L’Empire est un chaos, l’Empire est parano

Notes sur la nature de la crise présente et la manière de s’y attaquer
Serge Quadruppani

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#329, le 7 mars 2022

A peine l’alarme-Covid commençait-elle à se calmer que retentissaient les sirènes de la guerre. On peut interpréter cette coïncidence comme un enchaînement délibéré manigancé par les Maîtres du Monde et destiné à asseoir un peu plus leur pouvoir, ou essayer de comprendre cette succession comme la manifestation d’une continuité, comme la réapparition sous une autre forme de ce qui oriente l’action des dirigeants bien davantage qu’ils ne l’orientent : une convergence de crises derrière lesquelles se trouve la crise du mode de production capitaliste. Crise de la biosphère, crise de gouvernance, crise des échelles de souveraineté : ce qui lie toutes ces crises c’est peut-être une crise générale de la seule vraie richesse, les relations humaines.

La « crise sanitaire » a peut-être été d’abord une crise du sens et de la sensibilité. Il ne s’agit pas de psychologie. Ou en tout cas, les catégories de la psychologie à elles seules ne peuvent rendre compte de la difficulté croissante des humains à se mettre en relation pour produire leur propre vie.

Que le retour de la guerre en Europe ait été décidé par un homme qui donne un sens particulièrement impressionnant à la notion de distanciation sociale n’est sûrement pas anodin. Ce spectacle follement caricatural mais volontairement mis en scène, d’un chef seul parlant à ses subordonnés perdus au bout d’une table interminable en dit certes beaucoup sur le psychisme du despote, sa peur maladive de la maladie, sa phobie du contact. Elle explique sûrement en partie qu’il ait pu à ce point se blinder dans une vision du monde si manifestement décalée, non seulement de celle de l’Occident, mais aussi de celle de la majorité de ses concitoyens. Car combien de Russes croient vraiment à ses fariboles sur l’Eurasie, la supériorité de l’homme russe, combien adhérent à son goût de la guerre ? [1] Sans doute pas plus que de soviétiques qui, dans les années 80, croyaient au discours officiel « socialiste » toujours tonitrué. On a évoqué la notion de Chinamérique pour décrire la continuité civilisationnelle entre les deux superpuissances qui dominent le monde, mais on pourrait aussi bien parler de Russamérique pour désigner l’adhésion de larges fractions des populations russes à une société de consommation extractiviste stimulée par une technoscience en roue libre.

Paradoxe d’un rêve qu’éclaire la lumière d’une étoile agonisante : en Russie comme ailleurs, dans cette classe moyenne sur laquelle le capitalisme contemporain a tout misé (et qui prend maintenant, quand elle peut, le train pour la Finlande), on veut être américain. Ou plutôt, on veut être comme les américains se présentaient au monde avant que l’American Dream entre dans une crise qui pourrait bien être terminale, c’est-à-dire qu’on se veut consommateur de produits et de signes mondialement considérés comme désirables, avec juste, pour chaque peuple, quelques particularités nationales en plus (le kébab plutôt que le hotdog ici, l’homophobie plutôt que la gay pride là, mais des smartphones pour tous). Que ce rêve ait commencé à se brouiller sous les coups des insurrections qui depuis 2011 montrent sur quelles insupportables dominations il repose fait partie du problème qui se pose aujourd’hui aux gouvernants, dont beaucoup sont désormais en quête d’une mythologie de rechange. Pour un Poutine, profondément allergique aux soulèvements des peuples, derrière lesquels son imaginaire de kagébiste ne peut concevoir que des manœuvres de services concurrents, les insurrections ont été autant de raisons de consolider sa bulle. Les yeux de Chimène que Trump a pour le petit tsar, l’admiration que lui manifestent constamment depuis des décennies tant de gouvernants et aspirants gouvernants européens en disent beaucoup sur la perte de sens (le « manque de vision », dans leur patois) du personnel politique, et sa propre incapacité à sortir de sa bulle, de ses bulles. Si l’hallucination idéologique dans laquelle vit Poutine a pu prendre une consistance telle qu’il l’appuie maintenant sur la menace nucléaire, c’est sans doute aussi parce qu’en vingt ans, quelque chose s’est produit, un mouvement de déréalisation qui a emporté tout un chacun, vous et moi compris. L’idéologie grand-russe réactionnaire poutinienne est contemporaine de la vérité alternative de Trump et de QAnon, des fantasmes complotistes sur le Grand Remplacement ou le vaccin-5G. Les unes et les autres sont l’aboutissement d’une évolution commencée bien avant la « crise sanitaire », mais cette dernière a beaucoup fait pour accroître leur prégnance. Au-delà du syndrome classique d’un dictateur qui, à force de ne s’entourer que de médiocres et de béni-oui-oui, perd le contact avec le réel, ce que les longues tables de Poutine manifestent, c’est le triomphe de l’individu capitaliste de l’ère numérique, connecté au monde entier mais seul dans sa bulle. La pathologie inhérente à cette situation, nous la connaissons tous d’autant mieux qu’elle a été portée par les gestions de la pandémie à un niveau inédit, dans son intensité comme dans son universalité : la parano.

