Journal de bord (2)

Ghassan Salhab

paru dans lundimatin#482, le 1er juillet 2025

24 juin
Douze jours de bombardements, de destruction, à plus de deux milles kilomètres de distance, avions de chasse, bombardiers, missiles et drones à l’appui, puis un soudain cessez-le-feu. Telle une pièce écrite dont on ignorait encore le dénouement. Chaque partie évidemment réclame victoire, puisque nul n’a gagné définitivement, sinon la mort, une fois de plus. Et l’enterrement plus que définitif dudit droit international, des dites conventions de Genève, dont on savait depuis quasiment leur rédaction qu’ils ne seraient valables et applicables que dans un seul sens.

Je ne suis pas content d’Israël, assène, aux dernières heures de la cessation des hostilités, l’homme orange avant son départ pour le sommet de l’OTAN à La Haye. Et son visage qui prend l’expression de son mécontentement. Je n’entends pas sa voix, je lis la traduction en arabe, je vois sa bouche s’ouvrir grand, verticalement, ses yeux se plisser sur le grand écran d’un café où tous les clients lui tournent le dos, pris dans diverses conversations. Deux pays qui se battent depuis si longtemps et si violemment qu’ils ne savent même plus ce qu’ils foutent, dit-il d’Israël et l’Iran. They don’t see any more what the fuck they are doing.

Impossible de ne pas se demander comment les Palestiniens à Gaza ont reçu ce cessez-le-feu, eux qui n’ont nulle force de dissuasion, qui ont eu tout juste droit à deux courtes trêves et qu’on maintient aux limites extrêmes de la famine, déportés de dévastation en désolation. Impossible de ne pas se demander comment les Palestiniens de Cisjordanie ont bien pu accueillir ce cessez-le-feu, eux dont les territoires (occupés, précise-t-on encore avec euphémisme) ne sont plus que peau de chagrin, dont les colons s’approprient ou détruisent à coup de bulldozer ou dynamites leur demeure, ces mêmes colons (les extrémistes aime-t-on souligner, persuadés que les « autres » sont normaux, voire paisibles, sympathiques) incendient tout aussi systématiquement les oliviers, les champs, tuent les troupeaux, confisquent l’eau…

Six cent vingt-six jours et nuits en ce mardi. Plus de quatre-vingt-neuf semaines.

Les nuages se font de plus en plus rares dans ce bleu ciel pâlichon. La mer ne bouge plus. Nulle barque, nulle embarcation. Tout est comme figé.

25 juin
Les drones sont plus discrets au lendemain. Dans le ciel de Beyrouth du moins, le sud du pays continue de subir cet incessant bourdonnement, en plus des attaques meurtrières quotidiennes et des quatre points frontaliers en hauteur qu’ils continuent d’occuper comme si de rien n’était.

L’extrême humidité gagne déjà, les moustiques de plus belle, histoire de rendre l’été encore plus pénible. Mais pas de panique, maintenant que l’espace aérien s’est permanemment rouvert, que notre ciel n’est plus traversé par des missiles et contre-missiles, le ministre du tourisme local et quasi tous les membres du gouvernement peuvent continuer d’ignorer les quartiers du sud de la capitale, les nombreux villages et villes, que les forces Israéliennes ont une fois de plus détruits, écrasés, en octobre, novembre 2024, ne surtout pas évoquer les milliers de victimes, masquer tant qu’à faire les nombreux visages défigurés par les explosions au biper et talkiewalkies, et de nouveau déployer tous les charmes du pays, pour accueillir nos précieux expatriés et leurs encore plus précieux dollars. On espère plus de trois milliards. Hôtellerie, restaurants, plages, festivals, événements culturels et autres festivités… Quasi aucune autre entrée d’argent, sinon lesdites aides internationales, cette désastreuse dépendance de toujours.

Et surtout continuer de rassurer la « communauté internationale », l’auto proclamé « monde libre », quant au désarmement du Hezbollah, parti qui n’est la conséquence de rien bien évidemment, et avant qui tout allez pour le mieux dans le bled.

