Je n’oublierai jamais le printemps 2023. Pas parce que c’était ma première fois à Marseille, ni pour la mer, ni pour un nouvel amour. Ce printemps-là, les manifestations contre la réforme des retraites qui ont touché toute la France ont été accompagnées d’une grève des éboueurs, provoquant un amoncellement d’ordures pendant des semaines, mêlé aux restes de poubelles calcinées. Dans ce contexte, dès que l’on sort d’un petit bar du Cours Julien un samedi soir, on remarque immédiatement cet amas informe de sacs poubelles qui nous surplombe, atteignant le haut du mur de la cour voisine.
Et alors que nous regardons les poubelles, il arrive. Il est certainement dans une brume alcoolique plutôt épaisse. Il décide que le tas d’ordures est la toilette publique parfaite, malgré le fait qu’il se trouve littéralement au milieu de la rue. Une fois qu’il a terminé, quelque chose s’allume en lui. Il commence à escalader le tas d’ordures jusqu’à ce qu’il atteigne le sommet du mur, où il se lève. Encore une fraction de seconde et avant que l’on s’en rende compte, il saute, criant de joie et atterrissant sur le dos dans les sacs d’ordures au contenu indéfini — ces mêmes sacs sur lesquels il vient de pisser.
Il est là, les bras ouverts, et il rit. L’ange des poubelles de Marseille.
Les déchets comme symbole. Processus identitaires et altérisation
Les déchets (et, plus généralement, des stéréotypes à connotation traditionnellement négative) jouent un rôle important dans la construction de processus identitaires en réponse à l’avancée de changements sociaux tels que la gentrification à Marseille. Les ordures et la saleté, sont depuis des années des éléments qui ont contribué à construire la réputation peu positive de Marseille (bien que l’on puisse argumenter sur le fait qu’il s’agit d’un prétexte pour masquer des problèmes systémiques extrêmement profonds dans les grandes villes françaises, tels que le racisme et le classisme, qui voient Marseille comme l’épicentre parfait pour ce type de discours).
Cependant, on assiste depuis peu à une réappropriation de ces éléments : si les déchets ont toujours été au cœur de la définition de la ville, ses habitants décident aujourd’hui de donner à cette centralité une connotation positive. Si, à première vue, on peut se demander “pourquoi les déchets, les cafards et les rats ? Pourquoi ne pas se concentrer sur d’autres aspects de l’identité marseillaise ?”, il faut se rendre compte que cette revendication n’est pas apparue dans le vide, mais dans un contexte où la spéculation immobilière et la gentrification entraînent une hausse des loyers et du coût de la vie. Comme dans beaucoup d’autres villes européennes, l’expansion des locations touristiques génère un changement dans la géographie urbaine, avec la prolifération de commerces qui répondent à ces nouvelles cibles en termes de produits, d’esthétique et de prix.
On comprend donc que la revendication identitaire s’appuie sur certains éléments spécifiques. Marseille veut mettre en avant ce que ces changements cherchent à masquer, en mettant en œuvre une résistance fondée sur la séparation nette entre la collectivité marseillaise et l’individualisme néolibéral lié au tourisme de masse et à l’embourgeoisement de la ville. Cela a été particulièrement évident lors du carnaval indépendant de la Plaine 2023, dont le thème était “Feu à la Spécu”. Des gens déguisés en cafards, en rats et en sardines hors de prix, des dragons fabriqués à partir de valises, des pancartes et des affiches contre l’entreprise mondiale AirBnB [1] : tous les participants se sont rassemblés dans une marche qui s’est terminée par un grand feu de joie pour protester contre le tourisme inconscient et irresponsable, la gentrification et l’augmentation du coût de la vie.
