20 juin
M’obliger. Quel autre foutu verbe encore ? M’obliger à ne pas baisser le regard, à ne pas détourner les yeux, à ne pas couper le son, à ne pas retourner mes différents écrans.
À s’en brûler les yeux, s’en déchirer les tympans.
Chaque visage, chaque corps, chaque cri, chaque cratère, chaque membre, chaque arbre, chaque bête, chaque crépitement, chaque explosion, chaque flamme, chaque mur, chaque fenêtre, chaque tente, chaque barque, chaque récit, chaque survivant, chaque foutu jour depuis…
La nuit ne veille plus.
21 juin
Pas aujourd’hui, me confirme ma sœur. Demain, aux premières heures.
Nous n’osons ajouter mot.
Le drone est pour sûr au rendez-vous, de plus en plus présent, plus assourdissant que jamais depuis l’expansion de l’agression israélienne à l’Iran. Oui, demain. Les premières heures. Et à chaque jour suffit…
Le présent n’est plus que cela désormais, des sables mouvants.
22 juin
Un message reçu vers trois heures et quelques du matin, lu trois heures plus tard alors que je me lève pour soulager ma vessie. Le grand guignol à la tête de la superpuissance des États-Unis d’Amérique annonce les frappes chirurgicales massives contre les trois principales installations nucléaires du régime iranien. Il tient à remercier et féliciter son acolyte « Bibi » Netanyahou. Nous avons travaillé en équipe, comme aucune équipe n’avait peut-être jamais travaillé auparavant et nous avons fait un long chemin pour éliminer cette horrible menace qui pesait sur Israël. Je tiens à remercier l’armée israélienne pour le travail remarquable qu’elle a accompli. S’ensuit une tirade en hommage à l’armée de la superpuissance et ses extraordinaires et spectaculaires capacités. Aucune armée au monde n’aurait pu faire ce que nous avons fait ce soir. Loin s’en faut. Jamais une armée n’a été capable de réaliser ce qui vient de se passer il y a quelques instants. Pour finir, l’homme orange tient à remercier tout le monde, et en particulier Dieu. Je veux simplement dire que nous t’aimons, Dieu, et que nous aimons notre grande armée. Protège-les. Que Dieu bénisse le Moyen-Orient. Que Dieu bénisse Israël et que Dieu bénisse l’Amérique. Ses tout derniers mots : Merci beaucoup. Merci. Je me rendors étrangement peu de temps après.
Je me réveille franchement vers onze heures. Aucun autre message. Je ne me pince pas pour m’assurer que ce n’était qu’un mauvais rêve, je m’en doutais, nous nous en doutions. Rien d’imprévisible avec eux. L’impunité est telle. Le pire est notre cap, et nous semblons bien loin de l’avoir atteint. Un horizon sans cesse fuyant. Il n’y aura jamais assez de notre sang, il n’y aura jamais assez de prétexte et d’imposture pour étendre l’emprise délirante, suprémaciste, et, il va de soi, économico-financière, israélo-américano-occidentale. Avec la contribution plus ou moins directe, plus ou moins effective, plus ou moins perfide, de nos pathétiques et despotiques régimes, nos fantoches de toujours (depuis la chute de l’Empire Ottoman et les désastreux accords Sykes-Picot, pour être plus précis), têtes, couronnes et turbans interchangeables.
Le drone est bien évidemment juste au-dessus. L’on pourrait presque croire que chaque individu, chaque immeuble, chaque rue, a droit au sien. Nulle musique ne couvre, pas même l’intensité d’un morceau de Swans. You Fucking People Make Me Sick.
Soudain, la machine se tait. Plus de bourdon d’un coup.
Mais il me suffit d’écrire ces quelques mots pour que cela resurgisse.
Je ne sais pas quand j’irais de nouveau sur la tombe de ma mère.
23 juin
Nous sommes toujours à 296 kms d’un génocide en cours.
Bien qu’abandonnés de quasiment tous, les palestiniens de Gaza continuent de s’acharner à ne pas disparaître.
Ghassan Salhab