Ah avant ! les glorieux temps d’avant…

26 juin
Les drones sont toujours aussi discrets au-dessus de la capitale.

Des nuages de nouveau, filant, comme s’ils étaient pressés d’aller voir ailleurs. L’un d’eux ressemble à un ange ailé, une seule aile en fait, la tête jetée vers l’avant. Image volatile.

Je guette en vain d’autres nuages, d’est en ouest, du nord au sud, seule la persistante épaisse couche de pollution s’étalant entre ciel et mer.

Ces derniers vingt-quatre heures je suis presque parvenu à ne pas regarder les effroyables et déchirantes vidéos que continuent malgré tout de partager les journalistes restants et autres individus dans l’enfer absolu de Gaza. Oui, presque. L’on se dit à chaque fois que l’on a tout vu, que le pire est atteint, qu’il n’en finit plus de se répéter, qu’il risque même de se perdre dans l’incessant flot des images… L’on se berne comme on peut.

Et j’essaie vainement d’imaginer l’état d’être de ces femmes, ces hommes, qui nous envoient ces images, leurs dernières peut-être, j’essaie d’imaginer ce que je n’aurai jamais pensé devoir un jour imaginer. Leurs derniers retranchements… 

Toute l’énergie du désespoir.

Leur regard.

27 juin
Ne surtout pas écrire pour écrire, me dis-je. Ce piège.

Six cent vingt-neuf jours et nuits en ce vendredi.

Le soleil est à son zénith alors que le prêche dans la plus proche mosquée commence. Je crois entendre que tout prend forme, se développe et disparaît dans le temps. Mais je n’en suis pas sûr. La descente d’un avion civil couvre la voix.

28 juin
Des corbeaux pie ces temps-ci, je les vois s’envoler d’un toit à un autre, d’un balcon à un autre, s’entrecroisant. Au déclin du jour surtout, lent déclin, comme au-dessus de Dakar. Un ami me rapporte que la société Solidere avait importé cette espèce dans les années 90, Solidere ou la société anonyme libanaise chargée de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth, après « la fin de la guerre » du Liban en 1990. Pour le dire plus clairement, la société qui a copieusement arnaqué pléthore de gens. Ces corbeaux se sont reproduits depuis, ils chassent avec violence les oiseaux locaux, détruisent les nids, me précise mon ami.

Ils rendaient folle Loulou, ma féline adorée. Elle les pressentait avant même qu’ils n’arrivent, se mettait aux aguets. Comme pour chaque mur du son franchi par l’aviation ennemie. Les corbeaux certes la narguaient, mais elle était prête à leur sauter dessus, se tortillant sur place, émettant un son bien particulier, sorte de caquètement. Les différents Phantom israéliens la faisaient se ruer sous le lit. Elle n’en sortait pas avant d’être bien sûr qu’ils ne reviendraient pas de sitôt.

29 juin
Un grand café au bord de la mer, j’entends une conversation entre deux des serveurs qui regardent un clip sur un téléphone, une chanson comme tant d’autres, mièvrerie mollement rythmée. Le plus âgé des serveurs affirme que ce chanteur est d’origine palestinienne, s’offusquant de le voir se dandiner. Regarde-moi ça ! Poliment, le plus jeune se permet de dire que quand même il en a le droit. Inévitablement, me reviennent les mots de Mohamed El-Kurd qui refuse d’endosser le rôle de ’victime parfaite’ que les Palestiniens sont souvent sommés d’incarner pour être pris au sérieux. On exige des Palestiniens qu’ils soient, faute d’une meilleure expression, des victimes parfaites, qu’ils se montrent avec cette civilité ethnocentrique qui respecte les directives occidentales ; à défaut, leur mort serait méritée

Pas vraiment convaincu, l’aîné des serveurs fait la moue. Le jeune profite de l’appel d’un consommateur pour s’éclipser, rangeant l’appareil dans sa poche.

La mer méditerranéenne demeure immobile.

Ghassan Salhab

(peinture de Samir Khaddaj)

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :