L’Europe, triste solitude [2/3]

Plus dure la chute !
Eduardo Casais

paru dans lundimatin#351, le 19 septembre 2022

Nous publions cette semaine le deuxième volet du triptyque dépliant la solitude européenne. Eduardo Casais tisse une trame narrative qui fait dialoguer les mythes fondateurs de la Grèce Antique avec la rationalité néolibérale de notre époque actuelle. De la diffusion de la philosophie des Lumières en passant par l’industrialisation, l’avènement des démocraties libérales, les guerres et les démembrements de puissances souveraines, l’Europe apparait dans ce deuxième volet comme puissance vacataire peu perspicace. Et toujours aussi seule. [1]

« Aussi bien une société où la paix n’a d’autre base que l’inertie des sujets, lesquels se laissent conduire comme un troupeau et ne sont exercés qu’à l’esclavage, ce n’est plus une société, c’est une solitude. » Baruch Spinoza, Traité politique, Charpentier, 1861, 5, 4.

La belle du mythe

D’aucuns soutiennent que les mythes sont à la pensée rationnelle ce que le bricolage serait à l’œuvre de l’ingénieur. « Loin d’être, comme on l’a souvent prétendu, l’œuvre d’une « fonction fabulatrice » tournant le dos à la réalité, les mythes offrent pour valeur principale de préserver des modes d’observation et de réflexion exactement adaptés au concret, une sorte de bricolage intellectuel pouvant atteindre des résultats brillants et imprévus. » [2] Cela doit valoir la peine de rendre une petite visite aux mythes fondateurs de notre civilisation, histoire d’écouter ce qu’ils nous révèlent sur l’Europe.

Le soleil brille dans le ciel d’azur. La brise chaude invite aux ébats dans l’onde fraîche. Ce jour-là, Zeus surprend la séduisante Europe en train de folâtrer avec ses jeunes compagnes sur les sables blancs de la plage phénicienne. C’est le coup de foudre. Taraudé par le désir, le dieu se transforme en taureau pour approcher la belle. Imprévoyante, la pucelle commet l’enfantillage de chevaucher la bête qui, d’un élan soudain, l’enlève pour la déposer dans son nid d’amour en Crète. Après y avoir goulûment apaisé le feu de sa passion à l’ombre des platanes, rassasié, il se débarrasse de la jouvencelle en l’offrant en mariage à Astérion, le roi local.

Agénor, père d’Europe, enjoint à ses quatre fils de chercher la disparue et de la ramener au foyer. Et qu’ils ne s’avisent pas de se présenter devant lui sans leur sœur. Ils quittent la maison pour se lancer dans une quête infructueuse. N’osant pas reparaître devant le père sur cet échec, chacun va refaire la vie de son côté et fonder de nouvelles bourgades.

On peut imaginer la jeune reine dans les chambres du palais crétois offrant au nouvel époux l’usage de ses appas déflorés par le dieu. Et puis, les années s’égrènent et on la voit sombrer mollement dans l’ennui, l’apathie, la flétrissure, l’obésité et la sénilité. Jusqu’à s’éteindre. Quelle déprime de se voir rabaissée du rang d’hétaïre du roi des dieux à celui d’épouse d’un simple mortel, fût-il couronné...

Le mythe antique contient déjà les ingrédients qui composeront le destin de notre Europe quelques milliers d’années plus tard. D’abord, elle n’est qu’une parmi les égales. Aussi fraîche, aussi attirante, aussi douée, aussi noble, aussi gracieuse que ses compagnes, mais pas nécessairement davantage. Il a fallu que le roi de l’Olympe Zeus, le redoutable trousseur de filles (et occasionnellement de garçons et de cygnes), la remarque et cède en récidive à ses pulsions de violeur pour que le nom d’Europe vienne s’inscrire dans les fichiers mythologiques et que sa destinée s’accomplisse.

Pareillement, l’Europe réelle, notre Europe, n’était pas, jusqu’à l’orée du 18e siècle, ni plus prospère, ni plus cultivée, ni plus civilisée, ni plus accueillante que d’autres sociétés de la planète : celles de la Chine, de l’Inde, de la Perse, de la Turquie, voire certains royaumes africains ou américains. « Avant 1800 les habitants de diverses autres régions semblent avoir vécu aussi longtemps et aussi bien que les Européens. Il semble probable que les revenus moyens au Japon, en Chine et dans certaines parties de l’Asie du Sud-Est étaient comparables (ou supérieurs) à ceux de l’Europe occidentale, même à la fin du 18e siècle » [3]

Il s’en est fallu d’un mystérieux concours de circonstances, qui continue de fournir aux historiens ample matière de recherches et de débats, pour que l’étincelle industrielle et la sève démocratique propulsent notre coin d’Eurasie dans l’avant-scène de l’histoire et l’élève, pour le bien et pour le mal, au-dessus du reste de la planète.

Mais les passions sont fugaces. Tout comme Zeus s’est lassé d’Europe et l’a rémunérée de ses faveurs en la rendant reine de Crète par mariage, aussi la roue des civilisations, dès l’aurore du 20e siècle, a-t-elle déchu l’Europe de l’hégémonie industrielle et politique pour confier le sceptre à l’Amérique. Ce glissement, ce passage du flambeau par-dessus l’Atlantique, ne saurait être le fait de l’envolée irrésistible d’une civilisation américaine originale, venue se superposer et se substituer à l’européenne. La belle du mythe, elle non plus, ne quitta pas la couche de Zeus tirée par le supérieur pouvoir de séduction d’Astérion. Non. Celui-ci s’est limitée à la ramasser comme la dépouille des plaisirs du dieu repu. Ce n’est pas le mérite d’Astérion, mais le démérite d’Europe, l’affadissement de ses grâces, qui expliquent le changement.

De l’extase au cafard

La radieuse Europe du 19e siècle n’a pas été détrônée par une civilisation nouvelle, armée d’une philosophie, d’une vision du monde, d’une technique, d’une organisation sociale et matérielle superlativement innovantes. Ce ne sont pas des facteurs externes, un ennemi extérieur qui l’ont fait basculer. Au contraire, elle a dépéri d’un cancer interne, de facteurs endogènes qui lui ont enlevé le charisme, lui ont pompé le tonus, sapé la cohésion et l’ont plongée dans un état de délabrement. L’Europe n’a pas été vaincue de haute lutte par une Amérique plus puissante. Il n’y a eu guère de lutte de rivales. Face à une civilisation européenne asthénique, l’Amérique n’a eu qu’à se baisser pour en glaner les bribes.

Les facteurs qui ont déterminé le déclin de l’Europe sont ceux-là mêmes qui la propulsèrent au faîte du succès. Dès l’ère moderne, dans le laps de temps d’un siècle et demi, il s’y produit une rupture radicale qui arracha la terne civilisation européenne à l’emprise stérilisante de la pensée scolastique, du dogmatisme religieux, de la tyrannie de droit divin et de l’économie de subsistance.

La philosophie des Lumières façonne la nouvelle vision du monde, en s’appuyant sur une puissante triade de vecteurs de changement. Il s’agit en premier lieu de la caractérisation de la pensée rationnelle comme attribut humain distinctif. On plaide dans tous les domaines pour la recherche des causalités rationnelles aux dépens des explications métaphysiques et dogmatiques. Outre l’intérêt fervent pour la connaissance scientifique, il en découle une critique implacable de la religion, considérée comme une forme de superstition qui freine l’usage de la raison individuelle et fixe des bornes intolérables à la liberté de pensée.

Il s’agit ensuite de l’analyse au scalpel des rouages du pouvoir. On met à nu le mensonge prévalent de la consécration du pouvoir séculaire, un pouvoir absolu détenant tous les pouvoirs, par une supposée grâce divine : « souverain par la grâce de Dieu ». On peine à comprendre que Dieu s’immisce dans les affaires terrestres. On voit mal comment il pourrait oindre tel homme plutôt que tel autre, alors que la raison nous dit que tous les hommes sont nés égaux. Ainsi s’est façonnée l’idée libérale, foncièrement hostile aux relents médiévaux des pouvoirs du roi et de l’Église, reconnaissant à l’individu le plein droit à fixer par soi-même ses choix et ses actes. Il s’y greffe aussi le démocratisme, c’est-à-dire la conception d’un régime politique de séparation des pouvoirs dans lequel l’exécutif est responsable devant un parlement représentatif du peuple souverain.

