Jean-Marie Straub et Danièle Huillet

parce que les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer
Saad Chakali & Alexia Roux

paru dans lundimatin#482, le 1er juillet 2025

Le caractère destructeur du cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ! Comprenons-en le sens depuis l’insufflation d’un texte de Walter Benjamin de 1931, qui s’intitule justement ainsi. Un mot d’ordre, faire de la place ; une seule activité, déblayer. Aucune haine, seulement un grand besoin d’air vif et d’espace à libérer. Leurs films sont si jeunes et si enjoués, ne craignent aucun malentendu, sont la fiabilité même, ont la tradition pour sol en étant celle des opprimé-e-s, qui savent ouvrir les yeux pour les fermer à l’oppression. La jeunesse d’un tel cinéma, moderne et primitif, donc barbare, remonte à loin, le cinéma muet et l’antiquité même, jusqu’aux montagnes qui sont des souvenirs de soleil. Ils déblaient en traçant des sentiers quand tout semble mal tourner, non pour la passion triste des ruines, mais pour l’amour des chemins qui les traversent.

« Nous sommes convaincu qu’une grande révélation
ne peut sortir que de l’insistance obstinée sur une même difficulté. »
(Cesare Pavese, Dialogues avec Leucò, 1947)

« Originé dans l’événement d’une rencontre (ce "soudain" sur lequel déjà Platon insiste avec force), l’amour trame l’expérience infinie, ou inachevable,
de ce qui de ce Deux constitue déjà un excès irrémédiable à la loi de l’Un »
(Alain Badiou, Manifeste pour la philosophie, 1989)

1) Deux faits, intimes et historiques, tous politiques : Jean-Marie Straub naît à Metz en 1933, rencontre en 1954 Danièle Huillet qui avec lui dit non à l’enseignement de cinéma prodigué par l’IDHEC, rompt et s’exile en 1958 en disant non à la guerre d’Algérie, est condamné par contumace à un an de prison, la peine pour insoumission étant levée en 1971. Deux histoires de colonisation, asymétriques : l’une s’est imposée à lui (sans remonter à plus loin, la Moselle était française jusqu’en 1870, germanique entre 1871 et 1918, française jusqu’en 1940 et son annexion par l’Allemagne nazie, re-francisée en 1945) ; l’autre à laquelle il s’est d’emblée opposé (en soutenant par son exil la cause de l’indépendantisme algérien). Le non au cinéma académique, qui est le oui d’amoureux d’un autre cinéma, contraire, diagonalise ces histoires, de culture (et de colonialisme) et de migration (entre les langues). La première langue des films de Straub-Huillet est l’allemand ; s’ensuit l’italien, le français n’arrivant paradoxalement qu’à Rome avec Othon d’après Corneille en 1969 et il faudra encore attendre le court Toute révolution est un coup de dés d’après Mallarmé pour que soit tourné leur premier film en France, en 1977. Les premières coupures, partition belliqueuse des nations et pluralité conflictuelle des langues, en inaugurent d’autres, entre les plaques tectoniques de l’image et du son, en dépit de l’unité matérielle des prises d’écoute et de vue. En 2006, le décès de Danièle Huillet, autre rupture irrémédiable, signe pour Jean-Marie Straub, son inconsolable, l’abandon de la pellicule (les trois derniers courts, préparés ensemble depuis l’usage du support analogique, sont Itinéraire de Jean Bricard et, d’après Pavese, Le Genou d’Artémide et Le stregue, femmes entre elles, sortis en 2008), suivi par le passage définitif au numérique, amorcé avec Europa 2005 – 27 octobre (2006), avec un total de dix-huit films réalisés jusqu’à la mort de Jean-Marie Straub en 2022.

