Journal de guerre (NDDL) avril/mai 2018

Soudain, sifflement, explosion : la guerre. La guerre maintenant, le choix du mot — pourquoi parler de « guerre » ?

paru dans lundimatin#149, le 11 juin 2018

« Tout bonheur sur terre mes amis, est donné par la lutte !
Oui pour devenir amis, il faut la fumée de la poudre !
En toutes choses les amis ne font qu’un :
Frère face à la misère ;
égaux face à l’ennemi ;
Libres face à la mort. »

Nietzsche en K-way

En avril et mai 2018, je faisais parti des brigades internationales venues défendre la ZAD des expulsions, et plus particulièrement des milices urbaines issues du mouvement social contre la loi Travail de 2016. Ne soyez pas choqués de l’emploi des mots, nous nous expliquerons. Je voudrais ici témoigner de ce que nous aimerions vous convaincre d’appeler une guerre. Pour raconter cette histoire, nous naviguerons entre la fiction et la réalité. Nous pensons que le réel doit être fictionné pour être pensé et que l’histoire ne s’écrit pas avec des faits mais avec des histoires. Nous traverserons ces histoires, pas celles des grands hommes ou des manuels scolaires mais celles des hommes. Cela ne veut pas dire que ce que nous dirons est faux, mais que pour combler le fossé de l’expérience qui nous sépare, pour comprendre le réel, nous construirons un imaginaire.

Le récipient de ces images est un journal, car nous ne saurions écrire sans subjectivité. Non pas un journal objectif, mais bien un journal de bord. Un Moleskine volé à Gibert Joseph, sûrement le même que Hemingway tenait dans ses grosses mains pendant la guerre d’Espagne — tenez, vous le voyez, le fantasme (la fiction) est déjà-là — un petit carnet de note, qui tient dans une poche — voilà l’utilité — qui peut être amené sur le champ de bataille (la réalité). Une accalmie ! L’ennemi tient ses positions, et les guerriers se transforment en témoins. Derrière une barricade, untel griffonne rageusement sur un bout de papier, un autre, perché sur un arbre, dessine au fusain. Son regard se tourne vers le ciel, inquiet. Soudain, sifflement, explosion : la guerre. La guerre maintenant, le choix du mot — pourquoi parler de « guerre » ?

Guerre et paix

La paix est un vieux mensonge qui dure depuis 1945, il dit : « la guerre est un privilège réservé aux États civilisés se massacrant entre eux ». Il y aurait de quoi remplir plusieurs romans de Tolstoï (et certains le font !) sur l’histoire d’amour entre la France et la guerre. Le discours historique officiel dit : « la guerre est un fléau et un joyau de l’humanité ». Elle est gloire et beauté mais surtout elle est terminée. Statues momifiées dans les squares, uniformes démodés, jouets en plastiques et musées. La guerre, ce fauve indomptable, se serait écrasée contre le temps ? Ne serait-elle pas plutôt un monstre, caché sous le lit des français ? Et au capitalisme de leur faire peur : « soyez sage, ou nous le feront revenir ». L’image (gracieusement offerte par la gendarmerie) d’un blindé traversant une barricade en feu n’est-elle pas l’exacte expression de cet odieux chantage ?

Il y a une autre version, elle dit : « la guerre a parcouru son chemin au-delà de la paix ». Si l’on regarde de près les mots comme « pacification » ou « évènements » on peut la reconnaitre, roulant de la « décolonisation » aux « interventions extérieures », de l’Algérie au Mali. Soudainement, tout devient clair dans le nuage de lacrymogène, je la vois, c’est elle, la guerre, elle court dans l’histoire. Elle se cache sous les « menaces sécuritaires », les « rétablissements de l’ordre », de la Syrie à l’Indochine. Alors que les grenades explosent autour de moi, je souris, je l’ai reconnue, cette angoisse et cette joie de l’enfance. J’ai moins peur, j’avance entre les tirs ennemis, je me sens habité par les autres hommes, ces guerriers, ces ancêtres. Un projectile touche mon casque et l’explosion résonne dans ma tête. Je reste sonné quelques minutes, sans rien entendre. Comment ne l’ai-je pas démasquée plus tôt ? Je la connais si bien, et elle n’est pas discrète ! Difficile de ne pas entendre les hélicoptères, de ne pas voir les blindés. Et que croyez-vous ? Que comme le nuage radioactif de Tchernobyl elle se serait arrêtée aux frontières ? Mais la guerre, mon bon monsieur, passe au-dessus de vos idées abstraites (douanières ou épistémologiques). Elle est encore là, elle cavale, emportant tout sur son passage, des colonies aux banlieues, sous les « zones de non-droit », les « territoires perdus de la république », c’est la guerre qui se déplace des villes aux marais, jusqu’à moi... Et jusqu’à vous, car je l’ai reconnue. Recroquevillé contre une barricade en feu, immobile au milieu de l’enfer, attendant les secours, je pense à Marx. Parler de guerre c’est une émancipation, destruction du fétiche : « La guerre est déjà là », dépassement de l’aliénation : Journal de guerre. Ce texte, sera écrit avec une pensée particulière pour nos camardes « jeunes des cités » qui subissent cette oppression depuis plus longtemps que nous dans une indifférence effrayante.

