérêt général » ou « l’intérêt national » rendu par l’expropriation, suivi d’une prospection et d’une évaluation du terrain, avant que la phase judiciaire de transférabilité de la propriété débute (R. Française, 2018). Le 13 juin 2018, Nicolas Hulot, alors Ministre de la Transition Ecologique et Solidaire [30], proclama la Déclaration d’Utilité Publique, Marie se souvient « dans l’été, en juillet, on a reçu une lettre disant que notre terre allait être expropriée, autorisée par l’enquête d’utilité publique [31] ». « Mais tout le monde savait que ce serait ‘oui’ » explique Marie, l’enquête d’utilité publique « n’est jamais refusée, jamais [32] ». La transition énergétique et l’atténuation du changement climatique forment une solide justification pour l’expropriation des terres, c’est ce qui a motivé l’acquisition totale et permanente des terres des deux familles qui rejetaient le projet : la famille Vernhet et la famille Montade. Toutes les deux ont résisté à la procédure jusqu’à l’invasion de la police. La famille Vernhet possédait 2,8311 m2 (2,83 hectares) de terres expropriées et la famille Montade 1, 6970 m2 (1,7 hectares). Cela comprend aussi la location de terres pendant quatre ans auprès de six propriétaires fonciers, dont les familles Montade et Vernhet.

Durant la phase de l’enquête d’utilité publique, l’Etat a dû établir une «  juste et préalable indemnisation ». Après la notification des experts fonciers et de l’avocat de RTE à St Victor [33], un juge des expropriations est venu en ville. La famille Vernhet et l’Amassada ont organisé un « tribunal populaire », en invitant les médias et ont jugé publiquement la juge (voir Lundi Matin, 2018) [34]. Marie et la juge ont toutes deux faits des déclarations pendant qu’un membre de l’Amassada présidait en tant que juge. Dans sa déclaration, Marie affirme « il n’y a pas de prix à donner à cette terre, nous lui donnons la valeur de notre combat et vous ne pouvez pas nous la prendre. Vous pouvez donner un prix à la terre mais vous ne pourrait jamais en prendre sa valeur  [35] ». La juge, n’ayant que très peu de contrôle sur le déroulement des événements, est finalement partie. Une lettre a établi le prix de la terre des Vernhet à 18 000€, 20% supérieur au prix du marché. Le mari de Marie a calculé que 18 000€ équivalait à trois ans de récoltes et productions (de paille, blé et lait) [36]. Le processus d’expropriation des terres fut rejeté et renversé par les propriétaires et l’Amassada mais la procédure bureaucratique a continué. Le presidio est devenue une zone à défendre, des barricades furent érigées pendant l’été 2018 (voir image 4). La déclaration est un mécanisme central dans l’accaparement bureaucratique des terres pour une colonisation par les infrastructures.

Image 4. Barricades à l’entrée de la route ouest pour l’Amassada. Source : Benoît Sanchez

Consultation, transition et désinformation

L’invasion policière et l’expropriation était imminente et pendant ce temps la transition énergétique et le développement des énergies étaient encouragés par le parc régional. « A St Affrique, ils ne parlent pas du transformateur alors que c’est le centre de tous ces projets  » explique Kneating Cat, qui a assisté à bon nombre de consultations pour le Plan Climat, dans le sud Aveyron, animé par le parc régional (ADN, 2019). Les participant.e.s, en lien avec l’Amassada (2019) les accusent de déni total concernant l’impact de la transition vers les énergies renouvelables qui impliquent de négliger la chaine d’approvisionnement de l’extraction des ressources, en proposant des mesures inadéquates et intensifiant les problèmes socio-écologiques en « green-washant » (verdissant) l’industrie régionale. « Les enquêtes publiques en Aveyron », Nadaïand et Labussière (2009 :751) une décennie plus tôt « se sont révélées être seulement des experts marginaux de paysages à cause de leur position tardive dans le processus de [développement] et le poids donné aux intérêts publics et arguments rationnels ». Des citoyens concernés et les participant.e.s de l’Amassada ont assisté aux réunions et consultations depuis 2010. Entre 2015 et 2018, l’Amassada a organisé la perturbation et l’annulation des événements de RTE et du parc régional. En dés-intensifiant leurs interventions en 2018, leur participation à la consultation pourrait être décrite comme « plus respectueuse ». Les problèmes structurels, cependant, ont été systématiquement écartés et ignorés.

Image 5 : le jeu de société du Parc naturel régional des Grands Causses. Source : Université Rurale