2) La résistance n’est pas pour eux seulement une métaphore, mais d’abord une pratique concrète. On y éprouve l’affûtage de tous les antagonismes au principe des meilleures dialectiques et leurs silex s’étoilent en étincelles : entre les matériaux (les lieux et les textes), entre les époques (l’autrefois des œuvres ré-citées et le maintenant des prises tournées), entre le vivant qui passe dans les images, librement, mouvant et multiple, et la rigoureuse immobilité de l’idée qu’attestent le découpage filmique et les cadres, entre le silence profond de la terre et la voix qui ne s’élève qu’en passant sous elle (afin de voir le peuple qui manque, ce désert, selon Gilles Deleuze, en l’espèce inspiré ici par Paul Klee), entre ce geste radical et singulier de cinéma et l’industrie à laquelle tourne le dos ce dernier, entre leurs films mêmes et les spectateurs et spectatrices qui doivent beaucoup désapprendre afin de pouvoir libérer leur curiosité et, ainsi, reverdir leur sensibilité. Une définition théorique : il n’y a de forme que par la confrontation de la matière et de l’idée, qui est leur dialectisation même. S’ensuivent des inventions : les textes moins adaptés qu’adoptés en ayant leur traduction propre, leur rythmicité accordée au travail de récitation ou de lecture, et des sous-titres qui en répondent, pour des films qui peuvent avoir plusieurs versions, non seulement linguistiques, pour ce qui s’agit seulement des commentaires en voix off, mais encore avec le découpage rigoureusement identique sauf les prises, différentes (toujours, la dialectique du réel et de l’idée). Ainsi, et autres, existent quatre versions de La Mort d’Empédocle et de Noir péché, trois de Sicilia !, deux d’Antigone et d’Une visite au Louvre. On n’avait encore jamais entendu la musique dite savante pareillement : en son direct (Bach) et en plein air (Schönberg dans les Abruzzes), en plan-séquence pour le premier ; pour le second, dans le morcellement filmique de son unité musicale et sa reconstitution par le montage, toujours respectueuse de la prise directe, d’abord des voix seules (Moïse et Aaron) puis avec les instruments (en studio pour Du jour au lendemain). Une contradiction fertile : le cinéma le plus moderne est celui qui se montre fidèle à l’art des grands anciens, Griffith et Stroheim, Ford et Renoir, Lang et Dreyer. Une conséquence pratique : leurs films auront été peu vus, mais qui les aura vraiment regardés toujours vaillamment les défendra. Et si cette moindre invisibilité est un cri de rage contre l’inégalité qu’imposent les lois du marché, c’est aussi un appel révolutionnaire à s’en émanciper, en imaginant d’autres manières de montrer les films et, sans passeports, de les faire circuler. Les films de Straub-Huillet sont à la fois, et radicalement, barbares et cultivés : à la racine, les plans montrent aux paysages, qu’ils prolongent autrement que des pages d’écriture, qu’ils sont des porteurs de paix pour autant qu’ils sont les gardiens des morts et des luttes oubliées que les monuments d’État trahissent ; à la racine, ils sont l’étrangeté que nation et culture asphyxient par consensus ou idéologie, moins distanciation, traduction fautive du maître Brecht, qu’estrangement, dé-familiarisation. L’antagonisme aiguillonne ainsi leur matérialisme que l’on dira aléatoire (au sens d’Althusser relisant Lucrèce, soit ouvert à l’événement et l’imprédictible), leur communisme éternel (selon Alain Badiou, disciple d’Althusser et penseur contemporain de l’événement).

