Jeunesses en révolution - Itinéraires, de la France à la Syrie

Entretien avec Laurent Borredon (Le Monde)

En Route ! - paru dans lundimatin#63, le 30 mai 2016

« Jeunesse en révolution - Itinéraires, de la France à la Syrie » vient d’être publié par les éditions de La Découverte. Co-écrit par Laurent Borredon, journaliste au Monde et Pierre Torres, biologiste, otage de l’Etat Islamique, photographe et dessinateur (que nous avions interviewé l’année dernière. c’est un livre aussi déroutant que passionnant. Il y est question de jeunes français qui partent en Libye documenter l’insurrection, de l’imprécision des tirs de mortiers, des goûts télévisuels de Mehdi Nemmouche, de la manière dont l’antiterrorisme est traité par les ’services’ et la presse ; et plus généralement d’une aventure à travers les révolutions arabes jusqu’à leur retournement actuel.
S’il fallait ranger ce livre dans une bonne bibliothèque, ce serait certainement à côté d’« Hommage à la Catalogne » de Georges Orwell. Nous n’en dirons pas plus sur le contenu que nous encourageons nos lecteurs à découvrir par eux-mêmes.

Nous avons envoyé une série de question à Laurent Borredon afin qu’il nous éclaire sur la genèse de ce livre ainsi que sur la manière dont on traite les questions de « police » et de « justice » lorsqu’on travaille dans le plus grand quotidien français.

Bonjour Laurent Borredon, vous avez longtemps écrit pour les pages Police/Justice du quotidien Le Monde. Pourquoi pas les pages Sport, Politique, ou Cuisine ?
Je vais dire une banalité, mais la police, c’est assez politique, non ? Un aspect qui m’a toujours attiré vers ce sujet, c’est que son traitement va du local au national (voire international) tout en étant toujours politique, surtout quand on le traite au Monde. On passe une semaine dans un commissariat, 24 heures avec le ministre, on se plonge dans le traitement d’une affaire judiciaire... J’avoue que le fatras mythologique sur les « grands flics » et les « grands voyous » m’intéresse moins, en revanche. La police d’aujourd’hui ne se joue pas là, et je ne suis pas sûr que ça ait jamais été le cas d’ailleurs.
Vous avez publié « Jeunesses en révolution, Itinéraires de la France à la Syrie » avec Pierre Torres. À la lecture, on comprend que les circonstances de votre rencontre concentrent toute l’ambiguïté qui traverse le livre. Pouvez-vous nous expliquer qui est Pierre Torres et sa relation très particulière à l’antiterrorisme ?
Dans l’entreprise d’étiquetage des personnes et des comportements qu’est l’antiterrorisme, Pierre est un bug révélateur. Comme si un employé de supermarché avait recouvert l’étiquette d’un produit en solde par le prix normal. De retour de sa prise d’otage en Syrie, Pierre avait l’étiquette « victime du terrorisme ». A l’occasion d’une simple démarche administrative, il s’est rendu compte que l’antiterrorisme français avait juste oublié d’enlever l’étiquetage précédent, celui de « suspect de terrorisme ». Un étiquetage posé via une fiche « S », pour « sûreté de l’Etat », et une fiche « PJ » uniquement parce que son frère jumeau avait été entendu et perquisitionné dans l’affaire dite « de Tarnac », que vos lecteurs connaissent peut-être. C’est intéressant à plusieurs niveaux : déjà par la légèreté avec laquelle les services de police émettent ce genre de fiche. Pierre était très loin (même géographiquement très loin) de Tarnac au moment où ces fiches sont émises. Ensuite par la négligence avec laquelle elles sont traitées ensuite : combien de temps Pierre aurait-il été fiché comme un danger pour « l’Etat » s’il ne s’en était pas aperçu ? Et puis il y a enfin ce brouillage des identités.
D’un point de vue extérieur, les pages police/justice semblent couvrir un spectre très large de l’information qui pourrait aller du fait divers à l’attentat en passant par les humeurs de tel ou tel ministre de l’intérieur. Comment hiérarchise-t-on, au quotidien, l’importance ou la futilité d’une information ? Dans quelle mesure la rédaction et en général vos supérieurs, ont-ils une influence sur le choix des sujets traités et leur importance dans le journal ?
La hiérarchisation pure et parfaite est un fantasme. Un média généraliste est un ensemble de microdécisions liées au contexte global du flux d’actualité, à la disponibilité de tel ou tel journaliste, à la place dans les pages (pour un journal papier), aux rapports de force et d’amitiés dans une rédaction, etc.
Oui, mais corrigez-nous si on se trompe mais il y a tout de même une hiérarchisation qui s’opère du fait de la nature même du travail du journaliste et de la temporalité dans laquelle ce travail s’effectue. Publier une dépêche AFP ou relayer une déclaration officielle, ça ne prend pas exactement le même temps que de mener une enquête sur un « dossier ». On pourrait même dire que ce n’est pas le même « travail ». Prenons l’exemple très récent de la voiture de police incendiée à Paris en marge de la manifestation du syndicat de police Alliance. La voiture n’a pas encore fini de brûler que le gouvernement et la préfecture communiquent tous azimuts, le soir même, 5 personnes sont arrêtées et là ça y va plein pot. On imagine bien que les journalistes qui ont l’habitude de travailler avec les communicants du ministère de l’Intérieur, de la préfecture ou du parquet se disent tous « oh la la, ils vont bien vite en besogne, à tous les coups ces arrestations ont été faites à la va-vite et ça va se dégonfler ». Sauf que de fait, il faudra plusieurs jours, voire plusieurs semaines avant qu’un journaliste un peu motivé se plonge dans le dossier et soit en mesure de produire un discours critique. Et cela, de fait, ça produit une hiérarchisation, même subie.
En fait, si, reprendre une dépêche AFP ou relayer une déclaration officielle, c’est le même “travail” que mener une enquête, dans la mesure où cela demande le même recul et le même esprit critique. Sur l’exemple que vous citez, l’examen des premiers éléments fournis par les autorités poussait à une grande prudence. Donc le discours critique peut être presqu’immédiat. C’est une question de choix, rien de subi là dedans.