Comme Alexandre Chavillan vient de rappeler précédemment, les manifestants avaient pour habitude de perturber les réunions en les interrompant dans le chahut ou en faisant des blocus aux entrées, tandis qu’aujourd’hui l’accent est mis sur le dialogue. La consultation du 25 mai 2018 sert d’exemple d’intervention respectueuse. La tenue de ces consultations est habituellement annoncée dans les journaux et Persistent Kitty se rappelle être allé à la mairie de Saint-Affrique « où deux ingénieurs du Parc Régional nous accueillaient avec des jeux, semblables au Monopoly, pour nous expliquer les vertus de la transition écologique. » De nombreux participants se sont sentis insultés par la démarche, perçue comme « une manière pour les élus de promouvoir leurs engagements [environnementaux] [37]. » La foule relativement patiente, a écouté Chavillan présenter le jeu de plateau « relatif à la gestion des terres » (voir image 5). Les gens ont protesté : « Vous vous moquez de nous ? On ne veut pas jouer à des jeux, on veut voir des responsables. » Une autre personne s’est exclamée : « L’absence de représentants est la continuation des premières réunions. » Chavillan a rappelé à la foule que le décret de la consultation publique « n’indique pas comme celle-ci est censée se dérouler. » Chavillan les implore de regarder une vidéo et un autre ancien membre de l’assemblée le soutient. La vidéo aborde la question du réchauffement climatique, reprend des statistiques existantes sur la consommation énergétique dans la région – « 58% de notre consommation » était issue de l’énergie renouvelable en 2017- et affirme l’engagement du Parc Régional de « couvrir l’ensemble des besoins énergétiques avec de la production d’énergie renouvelable d’ici 2030 [38]. » Les gens étaient outrés de cette présentation, qui contenait à la fois des informations incomplètes et des statistiques faussées, incluant notamment l’autoroute A75 (ce qui a créé un biais statistique négatif). Ils ont attaqué Chavillan sur des mensonges évidents concernant le plafond numérique des éoliennes. Ils se sont sentis trahis par le processus décisionnel qui s’est fait sans consultation publique et ont sentis que chaque plan de développement énergétique « est réfléchi et décidé avant même que les gens ne soient au courant des projets. » Chavillan a continué de les encourager à jouer au jeu de plateau, a justifié les arrangements statistiques et a rappelé à tout le monde « que les élus que vous critiquez ont été élus démocratiquement. » La consultation s’est finie de manière théâtrale, mais acerbe.

Citoyen (A75) : Nous sommes venus ici vous dire que nous en avons assez de vos jeux et de vos blagues et que nous perdons toujours quelque chose à cause de vos projets. 

[Alexandre Chavillan a l’air outré] 

Ex-officiel  : Vous êtes venus à cette réunion pour trainer les élus dans la boue. Vous l’aviez déjà fait pour d’autres réunions au sujet de l’établissement d’infrastructures énergétiques. Vous êtes en train de discréditer votre propre mouvement, vos propres revendications. 

Citoyen (A75) : Le problème est que la démocratie n’existe pas. 

Ex-officiel  : Et c’est à cause de vous.

Citoyen (A75) : Je me bats contre les énergies éoliennes industrielles depuis 14 ans maintenant. Nous avons réussi à empêcher la réalisation du plus grand projet dans l’Aveyron. Mais maintenant, nous parlons d’un plan à plus grande échelle, qui ne concerne pas seulement l’Aveyron mais toute la région Occitanie. La lutte continue, mais nos élus refusent d’être avec nous ce soir, au lieu de ça ils ont organisé leur propre réunion [privée] à 17h.

Une femme  : Nous n’avons pas besoin de votre projet, nous sommes déjà autosuffisants en termes de production énergétique. Vous êtes en train de développer des énergies renouvelables de manière incontrôlée.

[Les gens commencent à partir]

A.C.  : “Vous avez ruiné la réunion, merci beaucoup.”

Citoyen  : Non, ce n’est pas vrai, nous avons soulevé un point crucial de vos plans et nous devons en parler lors d’une vraie consultation publique.

Tandis que le jeu de plateau a rendu cette consultation particulièrement condescendante, ceci est représentatif de la qualité des délibérations et des discussions allouées par les autorités. Le désir de garanties scientifiques au sujet de la consommation énergétique, de la pollution locale, des règles sur le développement de l’énergie, la chaîne logistique de matières premières et l’usage énergétique sont niés via des subterfuges spectaculaires. Les chaînes logistiques de l’énergie renouvelables attirent de plus en plus l’attention (Zehner, 2012 ; Smil, 2016 ; Arrobas et al., 2017 ; Hickel, 2019), et leur dépendance en hydrocarbures et l’extrême besoin d’extraction minière ont fait gagner aux énergies renouvelables à échelle industrielle le titre de « fossil fuel+ (pour combustibles fossiles+) » (Dunlap, 2018e). Les système “fossil fuel+” sont aussi devenus complices de l’extraction des ressources naturelles, pas uniquement pour redorer l’images des grandes entreprises, mais aussi en alimentant énergétiquement les opérations minières elles-mêmes (Dunlap, 2019c : 14-15 ; Furnaro, 2019). Les problèmes soulevés par les riverains récalcitrants soulignent des sérieux impacts socio-écologiques et des trajectoires de développement avec des implications géopolitiques (voir Hickel, 2019). La consultation, tout comme d’autres ailleurs (Dunlap, 2018a : Leifsen et al., 2017), a oeuvré à mépriser les problèmes structurels, politiques et scientifiques concernant les infrastructures de l’énergie. Le jeu de plateau, en fin de compte, a détourné ces préoccupations, tout en servant dans le même temps d’outil pour normaliser le dispositif d’infrastructure ou la perspective d’organisation. Les administrateurs locaux, à la place, ont opté pour la promotion de différents degrés d’environnementalisme néolibéral, ce qui constitue une pratique commune en France. 

