Jours étranges à Trieste contre le pass sanitaire

Récit d’une lutte étonnante. Premier épisode
Andrea Olivieri

paru dans lundimatin#313, le 22 novembre 2021

Trieste est une ville mal connue, y compris en Italie. Elle a du sa fortune au fait d’avoir été le port principal de l’Empire austro-hongrois. Devenue italienne, elle se trouva condamnée à végéter, à la marge de l’Italie, jusqu’à ce que l’unification européenne en fasse une desserte de la mittel Europa, laquelle commence à quelques kms de là avec la Slovénie…

Une ruse de l’histoire aura voulu que dans cette ville à part ait surgi la protestation à ce jour la plus avancée contre le pass sanitaire, à l’initiative d’un collectif autonome de dockers.

Andrea Olivieri [1], qui a eu travaillé trois années durant comme docker dans ce même port de Trieste revient au portail 4, celui par lequel il passait pour aller au chagrin. Il tient la chronique, dont nous livrons ici le premier épisode, d’une lutte inédite contre la gouvernance bio-sécuritaire en train de se mettre en place. Il vaut la peine d’entrer avec l’auteur jusque dans les moindres détails de ces journées de révolte triestine.

Car les gouvernants d’Italie ont pris une longueur d’avance. Là-bas, le pass sanitaire s’appelle green pass -mais qu’est-ce qui n’est pas repeint en vert, de nos jours ? un vert qui à vrai dire n’a rien de printanier et prend plutôt la tonalité vert kaki des uniformes... En l’occurrence, en Italie il ne faut pas seulement présenter un pass pour pouvoir avaler un expresso ou une pizza, mais simplement pour pouvoir aller travailler. Si les bureaucraties syndicales ont cautionné unanimement cette mesure, dans de nombreuses entreprises les collectifs autonomes et comités de base ont dénoncé cette mesure disciplinaire sans précédent.

A l’état de sidération générale qui règne en Italie comme ailleurs en Europe depuis un an et demi se mesure l’audace politique des dockers de Trieste et des habitants de cette ville qui les ont rejoints aussitôt au portail 4 pour exiger l’abrogation de ce pass qui n’a de sanitaire que le nom.

Sans vouloir dévoiler la suite de l’histoire que nous raconte Olivieri, rappelons que cette occupation du portail 4 a été ensuite attaquée par la police anti-émeute, et avec la bénédiction de toute la classe politique italienne –et des bureaucraties syndicales qui n’ont pas hésité à applaudir au spectacle de flics matraquant des grévistes dans les rues de Trieste. Et que peu de temps après, un décret du gouvernement Draghi est venu compléter l’état d’exception instauré dans le pays en interdisant tout rassemblement et toute manifestation, quel qu’en soit le motif, jusqu’à la fin de l’année.

Traduction et introduction par Alèssi Dell’Umbria.

1. Le portail

Le portail 4 est un non-lieu encastré entre les portes d’accès au terminal à conteneurs de la jetée VII et l’entrée de la route menant à la frontière avec la Slovénie. Même les jours où il sera plein de monde, il ressemblera toujours à un grand péage d’autoroute, d’un monde qui serait soudain sans voitures.

Seuls les dockers, les chauffeurs routiers qui doivent parfois y passer des heures, ou ceux dont le travail concerne le port, le reconnaissent comme un lieu familier. La grande majorité des citoyens de Trieste ne le connaissent pas, et lorsqu’ils commencent à affluer tôt dans la matinée du vendredi 15 octobre, ils éprouvent un sentiment d’étrangeté comme s’ils quittaient leur ville pour entrer dans un ’ailleurs’ qui, pour la première fois, se présente à leurs yeux.

La rocade surélevée cachant le portail comme un effet d’optique, avec l’enchevêtrement de rampes de béton qui bloque la vue d’une grande partie de l’horizon et du port ne laisse entrevoir que les bras des grues, toutes levées et immobiles, surplombant quelques navires, également immobiles ce matin-là.

Je passe là-dessous à pied vers sept heures, avec des centaines d’autres personnes, dans un flux qui a commencé avant l’aube, le long de la ligne de véhicules blindés anti-émeutes et en croisant les allées et venues de ceux qui ont déjà pris la température ambiante et vont boire un verre dans les bars du coin. L’atmosphère est détendue et joyeuse, avec de nombreux arrivants portant des sacs de nourriture et de boisson, ressemblant à des groupes d’amis en voyage. Les véhicules blindés décorent l’entrée, le gros des flics se relaxant à l’intérieur.

On arrive ici du Passeggio Sant’Andrea en venant de la ville du ’salotto buono’, des Rive devenues touristiques par l’inexorable maire Dipiazza, de la ville de la bourgeoisie qui, toute modestie mise à part, se targue d’être rationnelle, responsable et consciente. Ou vice versa du viale Campi Elisi, de la ville des quartiers populeux et populaires, des établissements artisanaux et industriels, de la plèbe grossière imprégnée de croyances irrationnelles et de culture anti-scientifique.

Cet emplacement incertain et médian du portail 4 pourrait aussi être l’effet de la première d’une longue série de révisions. Jamais ma ville ne m’a rappelé autant que ces dernières semaines les deux villes invisibles, mais superposées sur le même espace géographique, du troublant roman de China Miéville, The City and the City, que je cite habituellement pour illustrer les apories d’une ville frontière, à la fois italienne et balkanique, mais qui est aussi efficace pour dépeindre la polarisation de l’époque que nous vivons.

En ce sens, le portail est une zone d’intersection qui n’appartient pleinement à aucune des deux villes, sans histoire ni souvenirs mais destiné désormais à s’inscrire dans la mémoire comme le lieu d’un événement, fondateur pour certains, exécrable pour d’autres. Comme Trieste elle-même, qui, selon Karl Marx en 1857, ’partageait le même privilège que les États-Unis de ne pas avoir de passé’, mais qui, depuis un siècle, est recouverte de réminiscences nostalgiques et d’une accumulation inextricable de mensonges historiques.

Enfin, le portail est aussi un pont, car il s’agit d’une structure suspendue, reposant sur de hauts pylônes fixés au début de la jetée VII, avant même que celle-ci ne devienne telle, entourée par la mer. Les ingénieurs qui l’ont conçu avaient pour objectif de s’assurer qu’il resterait en place et qu’il accomplirait sa fonction de triage des véhicules et des marchandises. Mais je ne pense pas qu’ils aient tenu compte de ce que beaucoup d’architectes, de philosophes et d’écrivains savent et auraient pu voir en cet endroit ces jours-ci : que contrairement à ce que nous sommes portés à croire, les ponts peuvent avoir tout à la fois la fonction de diviser et d’unir.

The Divide, Roehan Rengadurai.

Bref, tout ici fait aussi physiquement allusion à l’ambivalence, à la contradiction et à l’envie frénétique et souvent hystérique de converger et de se fixer sur l’un des deux pôles. Une urgence certainement très différente de la mienne.

Je commence à bouger, à suivre les voix qui s’élèvent dans les cercles, à la recherche de visages familiers, dépaysé et suspendu comme beaucoup d’autres, de retour dans cet endroit que, contrairement à beaucoup, je connais bien.