Quoique le geste ne manquerait pas d’une mégalomanie loufoque à la hauteur d’une Histoire qui donne l’impression d’avoir perdu la boule, on ne prétendra pas ici poser un diagnostic psychiatrique à l’échelle de la planète. Bornons-nous à relever quelques analogies pour voir ce qu’on peut en faire. Le prochain qu’il convient de maintenir lointain, l’autre perçu comme un danger mortel dont il faut d’urgence se protéger en multipliant les dispositifs de séparation : ce que nous avons vécu depuis deux ans n’a pu qu’accroître une tendance lourde de la société numérique, avec sa séparation des corps, et son hyperconnexion à un mixte de réel et de fiction en proportions indécidables. Pandémie et Internet se sont alliés pour produire en masse un type de personnalité caractérisé par « une méfiance envahissante, fréquemment associée à un style impersonnel hostile, une hypersensibilité à la critique, des croyances rigides et inadaptées sur les motivations d’autrui », « la surestimation de soi » se manifestant « par des sentiments d’orgueil et de supériorité avec obstination et intolérance envers l’opinion d’autrui » [2]. Pour peu que vous ayez un peu fréquenté les milieux radicaux, cela vous rappellera forcément quelque chose…

La critique du vieux monde ne peut se construire sur les affects toxiques qu’il produit. Rejeter la paranoïa qui sourd des rapports sociaux capitalistes doit être le premier mouvement de quiconque veut les défaire. Quand on déteste, en gros et en détail, l’univers de la guerre de tous contre tous, quand on prend contre lui ce parti de l’amitié et de la richesse des relations humaines qui s’appelle le communisme, cela devrait être évident : dans un monde de paranoïaques, ce sont les paranoïaques qui ont tort.

Les uns passant avec armes de la critique et bagages intellectuels du côté du complotisme, les autres poussant leur rejet de l’Occident jusqu’au campisme pro-poutinien, combien en avons-vous vu s’éloigner, des amis ? Des amis au sens de A nos amis et des amis tout court ?

Mais cette crise de l’amitié que nous vivons ne tient pas qu’à des dérives affectives, elle découle aussi de la difficulté à garder un langage commun, à concevoir ensemble ce qui nous arrive. Il est vrai que dans leur collision avec un réel opaque et magmatique, nos concepts ont montré qu’ils avaient bien besoin d’une révision.

L’Empire, en pire

La Chinamérique étant son incarnation contemporaine la plus convaincante, la notion d’Empire avancée par Negri nous semblait utile pour rendre compte de l’unité du monde autour de la civilisation capitaliste, caractérisée à la fin du XXe siècle par le déplacement des attributs de la puissance du niveau national à des entités planétaires. La guerre en Ukraine est l’occasion de constater que cet équilibre des échelles de puissances est en constant réaménagement [3]. Comme le dit la meilleure analyse dans la grille marxiste qu’il m’ait été donné de lire : « Si, jusqu’à récemment, l’ancien ordre mondial du leadership absolu des États-Unis était déjà moribond, tandis qu’un nouvel ordre n’émergeait pas, il semble maintenant que quelque chose de nouveau doive s’imposer. Bien sûr, les allégeances et affinités étaient déjà en place auparavant : États-Unis/Europe d’un côté et Chine/Russie de l’autre. Cependant, une décision est maintenant prise. On ne peut plus hésiter ou chercher des solutions de compromis. Par conséquent, les alignements vont maintenant assumer la logique typique de Carl Schmitt d’ami contre ennemi, se cristallisant sans ambiguïté. Et si, comme nous l’avons dit, une telle décision était déjà une possibilité ouverte à partir de la dynamique conjoncturelle et structurelle, les États-Unis et la Russie ont délibérément joué au cours des derniers mois un jeu de scène qui leur a permis à tous deux de consolider, au forceps, la nouvelle « guerre froide » sous leurs directions, au moins sur le plan militaire. » On ajoutera que, tandis que le leaderhip occidental se réaffirme sans conteste autour du pôle étasunien, à l’Est, il y a de fortes chances que l’expédition coloniale de la Russie (suivant la dénomination d’un autre groupe marxiste) se conclue par une plus grande dépendance russe aux achats de la Chine et à l’expansion de cette dernière en Sibérie : l’homme fort de la Russie éternelle, répétant le geste inaugural de son règne accompli il y a 20 ans aux dépens des tchétchènes, ira « buter les ukrainiens jusque dans les chiottes », mais ce sera, en dépit de ses roulements de mécanique, au profit principal de Xi Jinping. Dans ce cadre d’affrontement des Blocs, où l’on voudrait qu’on se détermine suivant la logique schmittienne, sans doute n’est-ce pas par hasard si une analyse pertinente de la misère intellectuelle du campisme vient d’une militante ouïgoure  :