La santé et les flux d’énergie transnationaux sont des problèmes significatifs pour les riverains récalcitrants. Vivants déjà à proximité d’infrastructures énergétiques, les habitants de Saint-Victor ont par ailleurs des préoccupations concernant la santé : « Je suis surtout inquiet au sujet des problèmes sanitaires pour la population » explique Jean Capel, le maire, reconnaissant par la suite que les infrastructures électriques « créent indubitablement des problèmes de santé, et nous avons quelques cas de tumeurs et de maladie d’Alzheimer au sein de la population. [39] » Tandis que la corrélation est difficile à prouver scientifiquement, les soucis de santé mentionnés par les personnes habitant proches des infrastructures électriques étaient similaires à ceux rapportés à La Ventosa, Oaxaca (Dunlap, 2017a, 2019a) [40]. Marie affirme que ces soucis de santé sont associés à des mauvaises expériences émotionnelles liées au processus de développement du transformateur et à la répression policière contre les individus (voir aussi Bakker et al., 2012). J’ai parlé avec trois employés retraités de EDF et RTE [41], qui y ont travaillé pendant plus de 30 ans et se sont néanmoins positionnés contre le projet du transformateur, reconnaissant le manque de bénéfices sociaux et collectifs, des embauches limitées, ainsi que « l’évacuation de l’électricité issue de l’énergie éolienne [42] et des impacts négatifs pour la santé en raison de la sursaturation du village en infrastructures énergétiques. Les entretiens ont révélé des soucis personnels de santé causés par la proximité physique avec des champs électromagnétiques [43]. En se basant sur des calculs de physique, le principe de précaution du Conseil européen préconise que les gens « se situent à au moins un mètre de distance par kilowatt installé, » explique Patrick (voir aussi Conseil Européen, 2015) [44]. Pour une « infrastructure de 400,000 volts, les populations doivent donc se trouver à au moins 400 mètres de distance, ce qui créé une zone inhabitable, » explique Patrick, bien qu’ « il n’y ait pas de loi ou de règle légale relative à la distance entre infrastructures électriques et populations. Cela permet à l’Etat de faire comme bon lui semble. » En résumé, les préoccupations liées à la santé des riverains, Patrick le soutient, sont légitimes. 

Enfin, à propos de la construction d’un couloir énergétique transnational, Patrick affirme que le transformateur est « censé augmenter la tension à 400,000 Volts. » [45] Cela appui la prétention du besoin d’avoir une ligne à haute-tension à 800,000 Volts, ce qu’un représentant de RTE (lorsque Marie lui a personnellement demandé) a éventuellement avoué comme une « possibilité » [46]. La carte de 2019 du Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport d’électricité (aussi connu comme le ENTSO-E en anglais) a par ailleurs confirmé l’envergure transnationale du transformateur de Saint-Victor, qui est relié à la centrale nucléaire d’Ascó, mais également aux ressources hydrauliques, éoliennes et solaires de la Terra Alta, une région du sud de la Catalogne (voir Franquesa, 2018). Décrivant la résistance de la Terra Alta contre la colonisation des infrastructures énergétiques des années 1950 à aujourd’hui, Franquesa (2018) montre que la transition énergétique dans la péninsule ibérique a été un processus de transaction et d’accumulation énergétiques, et non une transition socio-écologique. L’accumulation de capital énergie et « les additions successives de nouvelles sources d’énergie primaire » sont précisément les préoccupations du Plateau Survolté et de l’Amassada (Bonneuil and Fressoz, 2016 : 101), ce que nient les politiques et les administrations. Lors des consultations et d’entretiens, les représentants politiques ont soutenu que « les énergies fossiles ou nucléaires sont destinées à disparaître à l’avenir [47] ». Maîtriser les opinions anti-nucléaires est central pour développer une infrastructure énergétique éolienne, pourtant EDF est actuellement en train de construire une nouvelle centrale nucléaire à l’ouest de l’Angleterre (voir Sullivan, 2013) - avec un budget de plus de 3,6 milliards de dollars américains (Kar-Gupta S and Twidale, 2019) - et, sous l’ordre de la France, est en train de s’apprêter à construire six nouveaux réacteurs nucléaires de troisième génération dans les 15 prochaines années (Reuters, 2019). Pendant ce temps, les représentants politiques mettent l’emphase sur la production énergétique « locale » et la « solidarité régionale d’énergie renouvelable », mais l’« Occitanie locale » a une frontière avec la Catalogne et parle d’un super réseau énergétique transnational entre l’UE et l’Afrique du Nord, qui est envisagé depuis au moins 2006 (Sarant, 2015). Lors de la consultation, au lieu d’une proposition de stratégies participatives sérieuses pour permettre une véritable transition énergétique, les riverains se sont retrouvés face à des jeux de plateau, ainsi qu’à des réponses évasives et hostiles de la part de leurs élus. L’action des élus discrédite leur légitimité, sous-entendant un manque d’information, de préoccupation et de potentiels intérêts privés.