Pendant près de trois ans, je suis mort des dizaines de fois à ce portail, en venant prendre mon poste de travail, tôt le matin ou après le déjeuner, ou le soir pour commencer la nuit. Et des dizaines de fois, j’ai ressuscité en partant. Jusqu’à la dernière fois, lorsque j’ai laissé le portail derrière moi après mon dernier service, en août 2000, quittant un emploi précaire au port pour un autre. Un mois plus tard, j’étais sur un autre pont, à Prague, à recevoir les coups de matraques et les gaz lacrymogènes, dans un mouvement dont beaucoup disent aujourd’hui qu’’il avait raison’, mais aussi qu’il était bien plus digne que celui-ci. Il se peut que recouvrer les arriérés de vingt ans n’ait que peu d’importance pour moi ; au contraire, je retiens encore une leçon de cette époque, provenant des forêts du Chiapas. Ce qui est aussi une méthode d’observation du monde : marcher en demandant.

2. Une procession sédentaire

Dans quelques heures, le portail sera une énorme agora grouillante, destinée à devenir de plus en plus complexe et contradictoire au fil des heures et des jours. Mais le matin du 15 octobre, c’est la représentation statique des marches des semaines précédentes, répondant cette fois à l’appel des dockers : blocage du port jusqu’au bout tous ensemble, grève sur plusieurs lieux de travail, dénonciation du chantage au passeport sanitaire, demande de sa révocation et rejet de toute hypothèse de vaccination obligatoire.

Portail 4 du port de Trieste, 15 octobre 2021.

Ils sont confiants en la stratégie que la Coordination citoyenne No Green Pass a progressivement tenté d’élaborer pour faire face à cette lutte, et que Stefano Puzzer - qui, dans quelques heures, sera élevé par les médias au rang d’unique porte-parole d’une situation peut-être trop complexe à saisir- a transformé en une promesse grandiloquente : arrêter le trafic et frapper le système là où il fait le plus mal, en espérant que la mobilisation s’étendra au reste de l’Italie.

Pour l’instant, il y a ici beaucoup de gens qui mettent en place des points de ravitaillement - qui seront gérés collectivement pendant trois jours, sans demander d’argent pour la nourriture et les boissons -, installent des grillades, font de la musique, organisent des activités pour les nombreux enfants présents, ou font de leur mieux pour faire un

pour garder le portail propre.

En plus des travailleurs d’autres industries, il y a beaucoup de femmes, de retraités et de chômeurs. Je reconnais également les artisans et les petits commerçants, qui tiennent souvent leurs propres bars et louent des locaux dans les quartiers les plus populaires, et je leur parle. Et puis les personnes employées dans le large éventail des services et le secteur tertiaire, secteurs importants de l’économie de la ville. À première vue, il y a moins de jeunes et de migrants, mais au cours de la journée, tant de personnes passeront par ici qu’il sera difficile de photographier leur composition. Je vois aussi un petit groupe de motards qui se sont rassemblés ici.

Les raisons de s’opposer au pass sont multiples dans cette multitude de personnes : elles vont du refus de se faire le contrôleur de ses propres clients ou usagers, en répondant du comportement des autres et en risquant d’en payer les conséquences, jusqu’à l’opposition totale à l’hypothèse, plus menaçante de jour en jour, de la vaccination des 5-11 ans et de la troisième dose pour tous. Il y a aussi ceux qui ont été vaccinés mais qui refusent de télécharger et d’utiliser le pass sanitaire, mais surtout, il y a de nombreux témoignages de ceux qui, sur leur lieu de travail, se retrouvent soumis à de véritables actes de harcèlement moral à cause de cette mesure.

Je raconte l’histoire d’une chercheuse dans un laboratoire - la précarité jamais évoquée de la toujours sanctifiée ’ cité des sciences ’ - à laquelle son directeur a ajouté un poste de travail le samedi matin, l’obligeant à faire quatre prélèvements par semaine pour pouvoir travailler : refuser la vaccination pour beaucoup signifie rétrogradation, exclusion des services, pression et chantage des supérieurs et, souvent, stigmatisation et dérision des collègues. Pour ceux qui refusent de payer pour travailler, ou qui n’en ont tout simplement pas les moyens, cela signifie qu’ils se retrouvent sans salaire, qu’ils doivent souvent être licenciés et qu’ils finissent par grossir le bassin du travail non déclaré.

’L’État et toute l’Europe ne peuvent pas nous enchaîner à un vaccin qui rapporte d’énormes bénéfices aux entreprises qui le produisent’, déclare une connaissance rencontrée, agent de santé et vaccinée, ’sans que l’on se demande si les énormes dépenses d’argent public doivent être orientées dans cette direction plutôt que dans une autre’. D’autant plus que, dans l’intervalle, même les premières doses ne sont pas mises à disposition des pays les plus pauvres pour les personnes fragiles ou à risque professionnel.

Des discussions de ce genre, sur un ton qui n’arien de péremptoire, sont entendues en permanence ici. Je suis surpris par la volonté générale de discuter et de raisonner, un aspect que jusqu’à présent, dans le flot des marches, je n’avais pas pleinement saisi. Souvent, les discussions n’ont rien à voir avec les vaccins, parfois même pas avec le pass sanitaire. ’A Trieste, écrivais-je il y a quelques semaines, la colère s’est accumulée à propos des mesures anti-pandémie du gouvernement’. Eh bien, l’impression de cette journée au portail est celle d’une multitude de personnes en quête de ce qui a manqué à tout le monde ces vingt derniers mois : de vrais espaces publics, ouverts, de partage, et surtout efficaces pour se faire entendre.

’Indépendamment de ce qui est décidé ce soir, je veux vraiment vous remercier tous et vous demander d’aller de l’avant ensemble’, a déclaré une femme, employée d’une grande entreprise risquant d’être délocalisée, au cours de l’une des assemblées de la Coordination précédant le piquet, « parce que dans cette situation, pour la première fois depuis de nombreux mois, voire des années, je me sens écouté et en contact avec des personnes qui partagent les mêmes problèmes de travail que moi. Pour moi, le simple fait d’être ici et de pouvoir parler est déjà une victoire, peu importe comment cela se termine’.

C’est au cours de cette assemblée que devait être discutée la journée de grève générale du 11 octobre et que le blocus du port devait être définitivement décidé. Cela semble être le fruit du hasard, mais ces assemblées se tenaient souvent parmi les vestiges archéologiques du forum romain sur la colline de San Giusto, espace public par excellence à l’époque latine.

Le flux augmente d’heure en heure, comme il avait auparavant augmenté d’une semaine à l’autre, au point que les marches appelées par la Coordination des villes depuis début septembre sont devenues énormes. La dernière, la cinquième en un mois, a eu lieu le 11 octobre. Et même la presse locale, qui pendant des semaines avait essayé d’ignorer la mobilisation, a rapporté qu’il y avait au moins quinze, peut-être vingt mille participants. Des chiffres qui, dans une ville de taille moyenne comme Trieste, qui compte aujourd’hui un peu plus de deux cent mille habitants et en a perdu environ vingt-cinq mille depuis la fin des années 90, équivalent à une mobilisation océanique.