3) Comme la question juive est un versant de la montagne dont l’autre est une question arabe pour Jean-Luc Godard, leur grand ami, la triade des films « juifs » de Straub et Huillet, Einleitung. Introduction à la « Musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schönberg (1972), Moïse et Aaron (1974) et Fortini/Cani (1976) ont pour articulations des figures arabes : le double panoramique égyptien en 16 mm. dans la plaine fertile du Louxor pour Moïse et Aaron, le peuple palestinien de Fortini/Cani et la seconde partie, égyptienne là encore, de Trop tôt/Trop tard (1981). Chacals et Arabes (2011) d’après Franz Kafka réitère encore que questions arabe et juive sont les deux faces indissociables d’une même pièce, jusqu’au couteau qui, censé les séparer, ensemble les anéantira. Leur cinéma qui dit oui, d’une puissance affirmative sans égal, est celui d’un non primordial. Le non est premier, celui d’un refus catégorique des compromissions, trahisons, résignations ; il est autant la condition de possibilité du oui, de toutes les affirmations. L’affirmation est la clameur des titres exclamatifs : Lothringen ! (1994), Sicilia ! (1998), La Guerre d’Algérie ! (2014). Le non à la guerre d’Algérie est déjà celui qu’Antigone profère contre Créon, l’héroïne tragique de Sophocle-Hölderlin-Brecht, en ayant alors pour contexte de son adoption en cinéma (plutôt qu’adaptation, on y insiste) les bombes US qui tombent sur l’Irak en 1990, ce non qui retentit encore dans La Guerre d’Algérie ! (2014). Et, ailleurs, dans le coup de feu de la grand-mère Fähmel de Non réconciliés (1965) d’après Heinrich Böll, dans En rachâchant (1982) d’après Marguerite Duras et son enfant Ernesto refusant de retourner à l’école, dans le poing final et fermé du Retour du fils prodigue – Humiliés (2002) d’après Elio Vittorini. Notons que le non est plus souvent féminin que masculin, ceux d’Othon et Lothringen ! Revenons au plan égyptien de la sortie d’usines de Trop tôt/Trop Tard, vrai-faux remake de la vue première des frères Lumière puisque le point de vue adopté n’est ici en rien patronal : comment ne pas y voir, après coup, l’imprévisible même, les ferments virtuels ou moléculaires de l’événement du soulèvement populaire de la place Tahrir de 2010-2011 ?

4) Straub-Huillet ont des artistes de prédilection et d’amitié auxquels ils ont dédié des constellations ou bien consacré des conversations en archipel : des écrivains comme Corneille et Brecht, Kafka et Hölderlin, Bernanos et Barrès, Pavese et Vittorini (Malraux n’arrivera que tardivement pour Straub seul et Bernanos est un amour de jeunesse retrouvé avec la vieillesse pour un diptyque, Dialogues d’ombres en 2013 et l’ultime La France contre les robots en 2020). On doit également compter sur un peintre comme Cézanne, des musiciens tels Bach et Schönberg et les cinéastes précédemment cités. Ouvrons ici une parenthèse : tourné en vidéo pour la Rai 3 sur invitation d’Enrico Ghezzi en 1985, Proposta in quattro parti cite dans son premier mouvement l’intégralité de A Corner in Wheat de David W. Griffith, un film de 1909 ; Cézanne en 1989 cite un extrait de Madame Bovary de Jean Renoir, réalisé en 1934, et L’Aquarium et la Nation en 2015, un autre de La Marseillaise du même Renoir, tourné pour la CGT en 1938. Leur atelier de cinéma décape les oripeaux d’une asphyxiante culture au nom de la pierre de taille des œuvres, textes, peintures et musiques, restituées contre toute fausse familiarité et dans leur matérialité même, entière (ou lacunaire quand les œuvres sont inachevées, œuvres de Brecht et Kafka, Hölderlin et Schönberg). Les commanditaires y perdent alors leur latin en refusant l’objet commandé, comme cela a été le cas avec Cézanne dédaigné par le musée d’Orsay. La prédilection dit sinon l’amour des textes que labourent les lectures et les traductions, les récitations et les relectures, et qui sont d’abord des rencontres. Le sens s’y sédimente, émancipé de la culture bourgeoise, en diagonalisant l’Histoire. Restituer, c’est restaurer mais la restauration s’y entend à l’opposé radical de son acception bourgeoise. La restauration est une justice pour l’environnement terrestre saccagé par le capital, et pour celui de l’art par la culture mercantile. De toutes parts, Venise prend l’eau et il faut le souffle d’un Éole pour s’extirper de son agonie. Ainsi que l’aurait dit Félix Guattari, leur cinéma tient d’une écologie intégrale, à la fois environnementale, sociale et mentale – le vert de la terre jusque dans les têtes. Eux-mêmes l’ont répété : leur refus de tout anthropocentrisme les a conduit à respecter chaque centimètre carré de l’image, les gens autant que l’air et le ciel. Leur cinéma ? Une région du vivant, une nouvelle ère géologique. Une cosmologie, même, quand leurs films montrent ce qui arrive au monde quand le cosmos se rappelle à lui, de la nuit étoilée de Moïse et Aaron, aux montagnes en souvenirs de soleil de Cézanne et du diptyque hölderlinien La Mort d’Empédocle / Noir pêché entre 1986 et 1988.

