Son importante exigence en combustibles fossiles dépendait en grande partie de la principale activité industrielle du pays, c’est-à-dire l’extraction de cuivre de la région minière de la Copperbelt dont, en 1964, la Zambie était le troisième producteur mondial. Grâce à la composition de son sous-sol, le pays était considéré comme un des plus riches d’Afrique subsaharienne, mais sa prospérité dépendait fortement des fluctuations du prix du cuivre et de la capacité du gouvernement de négocier des accords commerciaux favorables avec les pays voisins pour maintenir le flux de cuivre et des combustibles. Pour cette raison, l’oléoduc qui garantissait l’approvisionnement en pétrole à travers la Tanzanie, pays indépendant et - comme la Zambie - d’orientation socialiste, fut qualifié comme « l’oléoduc de la liberté ».

Ma recherche sur le terrain fut rendue difficile par la situation particulière des oléoducs - ou de celui que je m’apprêtais d’étudier - ou leur invisibilité. J’avais avec moi des cartes historiques, mais je me suis rendu compte qu’elles n’étaient pas ajournées, le parcours de l’oléoduc avait été partiellement dévié, et pour autant que je tournais à bord d’un bajaj (cyclo-pousse motorisé produit par l’entreprise indienne homonyme - le mode de transport le plus commun de Dar es Salaam) à la recherche de sa présence, je n’en trouvais pas de trace. Beaucoup des personnes à qui je demandais des informations me répondaient surprises, elles n’avaient jamais entendu parler d’un oléoduc (bomba la mafuta en swahili).
Cet écrit parle de l’oléoduc Tazama, de sa signification géopolitique, de l’époque de sa construction à aujourd’hui, et de comment l’idée de liberté - auquel l’oléoduc a toujours été associé - soit dans ce cas fortement lié à l’accès et à la consommation de combustibles fossiles (Chakrabarty 2021). L’oléoduc est étudié à partir de comment sa présence physique et médiatique varie, - comme souvent cela arrive pour les infrastructures pétrolières, - de l’invisible à l’hyper-visible, du banal au spectaculaire. Le philosophe Jacques Rancière soutient que la distribution ou la subdivision du sensible, loin d’être purement phénoménologique, est un geste intrinsèquement politique (Rancière 2006). En fait, les oléoducs, raffineries et stations-service peuvent être stratégiquement, placées dans des sites reculés et enterrés, publicisés par les médias, dépeints sur des cartes postales ou des timbres, ou alors peuvent être trop omniprésents pour être remarqués (Hein 2022). Explorer comment la visibilité et l’invisibilité de l’oléoduc Tazama sont mobilisées et pourquoi elles nous permettent de lire cette infrastructure non seulement comme un assemblage utilitariste mais aussi le produit d’idéologies de pouvoir entrelacées dans des circonstances historiques, géographiques et sociales (Larkin 2013).


1968
« L’oléoduc de la liberté » a été construit par la Snam Progetti - une société d’ingénierie spécialisée dans la construction d’infrastructures pétrolifères de l’Ente Nazionale Idrocarburi (Eni) - qui avait déjà construit une raffinerie en Tanzanie - la Tiper (Tanzanian and Italian Petroleum Rephinery) - et une chaîne de stations-service (Agip Tanzania). Comme l’oléoduc Tazama, ces projets faisaient partie du programme expansionniste de l’Eni dans l’Afrique post-coloniale, défini par Giuseppe Accorinti - collaborateur du président Enrico Mattei et manager de l’Eni en Afrique dans les années soixante - comme le « grand dessein africain ». Le « grand dessein » n’avait pas la précision ou le détail d’un vrai projet, il s’agissait plutôt d’une vision expansionniste basée sur une série de stratégies diplomatiques, économiques et infrastructurelles à travers laquelle la compagnie entendait conquérir des ressources et de potentiels marchés. La pénétration de l’Eni fut rendue possible par la situation géopolitique instable des années entourant 1960 (aussi dite « année de l’Afrique »), qui vit la dissolution des empires coloniaux et la formation successives de nouveaux États-nations en lutte pour leur indépendance politique et énergétique. La compagnie d’État italienne réussit au cours de ces années à se transformer en une multinationale du pétrole et à concourir avec les majors du secteur grâce à des contrats plus avantageux pour les États hôtes (la fameuse « formule Mattei ») et un comportement paternaliste de support aux nouveaux leaders africains et à leurs revendications.