« J’en peux plus de ce racisme occidentcentrique selon lequel il n’existe que l’impérialisme occidental contre lequel les géants asiatiques se battent. Pire encore, la Russie de Poutine serait devenue impérialiste pour contrer l’impérialisme occidental. Donc pour eux, les pays colonisés par la Russie, par la Chine, n’existent même pas, n’ont donc aucun droit pour protéger leur territoire et leur souveraineté face à leurs anciens bourreaux, anciens colonisateurs. C’est du racisme ! C’est de la défense du colonialisme, de l’impérialisme non occidental ! Parce que, selon cette idéologie, la Russie et la Chine ne sont pas impérialistes, pire, elles sont ennemies de l’Occident, alors forcément elles sont les victimes. Les anciennes ou actuelles colonies de ces impérialistes non occidentaux sont complètement effacées par ces idéologues occidentcentriques. Dans leurs analyses de haut niveau, l’Ukraine et son droit à la souveraineté n’existe pas, car l’impérialisme occidental représenté par l’OTAN n’a pas tenu sa promesse et que voilà maintenant la Russie est obligée de se protéger. Hé Ho ! L’Ukraine n’appartient ni à l’Occident ni à la Russie et la guerre se passe chez eux !!! l’Ukraine a le droit de décider toute seule et de choisir elle-même ses alliés, ce n’est ni à vous, ni à la Russie, ni à l’Otan de lui dicter. C’est vraiment désolant, rageant, car vous nous enterrez, vous nous envoyez, vous nous condamnez à rester invisibles, à rester colonisés par l’impérialisme non occidental. Il y en a qui continuent de le faire par ignorance, d’autres par idéologie anti-occidentale. Mais l’un ou l’autre, tous pareils, c’est une idéologie raciste et pro-coloniale. »

En l’absence d’insurrection à laquelle nous pourrions tenter d’apporter un soutien, la géopolitique n’est jamais que le champ de notre impuissance, pour lequel nous sommes condamnés au commentaire. Mais l’impuissance ne nous est pas réservée, puisqu’en réalité, la maîtrise des maîtres du monde est toujours plus incertaine. Le facteur individuel peut, le cas poutinien en est un excellent exemple, jouer un rôle que les prétendues lois de l’histoire n’avaient pas prévu. La complexification et l’interdépendance caractéristiques de l’étape actuelle du capitalisme introduisent dans notre présent une quantité nouvelle d’avenir inconnu, comme le montre le bruit qui a couru à un moment sur un nuage de particules nucléaires qui aurait été soulevé par l’attaque russe sur Tchernobyl. Si le bruit avait été fondé, le vent d’Est nous aurait amené à la maison un retour d’Histoire que personne n’avait prévu. Nous ne sommes pas à l’abri de ce genre de surprises et même, tout porte à croire que leur probabilité augmentera avec le temps, au rythme des déluges de bombes. Nous vivons dans un monde où, en dépit de tous les fantasmes complotistes, la maîtrise des événements échappe souvent et échappera de plus en plus souvent aux gouvernants comme aux gouvernés. L’Empire du capital n’est pas un monde pyramidal unifié, c’est un chaos de plus en plus instable.