Enfin, fruit de l’application de la raison aux choses de la nature et de la vie matérielle, on s’inquiète de comprendre, de créer, de développer et d’améliorer les techniques pour mieux faire profiter la société des bienfaits de la nature, alléger le fardeau des travailleurs, libérer le travail de la contrainte de l’effort humain et dissiper le spectre de la faim. La graine de la Révolution industrielle est lancée, qui engendra l’industrialisme, un nouveau système de production groupant des travailleurs spécialisés autour de machines alimentées par des sources d’énergie naturelle, système qui devait donner sa pleine mesure dès la seconde moitié du 19e siècle.

Les effets conjugués de ce nouvel esprit poussèrent l’Europe vers des sommets de puissance, lui assurant la suprématie sur toute la planète. La civilisation européenne brilla de mille feux. Politiquement et militairement elle saisit entre ses mains toute la terre. Pendant longtemps dépendante des techniques importées d’Orient, elle devint la protagoniste incontestable des sciences et des techniques. Sur le plan économique elle a conjuré la malédiction de Malthus en assurant la survie des masses, tout en apportant l’aisance aux couches plus privilégiées. Son éclat culturel suscita un élan de mimétisme universel, s’étendant de l’usage des langues européennes, à l’adoption des religions et des référents philosophiques, jusqu’à l’emprunt des canons artistiques, des modes et des styles de vie.

Les contrecoups

Pourtant, il n’est pas difficile de repérer les contrecoups de ces trois facteurs de changement. Le culte de la raison, s’il n’est pas tempéré par une éthique d’appartenance et de solidarité et un sentiment d’empathie envers l’espèce, peut aisément conduire à la réification des frères humains, vus et traités comme des ressources utiles, donc a gérer rationnellement, ou inutiles, donc à écarter sinon à éliminer. Sans états d’âme.

Le culte du libéralisme, en accordant la priorité à l’individualisme, peut furtivement glisser vers le culte effréné du héros. Le héros économique, celui dont le sentier de la réussite reste jonché de victimes. Le héros politique, dont le premier souci, une fois arrivé, est celui de réprimer voire d’éliminer chez autrui les mêmes aspirations d’auto-promotion qui lui ont valu son ascension. Le héros social pour qui tout prochain n’a d’autre valeur que celle de son capital social : valeur d’ascenseur, de marche-pied ou de faire-valoir. Le héros scientifique dont la foulée vers la gloire est entachée d’appropriations indues ou de truquages intellectuels.

L’industrialisme risque de devenir une plaie, car ce système, en rehaussant prodigieusement le pouvoir social du possédant, en diminue aussi puissamment sa responsabilité. En outre, la gestion rationnelle du système industriel impose des contraintes de volumes de production maxima et de coûts unitaires minima dont les effets peuvent se révéler calamiteux. Le facteur humain s’y trouve ravalé au statut d’un item comptable. La surproduction génère des crises financières et économiques excessivement douloureuses. Le gaspillage de ressources et les déprédations du milieu induits par la surproduction de biens éphémères et inutiles portent des atteintes irréparables à l’habitat.

Le démocratisme, en convertissant chaque citoyen en un jeton que l’aspirant chef doit collectionner pour s’élever aux premières marches du pouvoir, créa le besoin d’une machine ingénieuse, capable d’asservir les esprits et d’assurer le moulage de l’opinion en fonction des desiderata des commanditaires. La presse moderne, la télévision, les réseaux sociaux, la radio, le cinéma, sont devenus cette efficace fabrique de consensus placée entre les mains d’un oligopole de ploutocrates prêts à en faire bon usage. Que nous puissions trouver aux plus hautes magistratures des Berlusconi, des Trump, des Boris Johnson, etc. est la preuve du dévoiement monstrueux du principe démocratique.

L’histoire des deux derniers siècles a été marquée profondément par le duel incertain entre les forces vivifiantes et les forces délétères qui habitent le cœur même des prédicats les plus éminents de la civilisation européenne. Ces ferments ont à la fois bâti son triomphe et corrodé sa morphologie.

Pendant le 18e siècle, tout semblait justifier l’optimisme des Lumières. Sauf que les attentes suscitées par cela même devaient fatalement se heurter aux anticorps du régime vieillissant et provoquer une soudaine inflammation sociale. Le changement social est dialectique ou, comme postule la 3e loi de Newton : « L’action est toujours égale à la réaction ». L’optimisme des Lumières, en plus d’inspirer la Révolution américaine qui aboutit à l’indépendance des États-Unis en 1783, a débouché naturellement sur la Révolution française (1789, 1791 et 1793). Celle-ci a suscité la réaction qui a mené à Napoléon, dont les exploits impérialistes ont fait naître la rétrograde Sainte-Alliance, laquelle devait engrosser l’Europe entière des révolutions de 1848, connues comme le Printemps des peuples.