Portail 4 du port de Trieste, 15 octobre 2021.

3. Les différentes âmes

Au portail, il y a surtout les différentes individualités qui, semaine après semaine, ont réussi à trouver les points de médiation nécessaires pour rester unies, jusqu’à présent, sous l’acronyme de la Coordination No Green Pass. Il ne servirait pas à grand chose de les identifier selon les entités politiques ou associatives déjà existantes, notamment parce qu’un élément de forte attraction des cortèges, qui les a rendus presque indéchiffrables pour une grande partie de la presse, était la demande de ne pas porter de drapeaux ou de symboles politiques. Si certains domaines d’affinité sont identifiables, ils sont susceptibles de se chevaucher et de se contaminer, notamment parce que la plupart des participants aux assemblées en sont parfois à leur première expérience politique collective.

Il y a évidemment une mouvance qui semble confirmer le plus abusif parmi les nombreux clichés accolés à cette mobilisation, l’équivalence ’ no green pass ’ = ’ no vax ’. Je fais référence à une association historiquement active sur la question de la vaccination, l’Alister, et au tout nouveau Mouvement 3V, qui ensuite, demeurant dans le mouvement même lorsqu’il s’écartera fortement de la question vaccinale originelle, va capitaliser une petite victoire politique en faisant élire aux élections municipales de début octobre un certain M. Rossi.

La presse nationale donnera une importance exagérée à ce résultat électoral, c’est le moins que l’on puisse dire : en réalité, les 4,5% du Movimento 3V sont à mettre en relation avec le fait que ces élections locales ont enregistré la plus forte abstention de l’histoire de la République, certainement à Trieste. Si nous considérons qu’ici, une ville avec une tradition municipaliste depuis l’époque de l’Autriche-Hongrie, seulement 46% des personnes éligibles ont voté, ces 4,5% deviennent un réel 2,07%. En chiffres absolus, cela donne une idée encore meilleure : 3000 voix pour la liste et 3700 pour le candidat à la mairie, M. Rossi, sur 185 000 électeurs et 85 000 suffrages exprimés. S’il y avait au moins 15 000 personnes sur la place, cela signifie que quatre manifestants sur cinq n’en avaient rien à foutre de M. Rossi.

Au contraire, dans les jours qui suivront, l’impression sera de plus en plus forte que beaucoup des personnes présentes au portail font partie des 54% de Triestins qui ne sont pas allés voter du tout. Cela réfute également l’analyse des mobilisations contre le pass sanitaire comme un bassin électoral pour la Lega et le FdI.

Comme tous les clichés, celui du ’no vax’ n’explique rien, à commencer par le fait que tout ce qui est hâtivement étiqueté de la sorte est en réalité une galaxie composite et loin d’être fanatiquement antiscientifique, comme le raconte bien Guido Viale. Il n’explique pas comment il est possible que déjà à midi le 15 octobre, il y avait plusieurs milliers de personnes au portail et, surtout, que l’activité portuaire était effectivement à l’arrêt. Car le fait réel, confirmé à contrecœur les jours suivants par la presse locale, est que la grève a réussi d’une manière ou d’une autre, soit à cause des adhésions confirmées, soit à cause du pourcentage élevé de travailleurs sans laissez-passer, soit parce que d’autres dockers, tièdes ou même opposés à la mobilisation, ont préféré prendre un jour de congé. Et en fait, les grues du quai VII sont à l’arrêt.

Une autre composante très active, moins encline à donner un spectacle de sa présence et plus encline à se mettre au travail, est ce qui a été identifié dans un article de la presse locale comme la ’gauche radicale’, qui aurait identifié ’le No Green pass comme un moyen de lier la critique de la gestion de la pandémie à la question du travail et de la lutte sociale’, reléguant la droite en marge de la mobilisation à l’instar de ce qui s’est passé il y a deux ans dans le mouvement français des Gilets jaunes (Giovanni Tomasin, ’Sinistra Radicale’, Il Piccolo, 20 octobre 2021).

Une partie de cette composante, qui est en fait également diverse et difficile à étiqueter, est un groupe d’activistes qui provient en partie du mouvement étudiant de l’Onda et de l’extraordinaire acampada étudiante qui, en novembre 2011, a occupé la Piazza Unità après l’expulsion par la police de douze bâtiments scolaires. Elle comprend des militants qui, au cours des dix dernières années, ont participé à des mobilisations antifascistes, pour les espaces sociaux, pour la libre circulation des migrants et pour le droit au logement. Ce groupe a le mérite de fournir des comptes rendus précis de cette mobilisation [1 - 2], de pointer ses contradictions et son caractère nécessairement impur par rapport aux luttes classiques de la gauche, mais surtout d’argumenter la nécessité d’en faire partie, sinon, comme l’écrit Guido Viale, cet espace seraient laissé à la droite.

C’est à partir de cette nécessité que, après les premières initiatives printanières de critique de la campagne de vaccination, nées surtout à l’initiative de 3V et d’Alister, puis sous l’influence d’initiatives plus générales liées à l’ensemble de la gestion de la pandémie des gouvernements Conte II et Draghi - comme les marches spontanées contre le couvre-feu nocturne en avril et mai 2021 -, avaient finalement émergé les mots d’ordre qui auraient donné un tournant décisif à la mobilisation de Trieste : l’unité des vaccinés et des non-vaccinés contre la discrimination introduite par le pass sanitaire obligatoire pour travailler.

C’est à ce moment-là que s’est produit le virage dont j’ai parlé dans mon premier article pour Giap, c’est-à-dire le moment où les assemblées et les manifestations se sont ouvertes explicitement à ceux qui avaient décidé de se faire vacciner mais qui étaient contre le pass sanitaire, mettant au centre de la lutte contre cet instrument de contrôle et de chantage le droit au travail et à la vie sociale en général sans discrimination. C’est à ce moment-là que se créent les conditions pour l’adhésion aux demandes de la coordination du Clpt de Puzzer, le syndicat qui compte le plus grand nombre d’adhérents dans le port, l’entreprise de la ville avec le plus grand pourcentage de salariés non vaccinés, et aussi celle où l’identité collective et les liens de solidarité sont les plus forts.

Trieste, 11 octobre 2021.

En revanche, les syndicats - en particulier les trois syndicats nationaux traditionnellement plus forts, la CGIL, la CISL et l’UIL - qui, après les timides tentatives pour obtenir du gouvernement la possibilité pour les travailleurs non vaccinés d’avoir des tests gratuits payés par les entreprises, avaient déploré le fait que le gouvernement n’ait pas choisi la voie de la vaccination obligatoire pour tous. Une hypothèse à laquelle la Coordination s’oppose et qu’elle ne considère pas comme une alternative au pass sanitaire.