« Une guerre d’usure » : la répression politique contre l’Amassada

Les ressources déployées et la répression politique exercée à L’Amassada ont été significatives. La lutte contre le transformateur, Picnic Kitty l’affirme, est « une guerre d’usure » organisée avec la « logique de fatiguer les gens et de les désintéresser à la cause [48] ». Ce mouvement non-violent citoyen s’est concentré sur le blocage des chantiers de constructions et des routes pour le développement de l’énergie éolienne ; en organisant des campagnes de sensibilisation et d’information, des manifestations, des carnavals et des conférences. Cela inclut également des perturbations d’événements publics ou des petits actes de vandalisme. Au sein de la constellation des ZAD, L’Amassada est très indépendante. Black Cat l’explique : “Nous construisons ensemble une communauté -je n’utiliserais pas les termes « occupation » ou ZAD, puisqu’ils sont utilisés par les médias et l’Etat pour nous catégoriser péjorativement [49] ». Les saboteurs d’éoliennes, quant à eux, critiquent la stratégie de l’Amassada, prônant « une réaction violente selon nos propres désirs contre ceux qui ont le pouvoir », basée sur la « mobilité, la furtivité et l’imprévisibilité » pour arrêter les opérations d’infrastructures capitalistes (Anonyme, 2018). En France, l’Etat a tenté de criminaliser le mouvement des ZAD, en essayant de les identifier comme « extrémistes » ou terroristes. Identifiant le capitalisme et l’industrialisation comme la cause de la catastrophe écologique, ils emploient une stratégie d’auto-défense non-violente et participative, méritants peu ces termes. Les défenseurs des terres indigènes à Oaxaca ont été diffamé comme les « Talibans indigènes » (Bárcenas, 2016), tandis que les « Zadistes » ont été qualifiés de « Jihad vert » [50]. La lutte contre la colonisation par les infrastructures dans l’Aveyron a vécu des schémas contre-insurrectionnels similaires (Dunlap, 2019a, 2019c), employés pour diviser progressivement et renforcer l’opposition avec la surveillance policière déployée, le harcèlement et les arrestations. 

Il est utile pour l’analyse de penser L’Amassada en deux phases : le presidio (décembre 2014 - juin 2018) et la ZAD (juin 2018 – aujourd’hui). En plus du harcèlement policier généralisé des personnes soutenant le mouvement des ZAD, un point de départ clair est l’interrogatoire par la police de la tante de Marie, qui avait alors 68 ans, qui a duré « quelques heures et ils lui ont fait penser qu’elle était une délinquante, une criminelle [51] » pour avoir permis la construction de L’Amassada. Le procès a été cassé en 2019, pourtant il a coûté entre 4000 et 5000€ à la famille et avait « l’intention de diviser tout le monde », d’après Marie, « et ça a marché ! Parce que ma tante, au début, était pour l’Amassada, et après tout ça elle n’a plus voulu en entendre parler. D’une certaine manière, ça a marché. [52] » Le succès de la stratégie a été limité, toutefois cela a mis un stress sur toutes les personnes impliquées, qui s’est poursuivi à travers les contrôles de police dans le village. Quand les gens se rassemblaient à L’Amassada, la police installait des postes de contrôle à proximité, fouillait les véhicules et relevait les plaques d’immatriculation des voitures garées – « ils contrôlaient tout ce qu’aucun flic ne pouvait vérifier lors d’un contrôle routier. Quand il y a un événement à l’Amassada, ils arrêtent absolument tout le monde sur la route principale -dans les deux sens- pour tout vérifier ! » L’ensemble du village a été soumis à ces contrôles. Les villageois sous l’emprise de l’alcool étaient sujets à des inspections de police accrues et parfois blâmaient L’Amassada au lieu de la police lorsqu’ils se faisaient attraper. Punir collectivement un village avec des contrôles policiers a été une stratégie de division mise en place pour éroder le soutien à L’Amassada.

L’Amassada a aussi été sujet à de fréquentes visites d’hélicoptères entre 2017 et 2019. « En cette année 2018 », Marie explique :

J’ai pris quelques vidéos. Une fois, ils ont survolé six fois ma maison - six fois. Ils ont fait ma maison, l’Amassada, le petit village, le petit hameau là-bas et une autre maison de Saint-Victor qui concernent tous des personnes impliquées dans la lutte – six fois. Et qui paye le kérosène, qui paye le pilote et pourquoi faire ? Qu’est-ce qu’ils inspectent ? [53]

Les ‘comptes carbone’ ne relèvent que rarement les opérations de répression politique. Un samedi après avoir bu une bière, Nemesh raconte s’être retrouvé face à un hélicoptère : « Et soudain, on entend du bruit et juste de l’autre côté de la colline, juste à côté de nous, ça fait ’rwwwwwwwhhh,’ un hélicoptère s’élève – juste en face de nous. Et ils nous ont regardé et ils avaient des caméras, voilà. » L’hélicoptère se trouvait à peu près à « 20 mètres » à tel point que « tu peux voir les visages des [pilotes] à l’intérieur. [54] » Ces fréquentes visites d’hélicoptères conjuguées à la présence des pelotons d’intervention de la gendarmerie mobile [55] et la surveillance policière (notamment sous le regard insistant de « deux voitures de police avec un camion qui avait une antenne géante et un gars avec des jumelles. »)’ [56] Par ailleurs, le spécialiste de l’anti-ZAD, le capitaine de Gendarmerie Antoine Berna (voir Beaubert, 2019), affecté durant l’été 2018, avait beaucoup travaillé sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. 

