L’Europe, triste solitude [1/3]

Eduardo Casais

paru dans lundimatin#350, le 12 septembre 2022

Pour comprendre les remous souterrains de notre présent, il est souvent utile se pencher sur le passé.
Dans cet article, Eduardo Casais nous propose de penser à la fois la position de l’Europe, l’attitude de ses institutions, ainsi que ses dispositifs institutionnels et géopolitiques à la lumière de l’époque napoléonienne. au sein d’une réflexion qui prend ses racines à l’époque napoléonienne. L’auteur y décrit l’histoire d’une certaine et grande solitude. « Aussi bien une société où la paix n’a d’autre base que l’inertie des sujets, lesquels se laissent conduire comme un troupeau et ne sont exercés qu’à l’esclavage, ce n’est plus une société, c’est une solitude. » (Spinoza, Traité politique)

Cet article est le premier volet d’un triptyque.

Un songe récurrent

On peut les accuser de bien d’inconvenances, les eurocrates, mais pas de préférer le franc-parler à la tartuferie. Ce n’est pas eux qui se laisseraient aller à confesser la piètre estime dans laquelle ils tiennent les Européens dans les termes crus employés par Napoléon. « l’Europe n’est plus qu’une vieille p.... pourrie dont je ferai tout ce qui me plaira » [1]confiait-il au ministre Fouché, alors en période de disgrâce. Entre ceux-là et l’empereur il y a toute la différence qui sépare le maquereau de salon, dédaigneux mais soucieux de ne pas déprécier son fond de commerce, du chef de guerre hardi que n’arrête aucune circonspection.

Ce sens de la retenue ne les empêche nullement de piller d’abondance dans les idées du malchanceux empereur. Le projet européen de l’UE (Union Européenne) n’est qu’un copié-collé des idées-forces de Napoléon. Écoutons-le.

La scène se déroule dans un cabinet impérial aux Tuileries. On est en 1811, Napoléon s’occupe des immenses préparatifs, afin de porter la guerre en Russie. Fouché, le ministre disgracié, fait part de ses inquiétudes à l’empereur, qui les balaie d’une cinglante apostrophe. « [Vous] êtes trop riches, et [...] ne tremblez pour moi que parce que vouscraignez la débâcle. [Moi,] je veux achever ce qui n’est qu’ébauché. Il nous faut un code européen, une cour de cassation européenne, une même monnaie, les mêmes poids et mesures, les mêmes lois ; il faut que je fasse de tous les peuples de l’Europe le même peuple. »

Les faiseurs de l’UE en ont pris de la graine,dont sont nés la Cour de justice de l’UE et un droit communautaire autonome, à effet direct, primant sur les droits nationaux ; la Banque centrale européenne et une nouvelle monnaie-l’Euro ; la Cour des comptes européenne,un budget européen ;etenfin, la citoyenneté européenne.

Pour serrer la trame de cet ensemble, Napoléon avait songé aux échanges entre les nations. « Je ne regretterai jamais une dépense qui aura pour résultat de faire disparaître l’inconvénient des distances [.] Plus l’Empire est vaste, plus on doit donner d’attention à ses grands moyens de communication. » [2]Les eurocrates s’en sont inspiré pour développer les réseaux de TGV (train à grande vitesse) sillonnant le continent ; pour fomenter les réseaux et les archives numériques permettant de tout saisir instantanément sur toute chose et sur tout le monde sur un terminal informatique ; et pour dresser les plans futuristes d’autoroutes balisées pour y faire circuler les véhicules sans conducteur. Abolies les distances.

Ç’aurait été encore sur l’initiative de l’empereur que des boursiers croates ont pu fréquenter l’École des Arts et Métiers de Châlons-sur-Marne. Une idée qui allait faire des petits à Bruxelles, dont le programme Erasmus d’échanges d’étudiants européens, ou les grands programmes de recherche et développement communautaires CERN, Esprit, etc. ou le processus de Bologne devant conduire à l’harmonisation de l’enseignement supérieur dans l’espace européen.