Quand à la hiérarchisation de cette information, elle est indépendante de la valeur même de ces interpellations : au fond, qu’on pense qu’il s’agit du fruit d’une magnifique enquête éclair ou d’une opération politique du type “embarquez les suspects habituels”, il s’agit d’un événement important.

Mais ça ne veut pas dire que c’est facile. Pour revenir à un dossier que je connais bien mais que j’ai pris en route, Tarnac, je me suis toujours demandé comment j’aurais réagi dans la foulée des interpellations en novembre 2008. Aurais-je su être prudent comme mon journal l’a été ? Serais-je tombé dans le panneau comme Libé ? Cela dépend de tellement de facteurs (expérience, contacts, etc.)...

Comment traite-t-on les informations de source gouvernementale, dont on sait que si elles sont communiquées, c’est dans un but de com’ gouvernementale. Et notamment les batailles de chiffres, par exemple quand Beauvau donne un décompte précis du nombre de perquisitions administratives, d’armes saisies dans le cadre de l’état d’urgence. En soi, c’est une info ; mais les relayer sans autre précision comme l’ont fait beaucoup de médias, c’est accréditer l’idée que les outils de l’état d’urgence sont utiles et efficaces, ce qui est justement le but de Beauvau. Alors qu’en réalité derrière ces chiffres se cachent des réalités très diverses (perquisitions justifiées ou abusives, ou qui auraient pu intervenir dans un cadre judiciaire, armes de chasse, etc.). Je pense également à ce qu’on voit en ce moment s’agissant de ce qui peut être relayé sur les blessures des policiers dans les manifs. Y a t-il un traitement spécifique de ces sources gouvernementales officielles ? On a le sentiment parfois (souvent) que nombre de journalistes n’usent pas des mêmes précautions lorsqu’ils relayent le discours gouvernemental officiel que lorsqu’ils relayent des informations venant d’autres sources.
C’est certain. Mais je pense que pour beaucoup, l’état d’urgence a eu un effet salutaire : il est devenu difficile d’ignorer - ou de feindre d’ignorer, par commodité - que les sources officielles n’ont pas plus de valeur que les autres. Voire moins, en l’occurrence. L’exemple des saisies d’« armes » est le plus flagrant.
On conviendra qu’un fait divers puisse contenir une vérité redoutable ou qu’une déclaration de ministre puisse être sans le moindre intérêt publique, cependant, on imagine bien comment sur certains sujets, les enjeux dépassent largement le simple récit des faits et peuvent même coïncider avec les intérêts politiques et sécuritaires de l’appareil gouvernemental – on pense évidemment ici aux questions liées à l’antiterrorisme mais pas que –, que pouvez-vous nous dire de cette imbrication entre information et politique ?
C’est le problème des nombreux « attentats déjoués » de Hollande, Valls et Cazeneuve. Ils sont vendus publiquement (au détour d’un déplacement ministériel) ou plus discrètement, via des fuites organisées. Ils font de beaux bandeaux en continu sur les chaînes infos. On s’aperçoit ensuite de leur inanité (et on s’en aperçoit une seconde fois quand de vrais attaques surviennent). Mais l’effet voulu est là. D’où le dilemme : on en parle ou pas ?
Comment cela se passe dans les bureaux du Monde, le soir du 13 novembre 2015 ?
La particularité du 13 novembre, c’est que les attentats ont eu lieu dans le « journalistan » parisien : un grand nombre de membres des rédactions parisiennes habitent dans le quartier, où, au minimum, y ont leurs habitudes de sortie. Pour une fois, des journalistes se sont retrouvés être leurs propres témoins, directs ou indirects. Ca a été mon cas, et c’est un sentiment très étrange. Quand vous êtes journaliste « police » sur une scène d’attentat avant même la police, vous faites quoi ? Je ne sais pas s’il y a une bonne réponse. J’ai appelé la police, justement - en tous cas un haut responsable que j’ai mis au courant, parce que j’imaginais bien que le 17 était saturé. Et puis j’ai essayé de comprendre de quoi il s’agissait, et seulement après j’ai twitté, prudemment. C’était le seul moyen de communiquer, puisque LeMonde.fr avait crashé sous les connexions. La suite, c’est une nuit de rush.
Vous avez souvent écrit des articles qui remettaient en cause, dans des affaires précises, la qualité ou la probité du travail des services de l’antiterrorisme, mais est-il possible de garder cette distance critique après que des dizaines de personnes se soient faites tirées dessus dans un bar en bas de chez vous ?
C’est quasiment une nécessité. L’empathie est là, même si j’ai eu la chance de n’avoir aucune victime dans mon entourage proche. Elle était déjà là pour Merah - je me souviens encore d’avoir été submergé par l’émotion le matin d’Ozar Hatorah qui me touchait personnellement encore par un autre biais. Mais elle n’efface pas la volonté de comprendre. D’ailleurs, au final, les journalistes parisiens ont plutôt gardé une distance critique, malgré la proximité des faits avec leur propre vie. De ce point de vue-là, le 13 novembre, c’est l’anti-11 Septembre.