5) Il faut du deux pour ouvrir au trois : pas le chiffre du tiers en juge de paix, mais le nombre avérant qu’il y a du conflit (les chocs du champ-contrechamp) comme de l’utopie (le dehors du hors-champ). Diviser pour décomposer, détailler pour recomposer, déposer la bourgeoisie pour en extraire le compost, l’alluvion de ses quelques ruines réfractaires. Un couple (le premier du cinéma ?) pour un cinéma bipolaire, une machine pour l’œil (et un seul axe pour chaque prise de vue) et une autre pour l’oreille (avec l’enregistrement en son direct), avec également plusieurs versions d’un même film combinant le respect du découpage et le réel irréductible des prises, toujours différentes. En effet, il faut deux yeux pour faire un regard et deux oreilles pour faire une écoute. Alors s’ils sont quatre fois deux, imaginez. Alors on entend, on voit. On comprend, on se fait voyant en s’ouvrant à l’inouï : l’Allemagne qui n’a rompu avec le nazisme que formellement (le double coup de tonnerre inaugural, Machorka-Muff et Non réconciliés d’après Heinrich Böll en 1962-1965) ; la musique de Bach emplie de travail autant que de la terre de ses enfants morts et des révoltes écrasées des paysans insurgés (Chronique d’Anna Magdalena Bach, 1967) ; la rumeur populaire de Mai 68 perçue sur les hauteurs du mont Palatin par un pouvoir d’État dont le goût des affaires remonte à l’antiquité romaine (Othon), ; la religion sacrificielle du capital et ses idolâtres fascistes dans De la nuée à la résistance (1979) ; la mémoire vive de la crypte communarde contre le caveau programmé de la gauche qu’est le Programme commun (Toute révolution est un coup de dés) ; la terre que le progrès a depuis longtemps blessée dans La Mort d’Empédocle ; les vestiges du divin dans la vie humble des humains pour Ces rencontres avec eux 1947-2005 (2006) ; les chiens du Sinaï qui continuent de mordre et aboyer, plus fort que jamais depuis Fortini/Cani, auxquels on opposera la mort du loup dans De la nuée à la résistance, qui meurt en dieu des forêts. Et les montagnes de feu qui élèvent comme chez Kenji Mizoguchi, de la Sainte-Victoire de Cézanne à l’Etna d’Empédocle. Ce sont deux stèles à distance, dalles, jumelles, lointaines et volcaniques, d’un mausolée pour les enfants morts, ceux de Bach et tous les autres, victimes de violences politiques et policières, harcelés pour judéité et antifascisme (Non réconciliés), brûlés vifs dans un transformateur en chaise électrique (Europa 2005 – 27 octobre) ou bien encore éborgné (Joachim Gatti, 2009).