Le ton, le tact

Quand un ami, traducteur et poète délicat, à qui j’envoie l’appel au secours d’une amie ukrainienne demandant des médicaments et des garrots me répond : « je ne participe pas aux exercices de propagande », comme il est au même niveau que moi de (mé)connaissance du dossier ukrainien, je vois là un signe que le flux contemporain d’images et de news plus ou moins fake s’est rajouté aux vieilles carapaces idéologiques pour endurcir les cœurs. Pour revenir au socle de sensibilité sur lequel nous devons construire notre critique du monde, le rejet de la paranoïa ne suffit pas : il me semble qu’un sentiment positif comme la solidarité pour celles et ceux qu’agressent les puissances devrait être un réflexe minimal. Comme je l’ai écrit à un autre ami : « Je suis solidaire des peuples, du peuple serbe quand il était sous les bombes de l’Otan, du peuple kurde sous les bombes turques, du peuple syrien sous les bombes d’Assad et des Russes, des Ukrainiens sous les bombes russes, comme je l’ai été des Vietnamiens et des Irakiens sous les bombes US (pour les bombes françaises des guerres coloniales, j’étais trop jeune). Aujourd’hui, je suis solidaire de celles et ceux qui fuient comme de celles et ceux qui résistent, et je ne crois pas que c’est en répétant en boucle c’est la faute à l’Otan que je vais leur prouver ma solidarité. En réalité, je ne peux pas grand chose pour leur prouver ma solidarité, mais je préfère éviter de répéter les vieux mantras anti-impérialistes qui, si les Ukrainiens les entendaient, les rendraient soit fous de colère, soit encore plus démoralisés qu’ils ne le sont. Si c’est tout ce que nous avons à leur dire, alors, je suis désolé mais heureusement pour eux que nous autres, révolutionnaires occidentaux, dans cette période, nous ne comptons pour rien. »

C’est un tropisme qui aura joué des tours à beaucoup d’entre nous : l’obsession du « Que Faire ? ». Quand l’Evénement survient, il faudrait savoir très vite quoi en penser, et quoi faire pour contrer l’Ennemi. En réalité, parfois, il faut savoir accepter la réalité, c’est à dire qu’on ne compte pour rien. Et prendre le temps de comprendre pour redevenir quelque chose. C’est pourquoi, on peut trouver particulièrement insupportable l’adoption-réflexe, trop fréquente encore en milieu radical, d’une posture arrogante qui nous a déjà joué trop de tours. Le ton hautain, le goût de la provocation et du scandale, vieille tradition française héritée des surréalistes et des situs, dont les errements d’un Debord sombrant dans les idioties complotistes sur l’Italie des années 70 aurait dû nous dégoûter définitivement, combien de temps encore allons-nous encore les voir réapparaître ? L’incertitude des temps m’aura au moins apporté ceci, que je ne supporte plus ceux (ici le masculin l’emporte indubitablement sur le féminin) qui ont le mépris facile. Il faut être économe de son mépris, le réserver aux ennemis véritables que sont les gouvernants, comme il faut éviter de chercher à tout prix une forme de distinction et de contre-pied de l’idéologie dominante. La déconstruire ne consiste pas à dire l’inverse de ce qu’elle dit. Les machinations sont-elles l’explication dernière de la pandémie et de la guerre ? Il y a des manières d’aborder le réel qu’il serait suicidaire de ne pas laisser à l’extrême droite.

En réalité, ce dont nous avons besoin aujourd’hui plus que jamais, y compris pour penser la guerre en cours, c’est du sens du contact sensible avec les êtres, et c’est aussi l’intuition des points pour où il convient de saisir le réel. En un mot, ce dont nous avons besoin, c’est de tact :

Dans cette époque, il faut considérer le tact comme la vertu révolutionnaire cardinale, et non la radicalité abstraite ; et par « tact » nous entendons ici l’art de ménager les devenirs-révolutionnaires. (Comité Invisible, A nos amis, P. 148, 2014)

C’est inévitable : on reviendra là-dessus.

[1Cf., sur la personnalité de Poutine et sa bulle idéologique, l’interview de Michel Eltchaninoff, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud, 2015) dans le L’Obs : https://www.nouvelobs.com/guerre-en-ukraine/20220303.OBS55206/poutine-croit-intimement-a-la-superiorite-de-l-homme-russe.html#

[2Patrick Le Bihan, Michel Benézech, « Personnalité paranoïaque », in Julien Daniel Guelfi, Frédéric Rouillon, Luc Mallet, (sous la direction de) Manuel de Psychiatrie, 4e édition, pp.393-394

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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