Les migrants semblent être presque absents au portail, ou du moins pas sous une forme visible. D’ailleurs, pour l’instant, même les agents de santé ne font pas beaucoup d’apparition, et ils sont nombreux, car cela prêterait immédiatement le flanc à des reproches retentissants. Dans les marches, il y avait quelques soignants d’Europe de l’Est vaccinés par Sputnik et qui, du coup, ne peuvent pas avoir de pass sanitaire, ou leurs employeurs qui ne voudraient pas perdre leur travail, et les nettoyeurs ex-Yougoslaves de nombreuses grandes entreprises, privées et publiques, comme de l’université, qui sont dans la même situation et perdent leur emploi.

Mais en général, ce qui est vrai pour les migrants légaux l’est aussi pour les jeunes : ce sont des catégories qui ont vu dans la vaccination le moyen de sortir d’une situation insoutenable, et leur évaluation des risques et des avantages ne pouvait se permettre d’hésiter. Et après tout, ils ont eu à tenir le rôle de bouc émissaire tant de fois, et en particulier durant la pandémie, qu’ils se tiennent instinctivement à l’écart de tout autre motif de se retrouver du côté des parias. Et pourtant, au fil des jours et des mobilisations, même la présence des jeunes va augmenter.

Cependant, ceux qui sont du côté des migrants dans la ville sont dans de nombreux cas présents ou même des promoteurs actifs de la mobilisation : certains activistes de la Coordination No GP sont également parmi ceux qui, sur la Piazza Libertà, fournissent une première assistance, des soins, des vêtements et des indications aux migrants arrivant par la route des Balkans, aux côtés de Lorena Fornasir et de Gian Andrea Franchi - ce dernier prononcera également un discours très applaudi lors de l’une des manifestations, dénonçant la discrimination au sein de la discrimination causée par l’introduction d’un laissez-passer supplémentaire au sein de la Forteresse Europe. Ces militants font partie de ceux qui, il y a tout juste un an et précisément sur la Piazza Libertà, ont été inculpés par la police alors qu’ils tentaient d’empêcher les fascistes locaux de mettre en scène une provocation xénophobe sur cette place qui est un symbole de solidarité.

D’autres militants antiracistes et des droits de la citoyenneté sont également présents et actifs, que de nombreux étrangers venus dans la ville au cours des trente dernières années reconnaissent comme des référents auxquels ils peuvent faire confiance.

Les références à la ’justice’, à la ’vérité’ et aux ’soins à domicile’ resteront si génériques qu’elles seront ambiguës dans les brochures de coordination et dans les slogans des marches. Dans le jeu de l’ambivalence et de la polarisation, ils sont tout aussi ambigus que les appels opposés, auxquels nous sommes soumis depuis vingt mois, à ’croire en la science’ ou à ’laisser les experts décider’. Comme si la science et les scientifiques étaient indépendants et à l’abri des distorsions que la domination du marché provoque, par exemple en orientant la recherche dans une direction plutôt qu’une autre. L’ambivalence est, à y regarder de plus près, tout à fait spécieuse : ’justice’, ’vérité’, ’liberté’, tout comme ’science’, dans le sens qu’ils prennent aujourd’hui, sont souvent des mots vides reposant sur ce que Furio Jesi appelait des ’idées sans mots’. Il n’y a rien de plus antiscientifique et de plus religieux que l’exhortation à ’croire en la science’, comme l’a écrit Wu Ming 2, tout comme il est très dangereux d’invoquer la justice, surtout en Italie, après vingt ans de berlusconisme et tous ses doubles justicialistes et poujadistes, sans préciser si l’on parle, par exemple, de la ’justice’ qui révoquera le revenu de citoyenneté aux millions de personnes qui en ont besoin, ou de celle qui devrait imposer un impôt sur la fortune au 1% des riches.

Pourtant, la bonne monnaie chasse la fausse. Et en consultant le site de la coordination No Green Pass et en passant en revue les différents tracts du début du mois de septembre, il est saute aux yeux que dans le devenir de la mobilisation, le mot d’ordre qui caractérise de plus en plus la protestation est clair : unité des travailleurs, vaccinés et non vaccinés, contre le pass sanitaire et la vaccination obligatoire.

Trieste, 11 octobre 2021 : la classe ouvrière.

4. Au foyer des dockers

Et puis il y a les dockers. Beaucoup le 15 octobre, déjà sous pression avec la menace de démission du président de l’autorité portuaire Zeno D’Agostino et l’accusation d’arrêter le port contre leurs propres intérêts et ceux de toute la ville. Mais pas encore intimidés par les tirs croisés des exploitants de terminaux et autres opérateurs, des médias, des syndicats absents, des autorités de la ville et de leurs intellectuels zélés.

Beaucoup. Certainement en plus grand nombre que les quelques trois cents membres du Coordinamento Lavoratori Portuali, Clpt, le seul syndicat autonome qui a finalement adhéré sans réserve à la mobilisation et proposé ce blocus. Et aussi celle qui, par la voix de son représentant Stefano Puzzer, a décidé de maintenir la ligne de solidarité totale avec les autres catégories de travailleurs, en refusant la proposition des tests gratuits, en considérant que c’est un privilège s’il est accordé seulement aux travailleurs du port.

Dans cette optique, Puzzer avait lancé une autre proclamation, à savoir que le blocus du port du 15 octobre se poursuivrait jusqu’au bout jusqu’au retrait du décret Green Pass. En réalité, comme on le verra plus loin, le soir du 14, lors d’une réunion des dockers, cette ligne dure de la grève totale n’est pas formulée aussi clairement par Puzzer, ou du moins n’est pas acceptée par tous. Et ce ne serait qu’une, peut-être même pas la première, des sérieuses réticences du leader portuaire à l’égard de la Coordination citoyenne et de ses propres collègues.

Cependant, il est clair, comme lors des dernières marches, que les dockers présents à la porte le premier jour ne sont pas seulement ceux du Clpt, et encore moins le petit groupe des amis de Puzzer. Et il ne pouvait en être autrement, puisque le nombre total de personnes non vaccinées dans le port atteint 40 % et même 70 % parmi les employés d’astreinte de l’Agence du travail du port.

Ces travailleurs ressentent tout le poids de la responsabilité de leur présence ici, dans leur maison. Ils sentent la pression des médias qui augmente d’heure en heure, puis la pression des gens à la porte lorsque, à partir de l’après-midi du 15 et surtout du lendemain, les arrivées massives de l’extérieur commenceront, d’abord du Frioul, puis de la Vénétie, puis de toute l’Italie.

Les dockers ressentent tout cela. Et ils savent que c’est un pont. Ils le connaissent mieux que les ingénieurs qui l’ont conçu et qui ne se souciaient que de s’assurer qu’il reste en place et assure sa fonction. Ils le savent parce qu’ils le traversent souvent, parce qu’ils travaillent là. Et peut-être qu’ils s’inquiètent de cette caractéristique, d’être un pont suspendu. Quiconque n’a jamais regardé le fond de la cale d’un vraquier ou d’un porte-conteneurs ne peut comprendre le sacro-saint respect que les travailleurs portuaires ont pour la hauteur. Et maintenant, avec toutes ces personnes étrangères et suspendues, les dockers ont peut-être peur que quelqu’un tombe, s’écrase sur les voies ferrées ou sur le parc à conteneurs en contrebas. Les dockers auront certainement cette crainte lorsqu’un par un, tôt ou tard, ils se rendront compte que tôt ou tard ce portail sera dégagé.