On s’épuiserait à chercher dans la bâtisse européenne un seul artéfact qui ne se trouvâtin ovodans les rêveries foisonnantes des sires Napoléon, Bismarck ou Hitler. Et pourquoi pas ? Serait-ce un mal rédhibitoire que d’aller piquer de bonnes idées là où elles se trouvent ? On pourra reprocher aux eurocrates de ne pas démontrer des dons remarquables d’invention, mais on leur concédera qu’ils essaient au moins de faire du neuf avec du vieux. C’est peut-être cela l’innovation. Leur brouet aura un goût de réchauffé, mais s’il est nourrissant on le leur pardonnera. À moins que tout cela ne soit qu’un méchant soporifique, pis : un poison. Serait-ce le cas ?

Napoléon en personne nous en fournit la clé. « Depuis mon mariage on a cru que le lion sommeillait ; on verra s’il sommeille. L’Espagne tombera dès que j’aurai anéanti l’influence anglaise à Saint Pétersbourg ; il me fallait huit cent mille hommes et je les ai ; je traîne toute l’Europe avec moi [.] D’ailleurs, qu’y puis-je, si un excès de puissance m’entraîne à la dictature du monde ? N’y avez-vous pas contribué vous et tant d’autres qui me blâmez aujourd’hui, et qui voudriez faire de moi un roi débonnaire ? » [3]

Éloquente inversion des allégations. Ce n’est donc plus pour le bien des européens, pour leur prospérité, pour leur bonheur de vivre, pour leur jouissance sur terre qu’il faut bâtir les routes et canaux, développer de nouveaux moyens de communication, promouvoir une même monnaie, un même code de lois, une nationalité commune, voire engager quelques batailles par-ci,par-là. Au contraire. Tout cela, il faudra s’en acquitter à la seule fin de « traîner toute l’Europe » derrière et de s’en servir comme d’un marchepied pour monter « à la dictature du monde ». Ce n’est pas Napoléon au service de l’Europe, mais celle-ci auservice de la destinée napoléonienne. Belle franchise.

Du coup le bouillon napoléonien prend un sacré mauvais goût. Celui d’un philtre hypnotique, agissant insidieusement pour maintenir les populations européennes dans un état d’asservissement hallucinatoire, ordonné, docile, volontiers prêtes à devenir l’agneau sacrificiel. Bismarck et Hitler s’en seront bien inspirés dans leurs essais de réalisation de la chimère récurrente d’une Europe universelle, impériale, dominatrice de la tourbe intérieure et desbarbares extérieurs.

La minorité dominante de l’UE brûlait de tenter à son tour la réussite là où ces précurseurs avaient fait naufrage. Sans comprendre que les convulsions de 1914-1918 et de 1939-1945, suivies des décolonisations de 1950-1960 étaient lessymptômes objectifs de la désagrégation avancée de la civilisation européenne. Le fiasco franco-britannique de 1956 à Suez devait signaler la fin des illusions. Washington et Moscou ont tapé sur la table et les fringants Européens se sont dépêchés de ramasser leurs bardas pour rentrer cois au foyer. Impossible d’édifier un État européen avec des parpaings décomposés et des ciments pourris. À moins de…

À moins de s’arrimer solidement au prétendu ensemble atlantique, une périphrase pour désigner les États-Unis. Chose faite sur le plan de l’économie, de la techno-science, de la géopolitiqueet même de la culture.

Le Plan Marshall américain a rendu ses couleurs à l’économie européenne, la rendant capable de se glisser en haut du ranking dès les années 1960. L’installation en Europe desfiliales demultinationales américaines ont stimulé les transferts de technologie,ouvrant la voie à la mise à niveau des techniques européennes. Au début du 21esiècle, l’Europe se berçait encore d’illusions sur son potentiel pour devenir l’acteur économique numéro un mondial.

Sur le plan politico-militaire l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord) a progressivement mis sous perfusion pratiquement toute l’Europe, y compris la France initialement rénitente, l’autorisant à continuer de se rêver en puissance mondiale. Il y a plus d’un siècle, Cecil Rhodes [4], depuis sa Colonie du Cap, harcelait Londrespour que rien ne soit négligé afin d’étendre l’empire britannique à toute la planète, car la « première race au monde », la sienne, la britannique bien entendu, devait régner universellement. À son instar, l’Europe remet entre les mains des États-Unis la responsabilité de faire régner l’« homme occidental » sur la terre globalisée, en étendant l’Atlantique géopolitique, l’OTAN, à toutes les mers et à tous les territoires du globe.