La surveillance a été suivie d’arrestations et d’interrogatoires. En réponse aux actions de désobéissance civile contre le parc éolien de Crassous, la police a perquisitionné 15 maisons en janvier 2018. Ces actions agressives et humiliantes de perquisition ont varié selon les maisons, toutefois les suspects appréhendés ont tous été amenés dans des commissariats de police différents situés à 1h30 voire 2h30 de leurs maisons. Les gens pensent qu’il s’agissait d’une stratégie pour empêcher des contre-manifestations et des rassemblements devant les commissariats, mais également pour créer des soucis de transport pour les arrêté.e.s. Les gens ont été arrêtés devant les écoles où ils amenaient leurs enfants ou encore alors même qu’ils étaient au lit. Une femme raconte :

Il était genre sept heures du matin ou quelque chose comme ça, quand j’ai entendu une voix qui disait “Ouvrez la porte !” Je me disais “Ahhh… Dégage ! Je dors ! ” Puis l’homme à mes côtés m’a dit “Va répondre, c’est la police. ” Je me suis dis “Nahhhh.” Puis ils ont ouvert la porte, j’étais nue et j’ai dit “Qu’est-ce que vous faites là ?!” Le chef du groupe m’a tendu une lettre et je lui ai dit “Juste une lettre ? Vous entrez dans ma maison à 7 heures du matin juste pour me donner cette putain de lettre ?” Et ils ont dit “Non, vous venez avec nous.” [57]

Une femme officier de police l’a regardée s’habiller, et elle a dû expliquer à son fils pourquoi elle était en train d’être menottée. Effrayant pour son fils, cette descente de police était un exercice d’intrusion, d’humiliation et de capture.

Les services d’intelligence, cependant, se sont particulièrement intéressés aux arrêté.e.s avec des attaches générationnelles dans la région. « L’agence des renseignements locale de l’Aveyron, DGSI (Direction Générale de la Sécurité Intérieure) » est entrée dans la salle d’interrogatoire, raconte Farm Cat, il « a essayé d’expliquer qu’il était un gars des renseignements et que je n’avais pas à faire ami-ami avec les autres flics, mais que je pouvais coopérer avec lui – de leader à leader. » Farm Cat a refusé, et l’agent de la DGSI a continué de lui mettre la pression en lui disant : 

Tous tes camarades de lute n’ont rien à perdre, mais toi si. Réfléchis-y, tu as un bébé. Tu vas bientôt être père et tu diriges ta propre ferme avec ton père. Tu seras seul, tes ami.e.s seront partis et tu seras toujours là à gérer ces trucs [58].

La police a fait tout ce qui était en son pouvoir pour diviser les opposants au projet entre eux, et aussi avec les autres riverains. Des ressources furent mobilisées pour réprimer l’opposition à une infrastructure énergétique. Cette “guerre d’usure”, Picnic Kitty l’explique “est une répression étalée dans le temps, c’est assez fatiguant et ça démobilise les gens. La police le sait et ils en jouent, espérant que le mouvement s’essouffle. »

Tandis que des barricades ont été érigées, des temps durs se sont abattus sur l’Amassada entre janvier et février 2019. Des gens avaient commencé à vivre de manière permanente à l’Amassada, les conditions météorologiques étaient compliquées (vent, froid), et les gens vivants là-bas recevaient un peu d’aide de la part des participants de la première heure de la lutte. RTE a décidé d’une amende de 2000€ par jour pour chaque personne présente identifiée sur le site de l’Amassada (voir Lundimatin, 2019a). Il y avait une tour de contrôle (voir illustration 5) et porter un masque est devenu la norme. « Nous nous levons tous les jours à six heures du matin pour faire des rondes, vérifier si les flics arrivent », explique Pirate Cat [59], « on nous a dit que nous n’allons pas passer mars… alors on s’est dit “Ok, c’est peut-être pour demain.” » La police venait en petits groupes de cinq à dix pour essayer d’attraper les habitants, jouant au chat et à la souris. Pendant ce temps, l’Amassada a commencé à faire des liens avec le mouvement des Gilets Jaunes. En tant que mouvement national plus large, les Gilets Jaunes étaient aussi opposés à une politique environnementale néolibérale qui souhaitait réduire la consommation d’énergies fossiles en imposant une taxe carbone (Fassin and Defossez, 2019). « Les gens comprennent », explique Kneading Cat, « que cette taxe carbone sur le pétrole n’a pas été décidée pour mettre en place une transition, mais pour faire un impôt pour gagner de l’argent. » [60] Cette politique a fait s’enflammer un mouvement viral, hétérogène et déchaîné le 18 novembre 2018 avec comme revendications la justice sociale et un renouvellement démocratique. Initialement critiqué comme étant anti-écologiste, ce mouvement s’est défendu avec le slogan : « Fin du mois, fin du monde, même combat. » Les Gilets Jaunes, dès lors, ont réclamé une taxe sur les carburants aérien et maritime de même que la restauration de l’ISF, impôt sur les hauts revenus ou « taxe de solidarité » (Martin, 2019). Autant les Gilets Jaunes que l’Amassada combattent l’environnementalisme néolibéral. « Les GJ se battent pour davantage de justice sociale – même si ce n’est pas toujours très clair. » Travel Cat explique :

Dans le mouvement des ZAD, les problèmes écologiques sont complètement liés aux problèmes sociaux, donc nous faisons un peu la même chose ici : nous ne défendons pas un rond-point, mais nous défendons un endroit et pratiquons la démocratie directe et résistons face à la police [61].