Le message est clair : laissez-nous nos déchets, laissez-nous notre identité. Ces revendications s’inscrivent dans un processus plus ou moins inconscient d’altérisation, c’est-à-dire “la construction et l’identification du soi ou du groupe d’appartenance et de l’autre ou du groupe d’exclusion dans une opposition mutuelle et inégale en attribuant une infériorité relative et/ou une aliénation radicale à l’autre/au groupe d’exclusion” (Brons 2015). En utilisant ce concept, il est plus facile de comprendre comment la communauté activiste de Marseille revendique non pas tant la saleté en tant que telle, mais en tant que symbole des caractéristiques normalement rejetées par les processus de gentrification et de redéveloppement urbain. Il est particulièrement intéressant de noter, en même temps, comment la composante hiérarchique typique des processus d’aliénation (dans lesquels le groupe extérieur est considéré comme subordonné au groupe intérieur) est renversée afin d’atteindre le résultat souhaité. Les Marseillais ne revendiquent pas leur supériorité à l’extérieur, mais font appel à des caractéristiques considérées comme négatives et, dans l’esprit général, inférieures, dans le but de créer une séparation radicale avec le groupe d’exclusion. Les caractéristiques négatives de ce groupe, bien que conceptuellement existantes, sont principalement intégrées dans l’impact potentiel qu’elles pourraient avoir sur la société marseillaise : ainsi, pour concrétiser les processus d’aliénation, il est plus pratique de se concentrer sur les caractéristiques visibles et revendiquées de l’in-group.
Le fort activisme de Marseille sur ces questions semble donner l’image d’une ville dévastée par des changements irréversibles et d’une identité communautaire gravement menacée. Pourtant, la gentrification à Marseille est un processus difficile à définir.
Marseille et la gentrification
Le concept de gentrification a été introduit en 1963 par Ruth Glass pour définir “les processus par lesquels des quartiers centraux autrefois populaires sont profondément transformés par l’arrivée de nouveaux habitants appartenant aux classes moyennes et supérieures”. Cependant, lorsqu’on tente d’appliquer cette définition spécifique à Marseille, on se heurte à un premier obstacle structurel : la géographie urbaine spécifique de la ville. En effet, depuis le XVIè siècle, les élites économiques et politiques locales ont préféré s’installer dans les quartiers sud de la ville, laissant l’espace du centre à la population immigrée et moins aisée [2]. Cela a conduit à la création de ce que Cusin (2016) appelle un modèle inverse centre-périphérie, dans lequel le centre est considéré comme moins valorisé et moins développé que les périphéries. Ce modèle urbain spécifique rend la réalisation des processus de gentrification plus lente et plus complexe, malgré les efforts évidents de redéveloppement déployés par la ville.
Un autre facteur contribuant aux processus de gentrification est l’augmentation du nombre du locations touristiques et l’impact qu’ils ont sur le marché de la location. La décision de louer aux touristes ou de vendre à des personnes ayant un pouvoir d’achat plus élevé (souvent originaires d’autres villes françaises ou de l’étranger) fait qu’il est difficile pour les résidents locaux de louer ou d’acheter dans des endroits auparavant considérés comme abordables, tels que Le Panier et le Cours Julien. Outre le facteur économique, l’augmentation des locations touristiques a également un impact sur le tissu social et communautaire des quartiers : les propriétaires sont incités à convertir leurs propriétés en locations à court terme plutôt qu’en locations à long terme, ce qui fait que certains quartiers ont des propriétés vacantes à certains moments de l’année. Cela affecte la vitalité et le dynamisme des quartiers et risque de créer un sentiment de perte de communauté, dont Le Panier est l’exemple le plus emblématique : d’un quartier ouvrier, il est devenu le centre de locations touristiques et d’activités commerciales et artisanales dont les prix ne plaisent certainement pas au Marseillais moyen.
Prendre conscience de ces changements et dire en même temps que la gentrification à Marseille n’existe pas semble donc une contradiction, puisqu’il est indéniable que nous assistons à des processus de changement du tissu urbain qui conduisent à une augmentation des inégalités économiques, de la précarité et des problèmes d’accès au marché du logement. En même temps, cependant, il y a des chercheurs comme Mateos Escobar (2017) qui affirment que le processus de gentrification à Marseille a rencontré tellement d’obstacles que ses conséquences prévues (dont la plus pertinente est certainement le déplacement des populations moins aisées qui vivent actuellement dans l’hypercentre de Marseille) ne sont pas pertinentes d’un point de vue purement statistique. Prenons par exemple les réaménagements de la Friche de La Belle de Mai ainsi que ceux réalisés dans le cadre du projet Euroméditerranée : ces formes de gentrification n’ont pas nécessairement conduit à des changements systémiques au niveau du tissu social (Mateos Escobar 2017).