Sur le plan de la culture, le capital culturel américain, langue, arts, pensée officielle, paradigmes religieux et philosophiques, s’est rapidement substitué à l’européen. « Le « fait américain » est devenu rapidement un des éléments de la réflexion européenne [...] Une culture européo-américaine –une « culture atlantique » – apparaît ainsi comme la conséquence moderne de la projection de l’humanisme européen dans l’espace atlantique. » [5]

Aussi, l’expression « civilisation occidentale » a-t-elle évincé la vieille « civilisation européenne ». Partout où l’on se penche sur le présent, la « civilisation européenne » est devenue chose du passé relevant des livres d’histoire.

Quelle ironie de voir L’Europe se laisser emporter dans le mirage d’une « seconde vie » qui lui fût accordée par une civilisation non-européenne !

En acceptantde ne plus être européenne, pour devenir atlantique, voire occidentale, l’Europe se mue en domestique. À l’exemple des animaux domestiques, elle pourrait choisir la leçon du chat, qu’on appelle d’un affectueux « minou » ou « mimi »et qu’oncaresse avecvolupté, mais qui garde toujours son quant-à-soi, plutôt enclin à répondre d’un coup de griffe aux plus tendres chatteries. L’Europe lui préfère le « médor », le chien qu’on siffle, qu’on gratifie d’un coup de pied, à qui on fait mener « une vie de chien »mais qui reste toujours avide d’une main à lécher ou d’un bâton à ramener au maître.

Les eurocrates eussent intérêt à feuilleter les classiques européens, Swift, par exemple. Dans les instructions aux domestiques, il avertit la femme de chambre qu’« il est plus que probable que [le] mari sera amoureux de vous, quand bien même vous ne seriez pas de moitié aussi jolie que son épouse. Dans ce cas, tâchez de lui soutirer le plus d’argent et de cadeaux qu’il vous sera possible, et ne lui accordez pas la moindre privauté, pas même un serrement de main, sans qu’il y glisse la pièce […] ne cédez rien sans vous débattre beaucoup et sans le menacer d’appeler ou de le dire à votre maîtresse » [6].

Voilà noué le drame de la femme Europe en domestique accorte et de l’Oncle Sam en patron libidineux. Dans la sphère de la vie publique on eût parlé de Realpolitik : comment gérer les rapports dissymétriques entre un État puissant et l’allié subalterne. Plutôt que de s’aventurer dans cette jungle hasardeuse, on inviterait les diplomates à bien vouloir chercher les moyens de traduire en actes politiques les conseils avisés du vieux Swift.

Pour comprendre comment la belle du mythe a pu devenir la morne concubine du roi du monde il n’y arien d’autre à faire quela lecture des poètes classiques. Leurs théogonies éclairent bien des mystères.
Faudra y faire un petit tour.

(Eduardo Casais, septembre 2022)

[1Mémoires de Joseph Fouché, duc d’Otrante, ministre de la Police générale, 2e partie, pp. 113, 114, Le Rouge, Paris, 1824.https://archive.org/details/mmoiresdejoseph00foucgoog/page/n119/mode/2up?q=me+faut+un+code+europ%C3%A9

[2Lettre de Napoléon à Gaudin, 27 mars 1806.https://www.napoleon-histoire.com/correspondance-de-napoleon-mars-1806/6/

[3Mémoires de Joseph Fouché, duc d’Otrante, ministre de la Police générale, 2e partie, pp. 113, 114, Le Rouge, Paris, 1824.https://archive.org/details/mmoiresdejoseph00foucgoog/page/n119/mode/2up?q=me+faut+un+code+europ%C3%A9

[5Claude Delmas, Histoire de la Civilisation Européenne, P.U.F. Paris, 1964, p.115.

[6Jonathan Swift, Conseils aux domestiques, in Humour, ed.Connaître, Geneève, 1953, p.236.

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