Ce qui est toujours étonnant dans ce genre de cas, c’est une certaine amnésie médiatique. Ou en tous cas, notre incapacité à relier certaines choses. Un très bon papier de Mediapart, après le 13 novembre, remontait les échecs de l’antiterrorisme depuis Tarnac (je parle de mémoire). C’est une évidence, et pourtant, quand la DCRI foire Merah, tout le monde est surpris. On écrit depuis des années sur les ratés de la SDAT (la police judiciaire antiterroriste) et de la DCRI (renseignement antiterroriste) dans l’affaire de Tarnac, par exemple, sans réaliser vraiment que ce sont les mêmes services (voire les mêmes personnes) qui sont chargés des « vrais » terroristes, et donc susceptibles de commettre les mêmes erreurs : filatures ratées, erreurs d’appréciation, etc. Et ça continue. Mais je m’égare.

Comment avez-vous vu évoluer, dans la sphère journalistique, la place de la menace terroriste ?
Elle a explosé, bien sûr, c’est une banalité de le dire. Mais ce qu’on décrit en creux dans le livre, c’est à quel point elle finit par tout effacer. Au fur et à mesure des voyages de Pierre en Libye et en Syrie, la perception évolue, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus envisager les événements que sous un seul angle, celui du djihadiste. Je ne suis pas certain d’avoir jamais connu ça : tous les sujets publics, de la diplomatie à la religion, à l’école, à l’Europe, à l’immigration sont entièrement gangrené par cette figure, avec une complicité active des politiques et des médias.

Pour les « djihadistes », donc, la difficulté est évidemment de dire à un moment qu’il faut aussi parler d’autre chose. Mais c’est très difficile, tant le sujet provoque un effet boule de neige qui emporte tout sur son passage.