Alors même que le Printemps des peuples, de la Sicile jusqu’en Pologne, célébrait le triomphe du libéralisme et des nationalismes et semblait instaurer un ordre constitutionnel, apaisé et stable, Marx et Engels publiaient leur Manifeste communiste qui deviendrait le vade-mecum des plus importantes organisations ouvrières révolutionnaires. Électrisés par cette philosophie politique nouvelle, en tous points contraire aux principes libéraux, nationalistes et républicains du Printemps des peuples, les ouvriers révolutionnaires partirent à la conquête du pouvoir. Ils la ratèrent de peu en Allemagne, mais réussirent le coup en Russie, en y installant le régime « soviétique » en 1917.

Délabrement

Dès la moitié du 19e siècle, alors que l’Europe s’assurait la lourde mainmise militaire, politique et économique sur la surface de la planète et que la civilisation européenne se haussait aux cimes de son influence, son corps social était déjà rongé par le chancre. Une civilisation au comble de la puissance, dont le rayonnement fait des jaloux à l’extérieur et qui ne convainc plus les majorités de dominés à l’intérieur, est tentée de recourir aux derniers moyens pour se maintenir : la guerre à l’extérieur, la répression à l’intérieur.

La rivalité entre les États européens se convertit en conflits armés dans les territoires où leurs intérêts se heurtaient : en Afrique, en Asie, en Amérique latine. Elle atteignit son point d’orgue en Europe même, où s’engagèrent des guerres dévastatrices : 1870, 1914-1918. Au sein des États, la cohésion sociale s’est émiettée sous le choc d’intérêts antinomiques entre les possédants tout-puissants d’un côté et, de l’autre côté, les travailleurs salariés de mieux en mieux organisés et aguerris. La civilisation européenne qui avait engendré Hegel et le néo-hégélien Marx, accouchait d’un mouvement universaliste, le communisme, qui non seulement reniait tous les piliers fondamentaux de la civilisation-mère, mais souhaitait carrément la chasser de la face de la terre.

Le processus de dégénérescence poursuivit son œuvre jusqu’aux spasmes finaux. La guerre de 1939-1945, dont la guerre d’Espagne de 1936-1939 a été le prélude, a laissé l’Europe exsangue et la civilisation européenne en lambeaux. La décolonisation des années 1950-1960 lui a encore enfoncé un clou. Le fils renégat, le régime soviétique, drageon honni de la civilisation mère, lui non plus n’a pas échappé à la décrépitude. Il s’est écroulé en 1991.

La civilisation européenne, tout comme son rejeton slave, ne se sont pas effondrés sous les coups d’un adversaire plus puissant. Ils se sont disloqués de l’intérieur.

Arrivés en 2022, le regard qui balaie l’horizon ne nous offre que l’image d’un complet délitement. Tout se désagrège, s’effiloche, se dissout. Ne restent que les tours de marionnettes des ténors de la minorité dominante, auxquels nul ne croit, que personne n’écoute, dont les promesses ne font guère illusion, dont on essaie de vivre malgré eux, mais dont les coups de gueule, cela tout le monde le sait, se feront accompagner à brève échéance des vigoureux coups de trique de leurs sicaires.

La démographie flanche. Qui voudrait encore déposer des enfants sur cette Europe où chaque jour la vie devient plus ardue que la veille ? L’économie claudique et prend du retard derrière les autres puissances mondiales. Les finances cachent la banqueroute par des artifices comptables. La diplomatie ne pèse plus guère sur l’arène internationale. Les clivages sociaux deviennent béants et entraînent des protestations qui tournent de plus en plus à l’émeute. La violence débridée est déclenchée contre les protestataires pour maintenir un prétendu ordre public qui n’est que la sécurité de la minorité détestée. L’espérance de vie chute et les nouvelles maladies foisonnent. Les valeurs humanitaires sont jetées aux orties, pourvu que les réfugiés restent en dehors des murs. L’habitat naturel se détériore irréversiblement. Les feux de la guerre s’allument et se multiplient à l’intérieur du territoire européen... N’est-ce pas là tout ce que les eurocrates déclaraient périmé, tout ce qu’ils nous promettaient, la main sur le cœur, faire disparaître à jamais avec l’établissement de l’UE ?