Absurde modernité

Cette indifférence (qui nous guette) est due à une répression d’État, tant juridique que médiatique, à ne pas en douter. Si cette répression (cette guerre) est d’abord raciste, elle se déplace, et les policiers traitent leurs prisonniers comme des ennemis : « gaucho », « terroriste », « black bloc », « zadiste », qui sont autant de caractéristiques méritant un passage à tabac en cellule. On peut aussi accuser les perceptions modernes. Cette étrange schizophrénie de la modernité, permettant qu’une opération militaire de grande envergure puisse avoir lieu à 20 km d’une métropole, que le RER relie le Tiers Monde aux Champs Élysées. Cette guerre est une plongée dans l’absurde moderne : toujours avec ma raquette de badminton, je me bats sur une barricade le matin et l’après-midi je suis à la plage. Le TGV me permet de rejoindre la paix depuis la guerre, ou l’inverse. être sur zone est une explosion de réalités qui se superposent : chaque km compte, la différence de perception entre les lieux est énorme, sans parler du fossé qui sépare l’intérieur à l’extérieur. On pense aux poilus qui rentrent à l’arrière dans l’incompréhension de leur famille.

Ce terrain est propice à brouiller les frontières entre fiction et réalité, à attiser les haines de chacun et à cristalliser les positions politiques. A cela s’ajoute une guerre de l’image, du média, de l’information et une révolution esthétique qui fait éclater les cadres de représentation. Pour se protéger de la répression juridique et de l’appareil de vidéo surveillance, beaucoup d’entre nous sont masqués, cette nécessité est aussi transformée en expression émancipatrice (clowns masqués, esthétique de la cagoule...). C’est dans cette atmosphère étrange que l’on prend son repas : un drone survole une foule épuisée au visage dissimulé. Avez-vous déjà essayé d’avaler une soupe vegan à travers une cagoule ? La confusion est totale, le sensible s’ouvre et laisse apparaître les possibles.
Il y a d’un côté la nécessité d’appeler cette paix une guerre, de dénoncer le réel, de le comprendre, de mettre des mots justes sur des phénomènes concrets. Une urgence épistémologique. De l’autre, un combat esthétique à mener, une mythologie à créer, ce que nous ferons à l’aide de la fiction.

De quoi est faite notre guerre ?

Vous pensez peut-être, avec raison, qu’il y a un problème moral à parler de guerre à la ZAD alors que les morts des guerres mondiales se comptent par millions, que l’on tue à Gaza et que la Syrie est une boucherie sans nom. Mais c’est que vous ne comprenez pas mon propos. C’est qu’il faut penser la guerre comme un système. Que l’expérience de guerre, la souffrance n’implique pas de hiérarchisation possible. Pensez aux jeunes « indigènes » ou aux jeunes recrues d’Algérie qui n’ont jamais « fait le coup de feu », certains sont morts, les vivants sont traumatisés. On peut parler d’intensité de guerre, et sur son thermomètre, nous parlons depuis les plus bas degrés. Mais lorsqu’il y a 200 blessés en deux heures, que l’on porte des camarades sur son dos avec la jambe déchirée, que des corps s’entassent à l’infirmerie dont les blessures par balles sont autour des parties génitales, que l’ennemi vise les brancardiers, nous avons le besoin mais aussi le devoir de parler d’une guerre. Cette guerre s’inscrit dans la guerre « moderne », la guerre « propre », avec toute l’absurdité qu’elle contient. Se poser cette question est douloureux car c’est accepter cette guerre (que l’on n’a pas voulu) mais c’est aussi s’y sentir à l’aise. Aménager les tranchées, tant matérielles qu’intellectuelles, pour y vivre.