Les habitants de l’Amassada ont participé à des assemblées de Gilets Jaunes, à des occupations ou à des manifestations, et vice-versa. Il y a eu des longues discussions et des débats autour du développement des énergies éoliennes, ce que certains Gilets Jaunes ont trouvé « trop complexe ». « RTE dit “Nous sommes en train de construire les autoroutes de l’électricité pour le futur,” » explique Vidalou, et « nous occupons les ronds-points de l’électricité. » Comme le raconte un participant des Gilets Jaunes : « Ahhhh, oui je comprends ce que vous faites. L’électricité c’est de l’argent et l’électricité circule comme de l’argent. Donc c’est la même chose que nous qui bloquons les camions et les gens sur les autoroutes. [62] ». Occasionnellement, les Gilets Jaunes de Saint-Affrique et de Millau font des rondes de guet à l’Amassada. Ces deux mouvements ont perturbé la circulation énergétique et les flux de capitaux, et ils sont tous contre l’injustice socio-écologique et confrontés à la surveillance, à la violence policière et aux gaz lacrymogènes. 

Le 7 février 2019, près de 100 policiers ont fait une descente à l’Amassada et à Saint-Victor, arrêtant cinq personnes. Les routes ont été bloquées et deux tiers des gens n’étaient pas de l’Amassada, utilisant des vidéos issues de JT pour leur défense. Au tribunal, le 3 juillet, les cinq arrêté.e.s ont écopé d’une amende de 650€ en plus des frais administratifs. Les participants de L’Amassada ont continué d’organiser des conférences (voir Lundimatin, 2019b), diffusant des informations sur leur lutte contre le transformateur et les infrastructures « fossils fuel+ ». C’est alors qu’à 5 heures du matin le 8 octobre 2019, environ 200 policiers anti-émeutes, 15 camions de police, 2 véhicules blindés et 2 pelleteuses ont envahi l’Amassada (Lundimatin, 2019c ; voir illustration 6). La police a bloqué les routes pour empêcher la venue de soutien extérieur, l’Amassada a enflammé ses barricades et ralenti l’assaut de la police et leurs machines. Les soutiens de l’Amassada se sont mis sur les toits, la police a dû les enlever un par un. Ensuite, les pelleteuses se sont avancées pour anéantir un lieu écologique anti-capitaliste. En l’espace de 48 heures, le site avait été barricadé avec des barbelés, du personnel de sécurité, des projecteurs éclairant 24h/24, afin que RTE puisse procéder au nivellement du terrain (voir illustration 7). Le 12 octobre, et le 1, 2, 3 novembre 2019, des tentatives de reprise des terres et des manifestations ont fait face à une forte réponse policière avec gaz lacrymogènes et arrestations. Le message est clair : la paix, c’est la guerre et l’environnementalisme c’est l’infrastructure électrique.

Image 6 : la police anti-émeute et des blindés occupent l’entrée sud-ouest de l’Amassada. Source : université rurale.

Une colonisation par les infrastructures : « NON au transfo et à son monde »

Les infrastructures matérielles, en particulier celles de type techno-industriel, restructurent les environnements de manière à permettre leur existence. Sur le plan écologique, l’infrastructure industrielle est toujours l’expression coercitive d’un calcul sur les externalités humaines et non humaines dans les espaces d’interventions (Sullivan, 2013). Le social, cependant, est impacté de différentes manières : construction d’un imaginaire différent (Dalakoglou et Kallianos, 2018), de promesses (Anand et al., 2018) et d’enchantements (Harvey, et Knox, 2012). L’Amassada, et d’autres projets anti-infrastructure (Leondardi, 2013 ; MTC, 2018 ; Franquesa, 2018 ; Dunlap, 2019a ; Siamanta, 2017, 2019), sont des exemples de rejet infrastructurel. Les infrastructures sont devenues des ’ questions ’ de la crise elle-même ’, écrivent Dalakoglou et Kallianos (2018 : 86), soulignant la relation auto-renforcée et perpétuelle entre les infrastructures et la crise économique. La colonisation infrastructurelle va encore plus loin, en reconnaissant la relation auto-renforçante et perpétuelle de la crise socio-écologique soutenue par la croissance exponentielle des infrastructures conventionnelles et des infrastructures dites ’ vertes ’/combustibles fossiles+.

Image 7. L’Amassada après l’invasion de la police. Source : Marie-Bénédicte Vernhet

Les terres saisies à Saint-Victor sont d’environ 4,7 hectares, ce qui, pour certains, pourrait être insignifiant. Le 30 octobre 2019, le Conseil communautaire (2019 : 9) a annoncé que ’ 200 nouvelles éoliennes sont prévues sur un total de 1 000 projets ’, dont un parc solaire. Cette expansion est rendue possible par le nouveau transformateur de Saint-Victor. La dépendance intériorisée aux systèmes informatiques industriels, la législation imposant le développement techno-capitaliste et la répression politique correspondante imposent un processus global de colonisation infrastructurelle, qui n’habite pas seulement l’espace, mais aussi les esprits et les modes de vie des gens. Si l’on observe le cas de l’Amassada (voir figure 7), après sa destruction, l’espace a été clôturé, blindé avec du fil de rasoir et sécurisé avec des projecteurs pour produire un site de construction sécurisé, symétrique (plat) et socio-écologiquement dégradé. L’infrastructure industrielle, et les systèmes d’infrastructure, projettent un système de valeurs socioculturelles qui exige la domination écologique ; la prolifération du langage technique (qui transcende les différentes langues) ; la rapidité (commodité de production-consommation) ; la consommation de masse ; l’accumulation économique et le contrôle territorial qui ont des effets psycho-géographiques profonds et sous-estimés. A la manière de vers et de poulpes, les infrastructures structurent la colonisation géographique tant physique que psycho-sociale ou, en un mot, forment un dispositif infrastructurel.