Ce matin-là, en réalité, la véritable préoccupation des dockers de Trieste est la même que celle ressentie par tout le monde lorsque des invités arrivent à la maison, le désir de faire bonne impression et de faire en sorte que tout se passe bien. Aussi parce que lors de la réunion de la veille, ils ont décidé qu’ils n’empêcheraient pas ceux qui le voulaient d’aller travailler. C’est ainsi que quelques voitures et camions se présentent au départ, lorsque la foule n’est pas encore énorme, aux points d’accès au bout de la barrière. Et entrent dans le port.

C’est ici qu’entre en scène le premier d’une longue série de personnages qui tentent de bloquer l’un de ces véhicules devant les caméras, afin de renverser le sens de cette mobilisation dans les médias et à l’extérieur. Il démontre également que la fonction systémique des fascistes, qui inclut historiquement la sous-fonction de provocateurs, peut, à notre époque, être exercée davantage par l’image que par la force.

5. Fabio Tuiach

Nous avons eu affaire à Fabio Tuiach avec Tuco (Martino Prizzi) en 2015, lorsque son personnage a été littéralement créé à la table par les animateurs d’un (alors) célèbre city blog de la zone ’dém-progressiste’. J’invite tous ceux qui ne l’ont pas fait à lire cette histoire de bain tragicomique et grotesque, l’histoire de comment la crédulité de la gauche modérée - oui, cette même gauche qui est aujourd’hui au premier rang pour lever le petit doigt contre ces ’fascistes sans pass sanitaire’ - a pu inventer une véritable initiative xénophobe et sécuritaire, embarquant sciemment de véritables fascistes, instillant de véritables toxines racistes dans le corps social pour finalement chier un nouveau super-héros nommé.... Fabio Tuiach.

Deux tweets d’Alberto Bollis, vie-directeur du Piccolo de Trieste. Le Bollis de 2021, qui attaque Tuiach comme le fait tout le monde, est le même Bollis de 2015, qui était un grand fan de Tuiach. Lequel était devenu un personnage grâce au journal de Bollis –qui appartient au groupe Gedi- et aux approbations répétées d’une certaine gauche « dem » triestine, qui « mettait sa main au feu » quand à la bonté d’âme de Tuiach bien que l’on sache déjà qui il était et ce qu’il pensait (sur Giap nous l’avons écrit). Hier comme aujourd’hui, Bollis fait de la publicité gratuite à l’ex-boxeur d’extrême-droite. Hier comme visage souriant d’une campagne xénophobe, aujourd’hui comme monstre dont la simple apparition est censé discréditer absolument une lutte de masse. Dans un cas comme dans l’autre, l’important est de parler de lui.

A présent, nous en savons plus sur le personnage qu’il n’est utile de le rappeler. Et même la scène dans laquelle, au portail 4, il tente de gagner quelques minutes de gloire, en violant les accords que tous les dockers avaient passés, a été trop vue. Cependant, il ressort de ces minutes devant les caméras que, dans le contexte de ces journées au port, comme dans la vie de tous les jours, Tuiach n’est aucunement un personnage important pour les autres dockers. A tel point qu’ils l’ont même écrit noir sur blanc dans un communiqué le 28 octobre, demandant aux chaînes de télévision nationales de ne plus l’inviter dans leurs programmes dans le seul but de discréditer la lutte et l’image de chacun.

Cependant, Tuiach, qui n’est plus conseiller municipal, viré de la Ligue et même de Forza Nuova, destiné à vivre avec le seul salaire d’un chargeur, et donc morto di fame, a réussi à plusieurs reprises à être présenté comme une sorte sinon de leader, du moins d’animateur de la protestation, avec la complicité de certains journalistes désireux de décrire cette mobilisation comme un repaire de tarés. Il s’agit là d’un des nombreux cas de manipulation médiatique, et cela s’explique aussi par l’hésitation des dockers à décider d’évincer un homme qui, quels que soient les problèmes pratiques et politiques qu’il peut causer, reste un collègue gréviste, tout comme eux. Pour la plupart, ils ont donc choisi de le traiter comme ils le font toujours, comme un cas humain à traiter, peut-être parce que vous allez devoir passer qui sait combien d’autres quarts de travail ensemble dans une cale de navire.

Et pourtant, dans cette histoire, il y a ceux qui n’ont pas hésité à le mettre hors d’état de nuire. Avant même que ne débute le rassemblement au port, Tuiach s’était présenté au forum de San Giusto lors d’une réunion du Coordinamento. Ici, certaines personnes avaient soulevé la question de savoir si, étant donné qu’il était encore un homme politique en fonction, sa présence pouvait constituer une instrumentalisation. D’autres sont allés encore plus loin, affirmant qu’il s’agissait d’une assemblée contre une mesure discriminatoire, et que la présence d’une personne connue pour ses positions discriminatoires était incompatible avec l’objectif commun, sapant l’unité même du Coordinamento. Finalement, l’assemblée a voté pour l’évincer, et la majorité l’a fait. Il avait essayé de soulever des objections, peut-être des menaces voilées. Le geste d’un jeune antifasciste, nullement intimidé par sa taille, avait été décisif à ce moment-là, il s’était dressé en face de l’ancien boxeur et, lui répétant de partir, il avait crié : - Parce que cette une assemblée contre les discriminations, Je suis pédé et tu es un homophobe raciste ! Ça avait marché. Parce que les mots sont des armes, et un homophobe est quand même quelqu’un qui a peur.

6. Meilleurs vœux !

La première conférence de presse au portail 4 a été introduite par Raffaella Carrà.

C’est le début de l’après-midi et, à ce moment-là, le portail est bondé et a pris un aspect organisé : une grande partie de la zone d’entrée, sous l’autopont, est occupée par la police anti-émeute, qui sépare ainsi la rampe de sortie pour ceux qui viennent de Slovénie de la zone de la chaussée et du trottoir à partir de laquelle se poursuit le va-et-vient des participants ; un peu plus loin, un groupe de dockers a installé des grillades et un bar ; la zone autour d’une boîte de service au milieu du pont, entourée d’un nouveau maillot, est devenue le point de référence pour les parents qui sont ici avec des enfants, une sorte de club ouvert après l’école ; À sa gauche, un deuxième point de ravitaillement a été installé par un groupe de travailleurs auto-organisés ; et enfin, au bout de la brèche, dans la zone d’accès qui ressemble à un péage d’autoroute, le bar principal, tenu par des dockers et des personnes de la Coordinamento, sur une plate-forme surélevée qui fait office de petite scène avec une sono.

Une voix annonce le début de la conférence de presse, qui est prévue à 13h30. Il est presque deux heures. Les journalistes, eux aussi surpris et suspicieux, fourmillent pour s’approcher au plus près des intervenants. Mais au lieu de quelques proclamations sérieuses, les notes de Tanti auguri (Meilleurs vœux) commencent à jouer. La foule amusée commence à danser et à faire des petits trains autour des caméras. Les journalistes, entre étonnement et gêne, sont submergés par le refrain et encore plus surpris. « Com’è bello far l’amore da Trieste in giù ! » [2] Certains d’entre eux sont intimidés : avoir d’abord minimisé l’ampleur des manifestations, puis travesti la réalité de la mobilisation en mouvement antivax, a suscité la méfiance de la majorité d’entre eux.

