Kamel Daoud, le fabulateur et les classes décadentes – 2e partie

Yazid Ben Hounet

paru dans lundimatin#452, le 19 novembre 2024

La semaine dernière, le chercheur Yazid Ben Hounet revenait sur le succès littéraire de Kamel Daoud. Depuis, de nouvelles informations sont venues d’Algérie qui jettent une lumière nouvelle sur ce Goncourt.

Comme beaucoup d’Algériens, j’ai été touché par le témoignage de Saada Arbane et de son époux (télévision privée algérienne ONETV, vendredi 15 novembre 2024).

Originaire de la région d’Oran, j’y ai vu et entendu beaucoup de sincérité dans leur récit – notamment dans le langage utilisé, dans certaines références à la ville d’Oran (lycée Lotfi, cité Hasnaoui), dans certains détails.

Une collègue oranaise m’a par ailleurs confirmé certains éléments concernant l’épouse de Kamel Daoud.

J’ai aussi ressenti beaucoup de sympathie pour ce couple adorable qui détruit, à lui seul, tous les clichés que Kamel Daoud véhicule sur la femme et la société algérienne.

Et puis, j’ai essayé de recouper les informations. Jusqu’à tomber sur cet article :

Le 2 mars 2022, quelques mois avant son décès (12 juillet 2022), Zahia Mentouri-Chentouf, pédiatre, ancienne ministre de la santé et des affaires sociales (1992, gouvernement Ghozali), relatait brièvement dans un papier du journal des Verts d’Amsterdam, De Groene Amsterdam, une partie de sa tragique histoire familiale et celle de sa fille adoptive (source : Het verdriet van Algerije – De Groene Amsterdammer).

Zahia Mentouri (née en 1947) est une pédiatre à la retraite, ancienne rectrice de l’université d’Annaba. Elle a été brièvement ministre de la santé et des affaires sociales au début des années 1990. Elle vit à Oran mais est temporairement hébergée par une amie à Paris pour un traitement médical qui n’est pas possible chez elle.
(…)
Mentouri a été nommé ministre de la santé et des affaires sociales. « J’avais de grands espoirs pour le président Boudiaf. Il parlait la langue du peuple. Il mettrait fin au régime militaire et à la corruption, à l’origine des échecs de l’agriculture et de l’industrie, et après 30 ans d’indépendance, il y avait enfin l’espoir d’un État de droit ».

Cependant, les attaques terroristes se multiplient et Boudiaf est abattu par un lieutenant des services de renseignement quatre mois après son entrée en fonction. Le gouvernement démissionne. « Mes ambitieux projets de soins de santé gratuits se trouvent dans des boîtes d’archives chez moi. Je ne peux toujours pas les consulter ». Lorsque Mentouri a refusé de créer une université islamique, elle a reçu des lettres de menaces de mort. « Après l’assassinat du recteur de l’université d’Alger, je me suis installée sous le nom de mon mari dans une ville de province, loin d’Alger. Là, j’ai repris mon travail dans un hôpital ». Elle se tait et bat des paupières. « Nos espoirs ont été anéantis ».

Au cours des années 1990, marquées par le sang noir, une jeune fille gravement blessée a été amenée un jour à l’unité de soins intensifs de Mentouri. « Toute sa famille, des bergers, avait été tuée par une milice du FIS. Ils l’avaient laissée, âgée de sept ans, la gorge tranchée. Pendant huit mois, elle est restée à l’unité de soins pour enfants. Mon mari et moi l’avons adoptée ». Saada, sa fille adoptive, ne peut encore que chuchoter et vit avec des respirateurs portables alimentés par des piles.

Cette histoire racontée par une journaliste néerlandaise, dans un journal d’Amsterdam, en 2022, corrobore le témoignage d’ONETV. Il précise le véritable prénom de l’héroïne de cette tragique et véridique histoire : Saada, plutôt qu’Aube. Il identifie également Oran comme la ville de Zahia (alias Khadija, cette femme puissante dans le roman Houris).

Mais le témoignage de Zahia Mentouri-Chentouf raconte également une autre histoire : le « qui sauve qui » plutôt que le « qui tue qui ». Et il dit également autre chose : une mise en contexte historique, que tait volontairement le dernier roman de Kamel Daoud.

J’introduis ici, au préalable, la remarque pertinente de Chistiane Chaulet-Achour.

Alors Houris, couronné pour dissidence ? De quelle dissidence s’agit-il ? De celle qui donne à lire un roman entièrement consacré aux islamistes, à leurs méfaits et à leur criminalité – que plus d’un roman algérien a dénoncé et qui n’est pas contestable –, en dehors de toute mise en contexte antérieure, nationale et internationale, et surtout en dehors de tout rappel de la période coloniale, lavant ainsi la France de 130 années de « gestion » algérienne ou y faisant allusion comme un épisode moindre que la guerre de la décennie noire ?

Et poursuivons le narratif de Zahia Mentouri-Chentouf, cette grande dame, l’une des sauveuses de notre Algérie, elle-même accueillie (« adoptée ») par son oncle et sa tante en 1952 :

Son enfance pendant la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) a été dominée par la peur. « Mon père était déjà détenu depuis des mois après le premier soulèvement écrasé dans le sang à Sétif le 8 mai 1945 et craignait pour sa vie. Nous étions constamment surveillés. Mes parents ont fui en France avec mon frère et ma sœur en 1952. J’étais la plus jeune et je suis restée à Constantine avec mon oncle et ma tante qui n’avaient pas d’enfants. J’avais peur, surtout quand les militaires frappaient à la porte la nuit et fouillaient la maison ».

« J’ai grandi avec la lutte pour la liberté de l’Algérie. Officiellement, nous étions un seul pays, mais les valeurs républicaines françaises de liberté, d’égalité et de fraternité ne s’appliquaient pas à nous. Ma famille était dans la résistance. Un de mes oncles a été enterré vivant dans un silo à grains, son fils a été tué et traîné à travers notre village au bout d’une corde derrière une Jeep française. Deux cousins qui ont étudié à Paris sont retournés rejoindre la résistance ; l’un a été tué, l’autre, étudiant en médecine, a pris en charge et soigné des blessés juste de l’autre côté de la frontière, en Tunisie. L’université de Constantine porte leur nom : Les frères Mentouri ».

Yazid Ben Hounet

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