Dans ce scénario, Eni a su jouer magistralement et et de manière ambiguë le rôle de la compagnie multinationale et de l’entreprise d’État, développant une politique énergétique bienveillante auprès des pays en voie de développement et, préjudiciable, en opposition aux règles imposées par le cartel des multinationales du pétrole. En outre, dans l’Afrique subsaharienne, Eni pouvait bénéficier - évidement à tort - d’une image non entachée des précédentes activités coloniales qui à plusieurs occasions lui ont permis de se positionner comme une alternative « non coloniale » aux entreprises anglaises, françaises, belges ou portugaises. En une poignée d’années, Eni et ses associés ont réussi à pénétrer le marché de plus de vingt nouveaux pays africains de l’Afrique du Nord (Égypte, Maroc, Tunisie) jusqu’à l’Afrique subsaharienne (Ghana, Congo, Nigeria, Zambie et Tanzanie pour n’en citer que quelques-uns).
Pour s’assurer le contrat de construction de l’oléoduc, la compagnie italienne Snam Progetti (Snam) a dû recourir à toutes les stratégies en sa possession. D’un côté, elle pouvait faire levier sur la bonne réputation acquise à travers à travers les infrastructures déjà construites en Tanzanie au cours des années précédentes, et de l’autre pour compenser son peu d’expérience, devait proposer des conditions économiques extrêmement avantageuses. En effet, l’offre de la Snam prévoyait que la Tazama Authority (contrôlée à 33% par le gouvernement tanzanien et à 66% par le zambien) serait devenue immédiatement propriété de la structure. En outre, la Snam offrait quinze ans d’assistance technique et de formation du personnel local qui aurait ainsi été en grade de prendre en main la gestion du projet en autonomie à l’échéance de quinze années. Le concurrent principal de la Snam durant cette négociation fut Lonrho (London and Rodhesian Mining and Land Company), compagnie anglaise et partenaire industriel historique de la Zambie (alors Rhodésie) durant les années de domination coloniale anglaise. Dans ce contexte, il est clair que opter pour la compagnie italienne pour la construction de l’oléoduc servit aux gouvernements locaux de démontrer leur liberté, récemment acquise, de choisir indépendamment de nouveaux partenaires et alliés. En l’absence de personnel qualifié, de fonds, et avec l’impossibilité d’imaginer des voies alternatives au développement industriel, les politiques d’autonomie de nombreux États se limitaient à cela. Dans tous les cas, la décision des gouvernements zambien et tanzanien provoqua - comme le rapporte un article intitulé « Italian Penetration of the Zambian Economy » du Financial Times - une désillusion « particulièrement ressentie » parmi les entrepreneurs britanniques qui avait donné pour comptée leur victoire [1].
Dans les années soixante, la présence de l’oléoduc dans les médias zambiens et tanzaniens était massive. En offrant une nouvelle route pour l’approvisionnement pétrolier à travers un pays allié, cette infrastructure matérialisait les nouvelles politiques panafricaines et anti-coloniales des deux États et dans le même temps démontrait leur capacité à poursuivre des politiques de développement et de modernisation.
A l’inauguration de l’oléoduc dans la Copperbelt zambienne étaient présents les présidents Kaunda (Zambie) et Nyerere (Tanzanie) avec des ministres, diplomates étrangers représentants de la compagnie italienne, les fanfares militaires des deux pays et les photos de leurs présidents [2]. Durant la spectaculaire cérémonie d’ouverture, grâce à l’ouverture d’une vanne, les deux présidents ont consenti au pétrole, parti de Dar es Salaam environ trente jours auparavant, de défiler de nouveau abondamment sur le sol zambien. A cette occasion comme le rapporte le Times of Zambia, le président Kaunda remercia tous ceux qui ont collaboré à l’entreprise et souligna les efforts des Zambiens qui ont survécu aux rationnements durant trente-deux mois avec un esprit patriotique. Kaunda, toujours lui, a rappelé pour le pays l’importance de différencier ses routes commerciales pour s’émanciper du « Sud » et d’un lien infrastructurel imposé par les forces coloniales. Nyerere a, en revanche, souligné comment l’oléoduc constituait « une arme pour notre lutte contre le colonialisme et le racisme, un bouclier contre les menaces, et un symbole de notre unité qui renforcera la lutte pour notre indépendance réelle et auto-suffisance » [3].