De plus, des équipes de tournage nationales sont également arrivées, composées de personnes qui ne connaissent pas la ville - elles savent à peine où elle se trouve sur la carte - et comprennent encore moins les particularités de cette mobilisation par rapport aux autres rassemblements. Ils se promènent avec l’attitude d’un journaliste de Striscia la notizia provoquant un gangster ou cherchant un monstre pour ridiculiser la place et faire du tapage.

« Com’è bello far l’amore da Trieste in giù… » Eh, attendez une minute.

Ce n’est que lorsque les dernières notes de Carrà s’éteignent que Stefano Puzzer prend le micro. Et il prononce le discours le plus linéaire, le plus clair, le plus direct, le plus honnête et le plus politique que je ne l’ai jamais entendu prononcer dans toute cette affaire.

Il parle pendant neuf minutes, calmement, adoucissant les inévitables applaudissements, sans les rechercher. Il raconte avoir travaillé dans le port pendant les moments les plus sombres de la pandémie, lorsque le volume de travail a augmenté de 45 %, alors que les seules mesures préventives prises, masques et désinfectants, étaient fournies par le président de l’autorité portuaire, et que les opérateurs de terminaux et la plupart des entreprises ne prenaient même pas la peine de désinfecter les environnements. Comment, en réponse, maintenant avec le pass sanitaire, quatre cents travailleurs portuaires sur un peu moins de mille sont obligés de rester à la maison. Il explique que le pass n’est pas une mesure sanitaire, mais une mesure économique et de chantage, dressant les uns contre les autres, divisant d’abord entre les vaccinés et les non-vaccinés, puis entre les travailleurs qui ont la possibilité de faire des tests gratuits et les autres qui ne le font pas. Il répète que les dockers, à qui l’on a offert le matériel de test, ne pouvaient pas regarder les autres en face s’ils acceptaient ce privilège. Que le fait d’être une catégorie avec un fort pouvoir de négociation, qui a pris cette position de solidarité également comme une question de fierté, a donné le courage aux autres catégories de commencer à se battre à leur tour et d’être ici ensemble. Il raconte comment il est facile de définir les dockers comme des privilégiés, oubliant que dans le port, ils travaillent 24 heures sur 24, sept jours sur sept, par n’importe quel temps ou pandémie, mais surtout avec l’un des taux d’accidents graves les plus élevés jamais enregistrés. Et il mentionne comment ils travaillent avec les dockers du reste du pays sur une coordination qui abordera de front la question de la santé et de la sécurité dans les ports. Il en appelle à la Constitution, au droit de choisir, de se serrer les coudes quelles que soient les opinions politiques de chacun. Il parle d’une infirmière qui n’a pas pu se faire vacciner pour des raisons de santé et qui se retrouve maintenant seule à la maison avec deux enfants et une hypothèque à payer, et comment le fait de déclarer la grève illégitime était un signe de plus qu’ils nous faisaient passer de la démocratie à la dictature. Enfin, il a introduit l’intervention d’une jeune fille de la Coordination citoyenne, en disant qu’elle faisait partie de ceux qui avaient le mérite d’avoir commencé cette lutte en premier, d’avoir permis aux dockers de se l’approprier, en prenant la décision douloureuse de fermer leur maison et en prenant la responsabilité de le faire pour la lutte commune.

Parfait, je pense. Enfin, presque parfait, me dis-je, alors que le rugissement de ’ no green pass ! no green pass ! ’ monte et se propage jusqu’à l’entrée du passage, où personne n’a dû entendre un seul mot de ce qui a été dit. Moi, en revanche, je me suis taillé un petit coin d’écoute à côté d’un ancien collègue, et j’ai tout écouté, prenant des notes, analysant la progression rhétorique, essayant d’identifier les mailles de cet illusionnisme savant, je ne sais toujours pas à quel point je suis conscient.

Il faut quelques secondes à Sabina pour écraser de sa voix les derniers échos du slogan, mais elle tire ensuite droit devant elle, comme quelqu’un qui a les idées claires et rien à cacher. C’est une jeune camarade, elle sait que puisqu’elle doit parler au nom de toute la Coordination, elle a aussi une responsabilité envers les personnes qui ne pensent pas comme elle. Elle sait qu’elle est une femme qui parle dans un lieu où le travail et la culture masculins sont prédominants. Mais elle prend deux minutes pour clarifier les choses, une clarté et une détermination qui, si d’autres comme elle le faisaient dans le reste de l’Italie, feraient sauter la banque des pass sanitaires en quelques jours. Et surtout, cela montrerait que les Dragons sont des monstres aux pieds d’argile [3]. Si vous les frappez par en bas, ils tombent, ou au moins ils doivent marcher en faisant un peu moins les ronflants.

Elle résume la naissance et le fonctionnement de la Coordination, l’opposition au pass sanitaire comme instrument de contrôle et de discrimination, inacceptable pour le travail, l’école, la santé. Un exemple de plus de la façon dont les gouvernements ont géré la pandémie, en transférant aux citoyens la responsabilité des contagions, en demandant maintenant à tout le monde de télécharger le pass alors qu’on n’a même pas demandé à la Confindustria de rendre compte des morts de Bergamo et de je ne sais combien de décès dus à des contagions sur le lieu de travail au nom de l’impératif de ne pas arrêter la production. Et il explique que l’unité des vaccinés et des non-vaccinés est bien plus qu’une simple solidarité, car c’est d’abord l’unité entre les travailleurs, qui s’ils luttent ensemble ont le pouvoir de changer réellement les choses, car c’est grâce à eux et à leur travail que l’économie continue.

Parfait, me dis-je, tandis que la foule applaudit et crie son approbation. J’applaudis aussi maintenant. Pour la première fois depuis que je suis cette mobilisation, je ressens l’instinct de le faire, alors que le slogan ’no green pass ! no green pass !’ reprend. La voix masculine qui, plus que toute autre, prend la parole lors des marches, la reprend au micro, puis l’entrecoupe des ’Liberté ! Libertà !’, tandis qu’autour des orateurs, la foule devient plus intense et animée, m’empêchant de voir ce qui se passe de là où je suis.

On entend quelques jurons, du vacarme et enfin un coup sec, comme un bruit sourd contre une armoire métallique. Je vois des camarades que je connais qui essaient d’interrompre une bagarre, et finalement quelques dockers poussent Fabio Tuiach vers l’entrée du quai VII. Puis j’entends Puzzer reprendre le micro, avec un tout autre ton cette fois, celui de la colère et de l’urgence : - Ce qui vient de se passer ne doit pas nous désunir, car nous sommes tous ici pour faire respecter nos droits ! S’il y a quelqu’un qui n’aime pas ça, qu’il parte ! Celui qui veut prouver qu’il a plus de cheveux, qu’il rentre chez lui et se regarde dans le miroir !