Une dépendance sévère conduit à s’auto-identifier comme infrastructurel. Les systèmes infrastructurels et l’urbanisme constituent le nouvel habitat (voir Vidalou, 2017), ce qui entraîne une déconnexion et une trahison systématique des écosystèmes et des populations non humaines (voir Dunlap et Sullivan, 2019 ; Dunlap et Jakobsen, 2020 ; Springer et al, à paraître). Le pouvoir psycho-politique de la colonisation infrastructurelle est ’ caché comme un système d’égouts, un câble sous-marin, une ligne de fibre optique sur toute la longueur d’une voie ferrée ou un centre de données au milieu d’une forêt ’, dit le Comité invisible (2015 : 84) : ’ Le pouvoir est l’organisation même de ce monde, ce monde configuré et conçu pour un but précis ’. C’est contre cela que l’Amassada se bat, ce n’est pas simplement le NIMBY ou, même, un nœud entre un réseau énergétique transnational et l’extension des infrastructures de combustibles fossiles+, mais tout un appareil psycho-politique colonisateur qui dégrade la santé de la planète. Cet extrait d’un texte écrit par l’Amassada nous le dit :

En créant un ’ espace territorial ’ pour gérer, compter, planifier, homogénéiser. Le dispositif [transformateur] ne fonctionne pas s’il ne coupe pas au préalable, et pour ainsi dire à chaque instant, des parcelles de terrain, pour les produire comme ’pôle’, comme ’zone’, comme ’site’ séparé sur lequel agir en retour. Et s’il le faut en apportant une guerre à ses habitants, en chassant les indésirables : ceux qui refusent l’ordre économique, qui résistent à la colonisation. C’est là le caractère véritablement despotique de l’aménagement du territoire. Le despote n’est pas ici à prendre comme une pure contrainte, mais plutôt comme un dispositif de contrôle et de normalisation. Il ne répond pas tant à la question de savoir ce qu’il faut interdire ou non, mais à celle de savoir ce qui s’inscrit ou non dans la norme, ce qui lui correspond ou non... Le despote, cette hydre, doit normaliser le territoire autant que les corps, il doit les homogénéiser, les rendre comparables, chaque portion d’êtres, chaque partie coupée doit avoir sa fonction, être soumise à tel ou tel mode de production. (LundiMatin, 2019d).

L’impact éco-psychogéographique de l’infrastructure et l’idéologie de progrès qui propulse son expansion reste le noyau du projet colonial.

Le choc de l’ontologie politique est au cœur des conflits environnementaux. La domination de la nature, le mythe de la suprématie humaine, ’l’autre ’ de la différence et la priorité donnée à la destruction écologique sur d’autres activités écologiquement harmonieuses incarnent le système colonial/étatique. La colonisation infrastructurelle - malgré toute son allure technologique - implante son système de valeurs socioculturelles, empoisonne les philosophies combatives et impose la propagation des tentacules de poulpe (voir image 2). La colonisation infrastructurelle est un processus de terraformation ou de ’ cratoforming ’ : ’ une sorte d’ingénierie sociale et d’architecture d’imposition de la lisibilité ’ imposée par l’autorité de l’État pour transformer ’ les environnements à un niveau élémentaire et écosocial pour favoriser sa propre prolifération ’ (Gelderloos, 2017 : 138 ; voir aussi Dunlap, 2019c). Le ’cratoforming’ met l’accent sur le contrôle social par l’organisation spatiale, mais aussi sur les infrastructures technologiques qui s’étendent aux systèmes dits d’énergie renouvelable (voir Han, 2017 ; Vidalou, 2017 ; Dunlap, 2019a). L’économie verte, et par extension le discours sur les changements climatiques, ont renouvelé la force colonisatrice infrastructurelle qui crée plus de changements climatiques, plus de perturbations écologiques et plus d’habitats, mais aussi une fragmentation psychologique avec des infrastructures dites ’ propres ’ ou ’ vertes ’. En fin de compte, la colonisation infrastructurelle a rendu les gens insensibles à leurs habitats, à leurs amis non humains et à eux-mêmes, une insensibilité et une insouciance qui sont à l’origine de l’assaut de la catastrophe climatique.

Conclusion : une colonisation verte

La catastrophe écologique et climatique est le résultat d’une colonisation systématique par les infrastructures. Le ’ plan de bataille ’ de Macron, qui opère au nom de l’environnement, est en fait un plan de colonisation par les infrastructures, organisé autour de l’expansion économique et du contrôle de l’État. En discutant de l’histoire des luttes territoriales dans l’Aveyron, du mouvement ZAD, de l’accaparement de terres et de la territorialisation, cet article explore le processus d’accaparement bureaucratique des terres et l’élaboration des procédures sur un espace précis de transformation ainsi que la résistance qui s’y est formée.