Pour résumer : rigole-t-on au bureau quand on travaille sur l’antiterrorisme ?
Souvent. Et puis parfois, on se marre sur des écoutes débiles de conversations entre des mecs en Syrie et leur famille, où ils révèlent toute leur bêtise. Et on réalise d’un coup que le mec a tué 90 personnes en bas de chez nous. Et on ressent un petit malaise..
Le soir des attentats du 13 novembre, François Hollande déclarait l’état d’urgence et annonçait publiquement que la France était en guerre. Vous avez tenu pendant plusieurs mois un blog intitulé « Observatoire de l’État d’urgence » dans lequel on pouvait lire de nombreux récits très critiques quant aux conséquences réelles des mesures prises par le gouvernement. Sur le site de lundimatin, nous avons lourdement insisté sur l’opération politique que constituaient cet état d’urgence ainsi que toute la rhétorique déployée par le gouvernement. Cependant, personne ne pouvait imaginer qu’après deux vagues d’attentats, un président se contente d’annoncer l’ouverture d’une enquête judiciaire. Comment, à l’échelle d’une rédaction, fait-on la part des choses entre une réaction gouvernementale attendue et factuelle et ce qui relèverait plus d’une offensive idéologique et politique ?
La réaction politique, pour le coup, présente de grandes similitudes avec le 11-Septembre. Il y a la rhétorique guerrière. Il y a l’opportunisme cynique : comme le Patriot Act, la loi renseignement est antérieure aux attentats, mais passe comme une lettre à la poste grâce à eux (et il y a aussi l’éventualité de l’usage de l’état d’urgence, anticipée par Matignon plusieurs mois avant le 13 novembre). Il y a enfin l’improvisation et la nullité politique (la déchéance de nationalité, les perquisitions tous azimuts). Cela rend le décryptage pas toujours évident, car la part d’improvisation et de nullité recouvre ce qui peut relever d’une offensive idéologique et politique.

Un exemple très récent est éclairant. Il y a quelques jours, subitement, Manuel Valls évoque Julien Coupat au Sénat dans le cadre d’une réponse sur les violences qui entourent le mouvement contre la loi travail : « Je veux dire à tous ces casseurs, à ces Black Blocs et aux amis de M. Coupat, à toutes ces organisations qui au fond n’aiment pas la démocratie et qui en contestent les principes, qu’ils trouveront la plus grande détermination de l’Etat, de la police et de la justice. » Evidemment, le premier réflexe est de se dire que le gouvernement nous ressort Coupat par commodité : il faut offrir à l’opinion publique un leader caché qui tirerait les ficelles de ces violences si difficiles à cerner, à appréhender ; des groupes ultraorganisés - le Black Blocs - ; et enfin une mouvance - l’ultragauche. Alors que la gestion de ces événements enfonce le premier ministre dans les tréfonds des sondages (et lui et son entourage leur accordent une importance démesurée), cela peut sembler une tentative improvisée un peu pathétique.

Sauf que, dans la pensée de Manuel Valls, la lutte contre l’« ultragauche » a toujours été mise à égalité avec la lutte contre les groupuscules d’extrême droite ou les radicaux islamistes. Dès novembre 2012, il a demandé une plus grande coopération policière européenne face « aux formes de violence provenant de l’ultragauche, de mouvements d’anarchistes ou d’autonomes » qu’il cite entre la criminalité organisée, les djihadistes et l’extrême droite identitaire. C’est en marge d’une réunion d’Interpol. A ce moment, ce qui inquiète, ce sont les No-TAV et un peu les zadistes, même si la tension n’a rien à voir avec celle qui va s’installer ensuite pour ces derniers. Mais tout le monde est déjà réduit à « l’ultragauche ». Les amis de M. Coupat.

Le 28 novembre, vous avez publié un papier intitulé « L’antiterrorisme en état de mort clinique ». Un passage a été repris dans la revue francophone de l’EI et il paraît qu’Alain Bauer l’a lui aussi beaucoup apprécié, comment expliquez-vous cette unanimité ?
Il y a eu au moins quatre phases dans la manière dont ce pouvoir a abordé la question des critiques de l’antiterrorisme. Au début du quinquennat, une tentative de maîtrise politique et médiatique par Valls, qui émet lui-même des réserves sur la gestion de l’affaire Merah, commande un rapport. Mais la transparence est n’est que mimée. En réalité, le rapport ne concerne que les aspects sur lesquels le ministre veut bien réformer, et puis la fin de la récréation est vite sifflée.

Deuxième phase : il ne faut pas désespérer les services, ils font de leur mieux. Un peu naïf.

Et puis Bernard Cazeneuve arrive. Il a une réputation assez carrée. Mehdi Nemmouche est arrêté à Marseille, par hasard. On s’aperçoit qu’il a pu se balader assez tranquillement après l’attaque du musée juif de Bruxelles. On l’écrit. Et là, je me souviendrais toujours, j’étais en train de discuter sur le perron de la place Beauvau quand le ministre passe pour prendre sa voiture. Il s’arrête et dit : « Vous avez tort sur cette affaire, vous allez voir. » Je dois répondre un truc comme « ah bon, il n’a pas été arrêté par hasard ? » Et là, il dit « vous allez voir ». Eh ben on a vu. Ou plutôt, on a rien vu. C’était de l’enfumage pur et simple. C’est la troisième phase : on feint en permanence d’en savoir, ou d’en avoir plus, mais de ne pas pouvoir tout dire.