Le premier matin de la trêve, nous sommes deux, casque, bouclier, attendant les renforts pour accueillir 2500 gendarmes mobiles. Notre guerre est faite d’inégalités de forces, elle s’inscrit dans la guerre contre-insurrectionnelle, d’un État contre sa population. Une guerre où l’ennemi a dans son camp la légitimité et la loi. Mais cette insurrection est aussi la défense d’un territoire. Les forces ennemies occupent militairement une partie de ce territoire, pratiquent la politique de la terre brulée, il détruit des habitations, saccage au couteau des campements, menace et surveille depuis le ciel. A cela s’oppose la guérilla, avec l’appui de la population locale, les camps clandestins, les expéditions dans la nuit échappant au spot de l’hélicoptère. Une guerre d’occupation militaire et contre-insurrectionnelle dont l’armée française (que nous avons en face de nous) est finalement une spécialiste historique. Justement, que nous dit l’histoire ? Que c’est une guerre hors-la-loi, psychologique, et terrible : Les mesures juridiques exceptionnelles, l’antiterrorisme. Que dire de ces réveils à la grenade, des fumigènes dans les dortoirs, des caravanes en feu, des coups de couteaux dans la nourriture, les bouteilles d’eau, de ces traques à travers champs, poursuivies par des chiens ? On voit que le débat doit se porter au-delà de la question de la violence, pour parler de notre vécu (qu’on le veuille ou non) fait d’images, de situations, de mécanismes. Nous pouvons parler de la guerre, comme d’un registre théâtral, tragique, pas celui des dieux et des rois mais des humains qui dure depuis toujours et qu’il est vain de croire en dehors de nous.

Tragédie humaine

C’est elle, la tragédie, qui nous a le mieux parlé de la guerre, à travers les films, les livres, elle nous racontait les histoires d’hommes et de femmes. C’est à travers la fiction, les motifs, que nous percevons où nous sommes, l’époque dans laquelle nous nous inscrivons. La tragédie est la lanterne de l’Histoire. C’est avec elle que nous pouvons voir, dans les blindés, l’armée d’occupation nazie, les marécages et les hélicoptères du Vietnam, les pelleteuses de Palestine, les barbes et les feux de camps de Cuba, les tranchées et la boue de 14-18, les grenades de la Seconde Guerre mondiale, les civières et les sous-off de toutes les guerres de position, le drone du futur, les barricades de la Commune, les infiltrés d’Algérie, les bourreaux du Chili, les légionnaires de Rome, les charges héroïques de l’époque napoléonienne, les suffragettes pyromanes, le siège d’Alésia, les angoisses, les prisonniers de la résistance, les tours de garde de l’IRA, les jusqu’au-boutistes de la bande à Baader- Meinhof, les bolchéviques bureaucratiques, les anarchistes illuminés, les blanquistes de la barricade, les fétichistes de l’uniforme, les chevaliers et leurs écuyers s’armant sur le champ de bataille, les divisions internes du FLN... C’est la tragédie qui aide à comprendre les mécanismes, les traumatismes de la guerre et à les déjouer. Cette tragédie semble se jouer en plusieurs actes :

1) répression 2) rébellion 3) radicalisation
1) Infiltration 2) Suspicion 3) désolidarisation
1) division 2) négociation 3) trahison
1) criminalisation 2) invisibilisation 3) marginalisation

Ces mécanismes auxquels nous sommes confrontés, sont-ils des règles objectives de la guerre ? En tout cas, se faire tirer dessus par un char, donne une certitude inébranlable : La guerre c’est l’horreur. Malheureusement, si nous parlons d’elle dans le registre tragique c’est qu’elle n’est pas le drame. La guerre est aussi la beauté, la grandeur, la joie.

La guerre, abrutis !

C’est la guerre ! quoi ? Abrutis ! La guerre nous abruti. Elle simplifie tout sur son passage, elle écrase, aplati les réalités. Les difficultés sont traitées dans l’urgence, les choses et les hommes s’écrasent sur son passage comme sur le passage d’une tempête. Le réel explose, l’information se fait rare, le vivant est partout et les désirs multipliés. Nous sommes dans le présent. Le doute trouve mal sa place. La menace pèse lourd dans les débats, la mort ou la prison rendent toutes les choses graves. Les esprits des hommes sont concentrés, et les corps raidis dans l’obscurité. C’est la guerre dans les corps. Elle les blesse, les meurtri, les mutile, les rend malades. Les sens sont aux aguets du danger. Mais elle les rend plus forts, les endurci, les rend glorieux et vivants, on danse entre les éclats. L’affrontement est un jeu, un mouvement vers la vie, cette « longue mort ». Sartre parlait de la résistance, de la « république du sang et des larmes », comme de la plus belle qu’il ait connu, ou du moins, la plus vraie.

Cette expérience de guerre, et nous espérons que vous êtes convaincus de l’utilisation du mot, nous fait voir sous un meilleur jour le pacifisme radical. Mais elle donne surtout envie de célébrer la résistance, car nous sommes aujourd’hui à nouveau rassurés : aucun monde, aussi dystopique, aussi puissant soit-il, ne peut venir à bout de la résistance d’un peuple. Cette certitude pourrait passer pour une loi de l’Histoire.

Signé X

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