La vision écologique et anticapitaliste innovante de l’Amassada a été écrasée par la police anti-émeute, les véhicules blindés et les pelleteuses- l’exécution de la ’ bataille ’ du plan de Macron. La décroissance et les voies post-développement favorables au développement du social et de l’écologie, restent fortement en dehors du menu politique (voir Kothari et al, 2019). L’idéologie du progrès techno-capitaliste et le dispositif infrastructurel se présentent comme ’ écologiquement durables ’, ’ respectueux du climat ’ et utilisent le discours de la démocratie, ou des procédures décidées démocratiquement, pour doubler le processus d’accumulation du capital énergétique. L’enchantement technologique et la dépendance se combinent au sein d’un appareil étatique et infrastructurel qui refuse la réflexion critique, sans parler de l’action. Un grave déni du changement climatique est ancré dans les infrastructures de la société industrielle, qui rejette l’idée que la modalité de développement techno-capitaliste est la cause de la catastrophe écologique et climatique. La dépendance et l’addiction aux systèmes de calcul et aux modes d’organisation destructeurs de l’environnement restent le principal problème de la politique environnementale. Cela se combine avec une comptabilité étatiste/institutionnelle négligente et biaisée, une désinformation du secteur public/privé, des procédures de consultation non contraignantes et théâtrales et une corruption politique systémique qui soutient l’orientation socio-écologique actuelle du monde techno-capitaliste. La trajectoire du progrès est imposée par une coercition et une ingénierie sociale à plusieurs niveaux et à plusieurs échelles (Dunlap, 2019c ; Verweijen et Dunlap, à paraître). Les gens, en particulier les chercheurs, devraient se poser la question suivante : même si les gens veulent vendre leurs terres et étendre des infrastructures industrielles écologiquement destructrices, devraient-ils le faire ?

Références

[15 :11 minutes, disponible ici : https://www.youtube.com/watch?v=txl6O2GP0yQ

[2Soi-disant « énergies renouvelables », ces technologies intermittentes sont actuellement dépendantes des centrales nucléaires et thermiques (charbon) pour stabiliser les réseaux énergétiques.

[383,7 % de l’entreprise est publique et 16,3% est privée (voir EDF, 2019).

[4Entretien 14, le 7 avril 2018

[6Communications personnelles, mars 2015

[8Entretien 14, le 7 avril 2018

[9Entretien 5, le 2 avril 2018

[10Sur les politiques du « sacrifice », voir Reinert (2016)

[11Entretien 4, le 2 avril 2018

[12Entretien 10, 6 avril 2018

[13Ibid.

[14Entretien 31, le 3 mai 2019

[15Ibid.

[16Entretien 4, le 2 avril 2018

[17Regarder le documentaire : Teaser La Bataille du Teste (2015), disponible à : https://www.youtube.com/watch?v=P83r4sVVrdM

[18Entretien 9, réalisé le 5 avril 2018

[19Entretien 1, réalisé le 1er avril 2018

[20Entretien 8, réalisé le 5 avril 2018

[21Entretien 7 du 3 Avril 2018. Aussi les entretiens : 1, 5, 8, 9, 18, 20, 24, 26 & 30.

[22Entretien 1 du 1er Avril 2018.

[23Entretien 18 du 21 Avril 2019

[24Entretien 26 du 24 Avril 2019

[25Voir le poster ici : http://bogues.fr/

[26Je suis notamment entré dans un atelier organisé dans RTE à St Affrique où il y avait une affiche de l’Amassada sur le mur.

[27La version anglaise sous-titrée s’intitule : Nothing Will Stop Us : ZAD Everywhere ! Disponible : https://www.youtube.com/watch?v=4huoGY91diM

[28Entretien 12 du 7 Avril 2018.

[29Entretien 22 du 22 Avril 2019.

[30La fondation Hulot a reçu, depuis 2006, 460 000€ pour 5 ans de la part d’entreprises partenaires de EDF et RTE (Bérard, 2017).

[31Entretien 22 du 22 Avril 2019.

[32Ibid.

[33Des suppositions sexistes ont été émises car fréquemment, une figure masculine était exclue.

[34
Voir le nouveau reportage : https://www.youtube.com/watch?v=_W1QKPb8aNQ

[35Entretien du 22 Avril 2019.

[36Notes de terrain notes 21 Avril 2019. La ferme comprend 150 hectares et 350 moutons qui produisent du lait pour le Roquefort.

[37Entretien 18, le 21 avril 2019

[380.0, Consulation Video & Transcript, May 25, 2018.

[39Entretien 31, le 3 mai 2019

[40Ibid

[41Dont deux vivants à St Victor et un dans l’Occitanie

[42Entretien 32, le 3 mai 2019

[43Le couple entretenu – tous les deux travaillant pour EDF/RTE – ont commencé à se disputer parce que le/la partenaire refusé de relier explicitement une tumeur derrière les yeux (qui cause un aveuglement permanent) au travail et à la vie autour des infrastructures énergétiques. Entretien 32, le 3 mai 2019.

[44Entretien 27, le 27 avril 2019

[45Ibid.

[46Communication personnelle du 29 octobre 2019.

[47Entretien 12, le 7 avril 2018

[48Entretien 17, le 21 avril 2019

[49Entretien 20 le 22 avril 2019

[50Entretien 9, le 5 avril 2018

[51Entretien 22 le 22 avril 2019

[52Entretien 5, le 2 avril 2018

[53Entretien 14, le 7 avril 2018

[54Entretien 8, le 5 avril 2018

[55Entretien 19, le 21 avril 2019

[56Ibid.

[57Entretien 6, le 3 avril 2018

[58Entretien 5, le 2 avril 2018

[59Entretien 19, le 21 avril 2019

[60Entretien 16, le 20 avril 2019

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