Il ne faut pas éluder la raison de l’échec de ces tentatives : tout simplement, l’idée de vivre à proximité des populations défavorisées et immigrées ne séduit pas ceux qui disposent de ressources économiques suffisantes pour déclencher un processus de gentrification en tant que tel, c’est-à-dire un processus irréversible qui conduirait à la disparition de populations historiques au profit d’habitants au capital économique ou financier plus riche (Géa & Gasquet-Cyrus 2017). Il est évident que la perception du tissu urbain et militant de Marseille diffère des données statistiques : comme l’affirme Cassely (2018), nous sommes confrontés au “paradoxe d’une ville qui aura vu un mouvement anti-gentrification précéder par sa vigueur le phénomène qu’il est censé combattre”. Données concrètes ou non, c’est la perception de la population qui compte. La perception est une expérience corporelle, vécue, qui se déroule en relation avec le monde et dans laquelle l’environnement dans lequel elle se déroule est un participant actif à la formation de nos expériences perceptives (Merlau-Ponty, 1945). La perception va au-delà du moment présent et comprend un ensemble de significations et de possibilités permettant d’interpréter la réalité — et en même temps de la créer, puisque l’interprétation de la réalité n’est pas moins concrète que les éléments factuels qui la composent. En tenant compte de cela, il est donc possible de comprendre la volonté de la population marseillaise de continuer à protester contre les changements systémiques qui semblent pointer vers des politiques urbaines néolibérales.
Cette réflexion a trouvé une muse improbable dans l’ange des ordures du Cours Julien. Alors que la ville connaît des mutations urbaines et sociales, ses habitants se raccrochent à des éléments souvent considérés comme négatifs, tentant de préserver la vitalité et l’authenticité de Marseille. La lutte n’est pas seulement menée contre la hausse des prix des loyers, mais contre une idéologie qui menace d’éroder le tissu social de la ville. La gentrification à Marseille se heurte à une géographie urbaine et à une histoire qui a façonné les quartiers et les identités différemment des autres villes européennes. Bien que les données statistiques puissent suggérer le ralentissement des processus de gentrification, la perception de la population est le véritable test : à Marseille, la gentrification est souvent perçue comme une menace à l’essence même de la communauté. Dans ce contexte, l’ange des ordures devient l’emblème d’un peuple qui embrasse son identité, même celle qui est considérée comme “sale” ou “indésirable”. Alors que la ville fait face à l’avenir, l’ange continue de rire dans les sacs, nous rappelant que la résistance est un acte symbolique mais puissant qui défie les forces d’un changement irréversible, et que la véritable beauté de Marseille réside dans son authenticité sauvage.
Références :
- Bacqué, M., et Fijalkow, Y. 2006. « Introduction. Gentrification : Discours et politiques urbaines (France, Royaume-Uni et Canada) », Sociétés contemporaines, vol. 63, n° 3, p. 5-13.
- Brons, L. 2015. « Othering, An Analysis. Transcience », Journal of Global Studies, vol. 6, p. 69-90.
- Cassely, J. 2018, « Marseille, la ville qui résiste encore et toujours aux « gentrifieurs » », Socialter, 28 octobre 2018. URL : https://www.socialter.fr/article/marseille-la-ville-qui-resiste-encore-et-toujours-aux-gentrifieurs-1
- Cusin, F. 2016. « Y a-t-il un modèle de la ville française ? Structures urbaines et marches Immobiliers », Revue française de sociologie, vol. 57, p 7-129.
- François, C. , Vacher, K. et Valegeas, F. 2021. « Marseille : les batailles du centre-ville », Métropolitiques. 29 novembre 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Marseille-les-batailles-du-centre-ville.html
- Géa, J. et Gasquet-Cyrus, M. 2017. « Introduction. Approche sociolangagière des changements urbains et de la gentrification à Marseille », Langage et société, vol. 162, n° 4, p. 9-19.
- Glass, R. 1963, Introduction to London : aspects of change. London : Center for Urban Studies.
- Mateos Escobar, D. 2017. « Le processus de gentrification rend-il compte des dynamiques de peuplement des quartiers centraux de Marseille ? », Langage et société, vol. 162, n° 4, p. 47-51.
- Merlau-Ponty, M. 1945. Phénoménologie de la perception, Paris : La Librairie Gallimard
Lucrezia Giordano est une chercheuse et journaliste indépendante spécialisée dans les migrations, le genre et la transformation des espaces urbains. Avec une formation en anthropologie et en études internationales, elle mène des enquêtes approfondies et publie dans des médias tels qu’Acta Humana, SSRN, et El Mundo. Son travail combine analyse critique et narration immersive pour explorer les dynamiques sociales et politiques contemporaines.