6) Le dur désir de durer, à seule fin que dure le doux : dans le cinéma de Straub-Huillet, les durées s’offrent aux longues impatiences, dont parlait Paul Claudel au sujet du génie. Ainsi, les marches endurantes et vives d’Othon, cette comédie du pouvoir très hawksienne dans la vitesse comme dans le ton (et les rapports entre les sexes), et puis dans De la nuée à la résistance, dans Un héritier (2010), dans La France contre les robots. Ainsi, les courses du Fiancé, la Comédienne et le Maquereau (1968) et Amerika-Rapports de classes (1984), la première, digne d’un film noir antiraciste des années 50 et la seconde, tout à fait chaplinesque. Ainsi, les travellings en voiture de Leçons d’histoire et Trop tôt/Trop tard qui réinventent ceux de Roberto Rossellini en rivalisant, à l’époque, avec les road-movies du Nouvel Hollywood et leurs suiveurs européens, évidemment Wim Wenders. Ailleurs, ce sont les immobilités de pierre, dans le maintien des droitures et la tenue des dignités, notamment lorsque des innocents sont l’objet ciblé de procès iniques en étant biaisés : Bach raconté jusque dans le détail des rivalités professionnelles et des notes de frais par sa compagne Anna Magdalena, Karl dans Amerika/Rapports de classes, l’héroïne éponyme d’Antigone et les inventeurs d’un communisme autogestionnaire auxquels des partisans opposent le pragmatisme social d’une fin de partie fatale d’Ouvriers, paysans (2000), jusqu’au poing serré au milieu des fourmis à la fin du Retour du fils prodigue – Humiliés. Le motif du procès revient souvent, celui du fils à la mère dans Sicilia ! d’après Elio Vittorini, encore dans le premier épisode de Kommunisten (2014) d’après Le Temps du mépris d’André Malraux, chaque fois dans la hantise du procès des sorcières de Dies Irae (1943) de Carl T. Dreyer. Sinon, le pouvoir exagère, ses représentants sont hystériques, dans Othon, Antigone et Amerika. Ailleurs, peuvent s’épanouir la douceur, l’amour scellé dans le visage juvénile de Danièle Huillet dans Non réconciliés, le chien aboyant au loin dans Cézanne, le poisson en train de griller dans Sicilia !, une main qui se pose sur une joue dans Kommunisten. Entre le dur et le doux, il y a encore toutes les gammes du rire, sardonique dans Othon ou vivifiant dans Sicilia ! Et la joyeuse tonitruance de critiquer l’existant (avec Cézanne dans Une visite au Louvre en 2003 qui, peut-être, est le film le plus enthousiaste qui soit à défendre la critique des œuvres d’art, jusque dans la véhémence pourvu qu’elle soit vive, généreuse et créatrice).