La plupart des gens qui l’écoutent ne savent pas de quoi il parle, ils ont seulement vu l’agitation et sentent que quelque chose a dû se passer, et que cette intervention doit rétablir l’équilibre. Ils applaudissent. L’atmosphère se détend à nouveau.

7. Fascistes

Lorsque Fabio Tuiach a tenté de prendre le micro des mains de celui qui le tenait, ce dernier a répété ce qu’on lui avait dit lors de l’assemblée dont il avait été ejecté : toi, tu ne parles pas.

La réaction a été un coup de poing très violent qui a envoyé la personne qui l’a reçu s’écraser contre une boîte métallique. C’est un moment qui risque de créer un sérieux clivage entre le Coordination et les dockers, alimenté pour un moment par ceux qui, jusqu’à ce moment-là, croyaient encore qu’’il n’y a pas de fascistes ou de communistes’ et ’ici, nous sommes tous des travailleurs contre le pass sanitaire’. Vestiges historiques d’une ville polarisée depuis des décennies, dans laquelle la partie prolétaire arrivée d’Istrie, qui a redessiné la démographie des banlieues et des usines après la Seconde Guerre mondiale, a souvent fini par gonfler la clientèle électorale de la Démocratie chrétienne ou du Mouvement social d’Almirante, flattés/mis à la retraite par un système de patronage qui n’attribuait les emplois et les logements publics qu’après une stricte vérification de la loyauté politique, ou parce qu’ils étaient martelés par la propagande antislave et anticommuniste qui soudait le cordon continu de la période de vingt ans au néo-redentisme laissé par la ’question de Trieste’. ..

D’autres fois, en effet. Mais l’histoire, comme le présent, apporte ses contradictions jusqu’à ce point, où un docker à la retraite met fin à ce qui menace un instant de devenir une bagarre insensée. Il prend un de ses anciens collègues par les revers pour lui rappeler que les fascistes n’ont jamais parlé devant ces portes. L’autre, plus jeune, ne le reconnaît pas, pense que c’est un type quelconque qui n’a rien à voir avec le port, et tente de réagir. Mais le retraité le choque du regard et, outrepassant toute autre voix, lui jette au visage ses trente-six années de travail, plus celles payées pour l’exposition à l’amiante, et des décennies de luttes où les fascistes ont toujours joué le même sale jeu, celui des patrons et du pouvoir. L’autre finit par comprendre. Dans cette affaire, chacun devra tôt ou tard comprendre et accepter quelque chose qui ébranle ses convictions.

À ce moment-là, la situation redevient calme, Tuiach est maintenant loin. Autour de lui, quelqu’un explique, dans une langue qu’il peut comprendre, qu’il a déjà épuisé le bonus de conneries qu’il pouvait se permettre.

Dès lors, l’ancien boxeur, exclu formellement même des dockers, mais pas physiquement mis à la porte, errera en marge de la contestation, un chapelet au poing, un portrait de la Vierge Marie dans les bras et un mégaphone acheté à un Chinois sur l’épaule, jouant tant bien que mal le rôle qui lui est dévolu par les médias gouvernementaux, attendant la charité d’une énième apparition télévisée ou d’une photo alors qu’il se réunit en prière avec quelque catholique traditionaliste fou. Mais pour la majorité des personnes présentes, il n’est qu’un corps étranger, un peu effrayant mais aussi résolument pathétique.

Une bonne partie du mouvement fasciste de Trieste ne connaît pas un meilleur sort. Et l’épisode du coup de poing lancé par Tuiach mettra encore plus en difficulté les quelques fascistes présents, déconcertés par le fait que la gestion du rassemblement au portail, comme celle des cortèges, bien que nécessairement chaotique, est entre les mains des dockers et de la Coordination, et qu’au nom de celle-ci, des camarades reconnus par tous parlent.

Ce n’est pas un hasard si Il Piccolo rapporte immédiatement la nouvelle du coup de poing de Tuiach et affirme qu’il a été causé par un ’groupe de gauche’ qui aurait essayé de prendre le micro et de chanter... El Pueblo Unido ! Les dockers s’y seraient opposés, ce qui aurait provoqué la réaction de Tuiach...

Rien de tout cela n’est arrivé, et le détail sur la chanson d’Inti Illimani fait douter que le reporter du Piccolo soit sous LSD, ou peut-être déjà perdu dans le métavers qui, le lendemain, tentera de se confronter à la réalité physique à chaque espace du passage. Mais raconter l’histoire de cette manière, insinuant pour la première fois le thème d’une rupture entre les dockers et la Coordination No Green Pass, qui deviendra par la suite un leitmotiv permanent, apaise la peur ancestrale et atavique que la bourgeoisie bien pensante de cette ville a toujours eu par rapport aux classes populaires. La même peur qui est exorcisée en d’autres occasions, tous les 10 février, au bord d’un puits dont personne ne veut vraiment savoir ce qu’il contient [4].

Les militants qui ont réussi à déclencher l’anomalie des places sans pass à Trieste, en plaçant le droit au travail au cœur de la lutte, ainsi qu’en les rendant accueillantes pour les antifascistes, devront faire face à une quantité écrasante de problèmes à résoudre dans les jours suivants. Parmi eux, il faut le dire, les moins nombreux sont les quelques militants fascistes de Trieste, perdus plus que quiconque dans l’interprétation de ce qui se passe, tout au plus capables d’approcher quelques dockers connus pour être supporters de football ou de se faire interviewés par quelques-unes des dizaines d’équipes de télévision présentes. Comme lors des manifestations des semaines précédentes, ils ont dû se contenter de tenter quelques blitz, permettant aux photographes et cameramen de les mettre en scène de manière à apparaître comme des promoteurs de la protestation. Le plus pathétique, mais presque réussi, a été l’allumage de trois bombes fumigènes blanches, rouges et vertes devant la préfecture, accompagné de quelques saluts romains, profitant du chaos provoqué par l’enchevêtrement de gazébos et de conteneurs d’exposition occupant la place et de l’inattention d’une partie de la Coordination qui ignorait encore l’important test du rat : s’il ressemble à un rat, se déplace comme un rat et couine comme un rat, alors c’est probablement un rat.

Cherchez dans les photos de ces jours-ci les tricolores qui apparaissent sur d’autres rassemblements anti-pass, du moins tels que les médias les ont représentés : ici il n’y en a pas, pour plusieurs raisons, notamment parce que l’indépendance de Trieste a des racines profondes et très différentes de la caricature qu’en font les indépendantistes autoproclamés d’aujourd’hui, mais aussi parce que dans une ville où une partie importante de la population utilise le slovène comme langue maternelle, le tricolore italien est un symbole de division (et de discorde), associé à la droite irrédentiste ou fasciste.

D’ailleurs, nombreux sont ceux qui tenteront d’accoler des étiquettes à cette mobilisation, comme ’fasciste’, mais aussi ’vendéen’ et même ’ Reggio Calabria mitteleuropa’. Il y aura même ceux qui, au lieu du refrain désormais omniprésent ’a gente come noi no molla mai’, seront convaincus d’avoir entendu le slogan belliciste et néo-fasciste ’boia chi molla’, et certains mal informés suggéreront même qu’il est chanté par des types qui ont le Manifesto en poche....