La quatrième phase, c’est l’intensification de la troisième : mensonges, dénis, hypercommunication décomplexée. C’est ce qui permet à un ministre réputé intelligent de sortir la phrase la plus stupide qui soit après les révélations sur l’assaut du RAID à Saint-Denis : « En France, il y a une vieille tradition du commentaire a posteriori (...) et des phrases qui parfois offensent et blessent. Ceux-là qui aiment les phrases ne prendront jamais place dans les colonnes d’assaut. » Même s’il y a un fond de vérité : à titre personnel, je monte un étage à pied et je crache mes poumons, alors prendre place dans une colonne d’assaut...

Mais c’est un méthode très efficace, car elle nourrit les journalistes qui pensent qu’il y a toujours deux faces à une histoire. Le pour, le contre. Ce qui est souvent faux. Je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut pas donner la parole, ou au moins interroger ceux qui défendent chacune des faces de l’histoire, ni qu’on peut toujours accéder à la vérité. Juste qu’à la fin, il n’est pas interdit de tirer les conclusions.

Le livre est construit autour du témoignage de Pierre Torres, ses voyages en Lybie, en Syrie, sa détention aux mains de l’Etat Islamique, etc. Pourtant, on aurait dû mal à dire que c’est un simple « récit de voyage » tant le récit renvoie à peu près systématiquement dos à dos les « cases » qui permettraient de cerner ou du moins décrire Pierre Torres et ses activités. Il part en Libye pour découvrir les révolutions arabes sans pour autant être « politisé », il participe aux « médias libres » sur place car c’est sa manière de prendre parti pour l’insurrection, il vend des photos à des journaux français pour rembourser ses voyages et finalement, il se retrouve consacré « journaliste-otage » par le gouvernement français et cela bien malgré lui. En somme, la figure du « journaliste » ou du moins, ce que signifie faire du journalisme, est au cœur d’un tension constante tout au long du livre. De fait, cette espèce de zone-grise, on comprend qu’elle est assez particulière au journalisme de guerre, c’est du moins ce qu’explique Torres. Pour autant, on s’aperçoit tout de même qu’avec l’importance d’Internet aujourd’hui, la décentralisation et l’« amateurisme » que cela permet, quelque chose est en train de changer. L’information ainsi que la possibilité d’informer n’est plus monopolisée par quelques dizaines de rédactions. Pensez-vous que nous assistons au début de la fin du journalisme « officiel » ?
Cet aspect du livre fait écho à la couverture des manifestations contre la loi travail, et à la présence de journalistes indépendants. Lorsque l’un d’eux a été interdit de manifestation, on a vu la très grande faiblesse du soutien de la “communauté” journalistique française et parfois même un phénomène de rejet. C’est assez similaire avec ce qu’on décrit sur le passage de Pierre en Libye. Avec quelques personnes, ils sont un moment les seuls occidentaux dans Misrata assiégé, et ça arrange bien tout le monde de les utiliser d’abord comme source, puis ensuite pour avoir des tuyaux quand les médias arrivent. Mais dès qu’un problème se produit - la blessure grave de l’un d’entre eux -, ils sont exclus. Et ce moment formidable arrive : le même média qui a répercuté l’un de leur reportage produit une espèce de portrait de groupe tout destiné à les dévaluer en tant que journalistes (étiquette qu’ils ne réclament pas, d’ailleurs, si ce n’est pour obtenir les soutiens qui leur permettraient de rapatrier le blessé dans de bonnes conditions).

On voit la même chose pour les photographes et vidéastes qui couvrent depuis des années au plus près les zads et autres manifestations. Ils sont bien commodes quand ils produisent de bonnes photos ou une vidéo efficace de violence policière que seule leur proximité avec les mouvements en question leur permet d’obtenir. Mais s’ils sont ciblés d’une manière ou d’une autre (de l’interdiction de manifester à une grenade de désencerclement), ils sont renvoyés à leur statut militant. Donc, la problématique n’est pas vraiment la fin du “journalisme officiel” mais plutôt l’acceptation de toutes sortes de journalisme et l’existence de gens qui voudraient définir un “journalisme officiel” (qui, sans surprise, serait le leur). Franchement, en 2016, certains découvrent tout d’un coup qu’on peut être journaliste et engagé ? Ils étaient sur la Lune, avant ? C’est un peu consubstantiel au journalisme depuis sa naissance, et on n’a pas attendu Internet pour voir ça. Je n’ai aucun engagement politique, mais je ne vois pas pourquoi un journaliste qui en aurait un serait moins valable en raison de cet engagement. S’il est mauvais, il est mauvais, et s’il est bon, il est bon, engagé ou pas.

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