7) Quelques avant-dernières choses, vues et entendues chez Straub-Huillet, et promises à durer des millions d’années. Le coup de feu final de Non réconciliés. La course d’un descendant d’esclave en fuite dans Le Fiancé, la Comédienne et le Maquereau. Le long travelling en voiture à Rome dans Leçons d’histoire. La dédicace à Holger Meins au début de Moïse et Aaron, son plan de nuit étoilée que l’on ne peut voir qu’au cinéma, et les serpents dans ce dernier film comme dans une version d’Antigone. La mort du loup dans De la nuée à la résistance. Le panoramique autour de la colonne de Juillet qui la dévisse dans le sens inverse des aiguilles du capitalisme au départ de Trop tôt/Trop tard. La course chaplinesque d’Amerika/Rapports de classes et son récit d’une mère abîmée par la division du travail salarié. Le graffiti ouvrant Du jour au lendemain demandant «  Où gît votre sourire enfoui ?  » et, à la fin, le garçon demandant à ses parents ce que signifie « être moderne  ». Le rémouleur affûtant les vieux couteaux de la révolution concluant Sicilia ! Les communistes autogestionnaires en procès dans Ouvriers, paysans et l’emploi exceptionnel du zoom seulement prescrit par l’espace où les acteurs sont filmés. La voix cinglante de Julie Koltaï lisant les propos de Cézanne dans Une visite au Louvre. L’actrice jouant Déméter et supportant le soleil dans la forêt de Ces rencontres avec eux 1947-2005. Circé qui pense à Ulysse et Orphée assumant la mort d’Eurydice dans L’Inconsolable et Le streghe. L’œil arraché du fils d’Armand Gatti dans Joachim Gatti à partir duquel voir, même mutilé, le paradis d’O somma luce, celui que chante dans la langue de Dante Giorgio Passerone, le cul posé sur le soc qui fend le sol de la culture en lui rappelant qu’elle est d’abord agriculture. La paire de ciseaux rayant le parquet de Chacals et Arabes. Les plans d’eaux qui sont des paysages de guerre et de résistance d’Itinéraire de Jean Bricard et Gens du lac. Les deux marches au bord du Léman composant La France contre les robots et assurées par le fidèle allié Christophe Clavert. Évoquons le retour par trois fois, vraiment risqué et dialectiquement de haute volée, à Maurice Barrès, l’écrivain français paradoxalement le plus lu et relu dans les films de Straub-Huillet avec Corneille (Othon et deux fragments, à nouveau Othon et Horace, dans Corneille-Brecht en 2009). La triade Lothringen !, Un héritier et À propos de Venise sauve du nationalisme de l’écrivain la langue de résistance universelle de la terre, ses vivants et leurs morts, qui serait aujourd’hui de Palestine. Enfin, il y a l’Ernesto de Marguerite Duras qu, en rachâchant, refuse de retourner à l’école pour y apprendre des choses qu’il ne sait pas. Lui aussi dit non, telle la Colette Baudoche de Lothringen !, elle, contre une Europe truquée par l’union franco-allemande. Il nous faut donc rachâcher, encore et toujours. Ernesto sait très bien, lui, qu’il apprendra comme nous, nous avons appris, et avons tant encore à apprendre à l’enseigne de la contre-école du cinéma de Straub-Huillet : I-NÉ-VI-TA-BLE-MENT.

8) Une sidération dans la constellation : du coup de feu inaugural de la grand-mère de Non réconciliés à l’adresse fraternelle écrite au début de Moïse et Aaron, brûle la mèche d’une histoire de l’Allemagne reliant les générations du non, les premières que l’on stigmatise de folles en les renvoyant à l’asile, les dernières que l’on punit de la prison où l’on maquille des suicides. L’Allemagne a choisi : depuis un siècle, elle dit oui à tous les génocides, Héréros et Namas dans l’actuelle Namibie en 1904, les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, les Palestiniens aujourd’hui. Peut-être qu’un jour, et contrairement à elle, nous nous permettrons de choisir, comme Rome dans la seconde partie du titre original d’Othon. En passant, « straub » signifie en vieil allemand brut, débraillé ; le verbe « sich sträuben », se dresser, hérisser. Demeure – douloureuse mais nécessaire vérité – la citation de Sainte Jeanne des Abattoirs de Brecht en second titre de Non réconciliés : Seule la violence aide, là où la violence règne. La violence n’y est pas une ni la même, mais se divise : à la violence mythique instituant le droit pour conserver l’existant, Walter Benjamin opposait la violence divine, qui est révolutionnaire et interruptrice en destituant le droit autant que la logique jésuitique des moyens et des fins, au nom des vivants. L’autre violence, qui aide contre celle dont la volonté est un règne, la contre-violence qui n’imite pas celle qui l’entrave mais la contredit dans la guise du désœuvrement, revient à qui dit non à ce qui nie la vie, à qui ouvre les yeux en fermant ceux de l’oppression. Le cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet.

« Comme je rirai gaîment, / Quand tout sera sens dessus-dessous »
(Jean-Sébastien Bach, Zerreißet, zersprenget, zertrümmert die Gruft
[Rompez, pulvérisez, fracassez la caverne], cantate BWV 205, 1725)

« La joie de la destruction est en même temps joie créatrice »
(Mikhaïl Bakounine, La Réaction allemande, 1842)

Saad Chakali & Alexia Roux

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