En ce qui concerne ce chant choral, je dois dire plusieurs choses.

La première est qu’il est presque certainement né chez les supporters de football, mais qu’il est utilisé aussi bien par les supporters de droite que de gauche, ainsi que par ceux qui se définissent comme apolitiques - d’ailleurs, l’équipe de la Triestina, contrairement à ce que beaucoup pensent savoir, fait surtout partie de ces derniers depuis de nombreuses années.

La seconde est que je l’avais personnellement entendue chantée dans certains défilés antifascistes à Rome il y a au moins dix ans, un phénomène de transfert culturel des virages vers la rue assez fréquent.

L’exhortation à « ne pas céder » appartient au patrimoine de l’antifascisme bien avant que, dans les années d’après-guerre, soit inventé le slogan « Salaud celui qui cède ». Ceci est le titre du journal clandestin publié et diffusé en 1925 par un groupe d’antifascistes florentins, parmi lesquels Carlo et Nello Rosselli (NdT : qui furent assassinés en France en 1937 par des fascistes français, sans doute sur ordre de Mussolini)

La troisième est que, si l’on voulait vraiment creuser, quelqu’un pourrait noter que, en fait, la mélodie qui l’accompagne est très similaire à celle du couplet d’ouverture d’une marche du Ventennio intitulée All armi siam fascisti ! Et il faut en chercher l’explication dans le premier point, qui est un cas typique de distribution musicale, aussi fréquente chez les fans que le sont les refrains qui reprennent la mélodie de la Marseillaise et même celle de Bella ciao. Et pour certaines d’entre elles, peut-être qu’en creusant à nouveau avec l’expertise nécessaire en philologie musicale, on découvrirait que la chanson fasciste a, à son tour, repris la mélodie d’une autre chanson antérieure. Et cela aussi est assez fréquent.

8. Une ouverture sociale

Quoi qu’il en soit, en 2014, ce refrain est bel et bien devenu un hymne sportif, non pour une équipe de football, mais pour la Juvecaserta, l’équipe historique de basket-ball qui a remporté un championnat au début des années 1990, avec des champions comme Nando Gentile, Vincenzo Esposito et Oscar Schmidt dans ses rangs. Le fait qu’il existe une version ska-rock de ’People like us never give up’, aussi ’entraînante’ et dansante que l’exige le genre, est une chose que je découvre le soir du 15 octobre, lorsque l’attitude systématique des habitants de Trieste à l’égard de la ’far fraja’ et la possibilité d’avoir un système de sonorisation et un bar - à ce moment-là bien approvisionné en vins du Karst, en bières et bien d’autres choses encore - transforment en fait la porte en un centre social en plein air, éclairé par les lumières nocturnes du port et une bonne quantité de fumée.

Portail 4 du port de Trieste, soirée du 15 octobre 2021 : la « fraja ».

À un moment de la soirée, les haut-parleurs du système diffusent pendant une bonne heure de la musique que je connais bien, pratiquement un amarcord des années 90 avec des trucs comme Sud Sound System, Asian Dub Foundation, Rage Against the Machine... Et nombreux sont ceux qui reprennent en chœur le gimmick ironique du DJ et de son MC lorsque les notes de ’O documento’ des 99 Posse retentissent, et qu’un couplet de la chanson est modifié comme suit :

« Passaporto patente e greenpass

Nu bello documento prima o poi tu me l’ha da’
Nu bello documento pe’ t’identifica’
Nu bello documento ja me n’aggia a i’ a cucca’ »  [5]

Cela m’intrigue. Je me dirige vers les haut-parleurs, presque sûr de trouver un subversif de la ’gauche radicale’ de la Coordination, peut-être un de ceux qui, lorsque cette chanson est sortie, n’étaient pas encore à l’école primaire, ou n’étaient même pas nés.

Je suis déjà sur le point de me moquer du DJ : ’Pourquoi jouez-vous cette musique ? Mais au lieu de cela, je me retrouve face à deux Portugais d’une quarantaine d’années qui rient et s’amusent à faire danser tous ces gens. Et sur leurs visages, je peux peut-être apercevoir certains des enfants qui, à treize ou quatorze ans, fréquentaient les espaces sociaux que nous occupions, les fêtes que nous organisions, en jouant la même musique qu’ils jouent maintenant ici, au portail.

Et c’est à ce moment que je pense aux jeunes de treize et quatorze ans de cette époque, à tout ce que la pandémie, ou sa gestion, leur a imposé et refusé, et je ressens un vertige et un fort sentiment de culpabilité, comme si j’avais moi aussi contribué à décider ces restrictions de leur socialité. Comme si j’avais été moi aussi de ceux qui les montraient du doigt et stigmatisaient toute désobéissance.

Et puis je pense aux miens, à ceux qui sont ici au portail et ceux qui ne le sont pas. Parce qu’ils ne pouvaient pas venir, parce qu’ils n’avaient pas envie de se retrouver dans une situation politiquement ambiguë, ou même parce qu’au fond, parfois même en surface, ils sont vraiment convaincus qu’il n’y a pas d’alternative, et depuis vingt mois, ils changent d’avis même plusieurs fois dans la même journée, en suivant le flux schizoïde d’informations, de chiffres et de discussions sur les réseaux sociaux, pour conclure, une fois de plus, qu’il n’y a pas d’alternative, et ils vous disent ça avec des phrases du genre ’Moi aussi je suis contre le pass, mais...’.

Je pars vers deux heures du matin, en regardant avec inquiétude les véhicules blindés qui se trouvent à l’entrée du portail. Mais je ne vois rien qui puisse m’alarmer. Peut-être qu’ils ne partiront pas ce soir, je pense.

[1 de 2 ou peut-être 3 / Suite].

[1Andrea Olivieri, auteur du livre Una cosa oscura, senza pregio. Antifascisti tra la via Flavia e il West (Alegre, 2019) collabore depuis quelque temps avec la Fondation Wu Ming et en particulier avec le groupe de travail sur le révisionnisme historiographique sur le web et les fausses nouvelles sur des thèmes historiques Nicoletta Bourbaki. Certains de ses membres ont également collaboré à ce rapport.

[3Ici, l’auteur fait un jeu de mot à partir du nom de l’actuel président du Conseil, Mario Draghi (draghi signifiant dragons, en italien).

[4Le Jour du souvenir a été instauré en 2004. Il se trouve que la date du 10 février est celle du traité de paix signé à Paris entre les Alliés et les pays de l’Axe, en 1947 : l’Italie dut céder l’Istrie à la Yougoslavie, mais aussi abandonner ses colonies (Lybie, Ethiopie, Somalie, Albanie). Le choix de cette date est donc clairement soutenu par un discours revanchard, porté par la droite et l’extrême-droite.

[5’Passeport, permis de conduire et greenpass / Un beau document que tu me donneras tôt ou tard / Un beau document pour t’identifier / Un beau document pour vous identifier, / mais je vais plutôt me coucher’. 99 Posse est un groupe de raggamuffin’ napolitain, né au milieu des années 1990 et connu pour ses positions proches de l’Autonomie.

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