À l’instar du mythe, notre Europe s’évertue à donner le change pour perdurer en tant que reine. Mais chaque jour le miroir lui dévoile impitoyablement les stigmates de sa déliquescence sénile. Avec un soupir d’abattement elle s’en accommode et se résout à extraire tout le jus possible de son rôle subalterne de faire-valoir de la vedette du moment, l’Amérique. Toute honte bue, elle lui tient la chandelle, tout en se résignant à jouer le rôle de puissance vacataire.

La pauvre serait bien avisée de regarder plus loin, car à mesure que le 21e siècle avance, la mignonne Amérique se fane. Elle n’arrive plus à cacher les rides, les pattes d’oie et les bourrelets. Elle semble sur le point de se faire détrôner par la nouvelle sensation, la Chine ressuscitée. La tragique guerre d’Ukraine dévoile sans équivoque la solitude du tandem Amérique et Europe. Hormis les Européens, les Nord-américains, les Japonais et les Chinois de Taïwan, soit moins de 15 % de la population mondiale, nul ne s’est avisé de s’aligner sur les positions de l’OTAN. La majorité, les États représentant 85 % de la population mondiale, toutes sympathies politiques confondues, se tiennent dans un non-alignement prudent, se gardant bien de parier sur le canasson perdant.

L’Europe, devenue pendant un siècle l’« escort girl » de l’Amérique, menait la grande vie, se pavanait dans de beaux atours dans les avant-scènes du monde et pouvait faire illusion. Elle pointait vers la foule un sein fier et agressif, en envoyant ses enfants (jetables) faire le coup de feu dans les steppes asiatiques, les plaines du Moyen-Orient ou la brousse africaine, quitte à les aller repêcher en catastrophe. Que de l’enfumage ! Lorsque la tombée du jour arrivera pour l’Amérique, ce qui n’est peut-être pas si loin, l’Europe se trouvera privée d’un protecteur fortuné. Faute de s’être constitué un douaire à la hauteur de ses ambitions, elle devra solder bijoux et fourrures et, finalement, se couvrir les épaules des oripeaux de la navrante trimardeuse de bas quartier qu’elle est devenue. Elle ne pourra blâmer que soi-même.

Plutôt que de se faire encore des illusions sur la valeur que l’Europe garde aux yeux du souteneur américain, il conviendrait de réécouter l’apostrophe que Washington lui adresse : « Fuck the EU ! » [4]. C’est clair, c’est net, tout y est. Que les eurocrates y fassent la sourde oreille, rien d’étonnant : ils font leur miel autrement. La majorité des Européens, toutefois, devront en prendre la vraie mesure et réfléchir aux moyens de s’émanciper d’une minorité dominante qui les conduit à l’abîme.

(Eduardo Casais, septembre 2022)

[2Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, pp. 29, 30.

[3Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, Pinceton University Press, 2000, pp. 16 et 49. Les témoignages de première main sapent irrémédiablement la légende de l’éternel éclat éblouissant de l’Europe. Au 13e siècle, le Vénitien Marco Polo s’étonne des merveilles de la Chine du Grand Khan (Le livre de Marco Polo ou Le devisement du monde, Paris, Albin Michel, 1955). Au 14e siècle Ibn Battuta décrit les merveilles de la capitale de l’empire du Mali, alors qu’Ibn Khaldun détaillait le faste et l’amour de la culture du souverain Mansa-Moussa (extraits dans Catherine Coquery, La découverte de l’Afrique, Paris, Julliard, 1965). Au 16e siècle, le Portugais Mendes Pinto relève les raffinements des civilisations de l’Orient (Les voyages adventureux de Fernand Mendez Pinto, Paris, Plon 1932).

[4« Fuck the EU ! » ou « Que l’UE aille se faire foutre » : l’aimable déjection verbale jaillit des lèvres sensibles de Victoria Nuland, dont la pugnacité lui valut l’estime de dame Clinton et des galons de sous-ministre dans le gouvernement de Joseph Biden. C’était en 2014 et la candide diplomate s’évertuait à machiner la guerre des EUA contre les Russes par Ukrainiens interposés. Elle estimait, peut-être à juste titre, que les larbins européens n’avaient pas à s’asseoir à la table du maître américain. https://www.theguardian.com/world/video/2014/feb/07/eu-us-diplomat-victoria-nuland-phonecall-leaked-video

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