2019
Malgré les mesures de libéralisation imposées à la Tanzanie et à la Zambie par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international dans les années quatre-vingt-dix (et qui ont mené à la fermeture de la raffinerie de Dar es Salaam), l’oléoduc est encore en fonction - même si de manière discontinue - et fournit du pétrole à l’unique raffinerie de la Zambie (elle aussi construite par la Snam dans les années soixante-dix). C’est ce que m’explique le directeur de Tazama pour la Tanzanie, D. T., durant notre rencontre au siège de Dar es Salaam à quelques mètres de là où le pétrole commence son voyage vers l’intérieur du continent [4]. Le directeur me raconte avec orgueil ce qui définit « l’histoire de succès » de l’oléoduc, de la collaboration avec les Zambiens et avec les Italiens et du processus qui a suivi « l’africanisation » de la force de travail. Il m’explique tout cela en me refusant la permission de voyager le long de l’oléoduc parce qu’il craint que je puisse rendre-compte de ses insuffisances, c’est-à-dire que je puisse être une espionne envoyée par les compagnies pétrolières pour discréditer son travail et celui des trois-cents autres salariés qui travaillent le long des 1.700 km de canalisations et les huit stations de pompage. De fait, l’oléoduc n’est pas compétitif, il ne rapporte pas de recettes parce que les tarifs que les compagnies doivent payer pour le transport sont maintenus sous les prix du marché. L’oléoduc doit offrir un service, m’explique D. T., il a été construit dans un esprit de coopération panafricaine pour supporter la lutte anti-coloniale de la Zambie, non pour devenir une source de revenus. La Tazama Authority, l’entité souveraine qui l’administre, craint en fait la concurrence des compagnies privées qui transportent du pétrole et produits raffinés sur route à des prix inférieurs - au moins aux dépenses publiques. Après cinquante années d’exploitation, en fait, l’infrastructure a un coût de manutention et de gestion très élevé et plusieurs personnes qui gouvernent ont mis en discussion son existence. Selon D. T., Tazama est le résultat d’une politique de « vrai amour pour les autres » et non comme les politiques d’aujourd’hui qui pensent que tout doit générer du profit [5]. Cette lecture est évidement influencée par la position de manager, mais met en lumière une époque - celle de la période d’après indépendance - dans laquelle les nouveaux gouvernements indépendants tentaient de redéfinir alliances et priorités des nouveaux États au-delà des logiques de marché. Bien qu’il soit vrai que Tazama fut le résultat de la coopération entre deux États indépendants qui supportaient la lutte pour l’indépendance du continent, le projet a été construit pour supporter le capitalisme extractif mondial et servir, d’un côté, les mines de cuivre de la Zambie, et de l’autre, les producteurs de pétrole à l’échelle globale. Snam Progetti et tout le groupe Eni, à leur tour, ont bénéficié de deux façons du projet, d’un côté comme compagnie pétrolière intéressée par la hausse des consommateurs dans la région et de l’autre comme entreprise de construction. L’oléoduc a en fait servi d’instrument de pénétration territorial et diplomatique et a garanti des commandes ultérieures à l’Eni et à d’autres compagnies italiennes sur tout le continent.
M’empêchant de porter plus avant ma recherche le long de l’oléoduc, le directeur fut le premier à me faire noter l’importance de la faible visibilité de Tazama qui - selon ses dires - doit non seulement rester loin des yeux de la curiosité des journalistes, mais doit aussi être le plus invisible possible aux citoyens qui vivent au-dessus parce que « s’ils savaient où il passe, ils commenceraient à creuser par curiosité ou intérêt économique » [6]. De fait, par le passé, l’oléoduc a été au centre d’attaques de divers types. Avant la construction de la raffinerie en Zambie, lorsque l’oléoduc transportait du kérosène et d’autres dérivés, les vols étaient communs. Dans les années soixante-dix, à cause de la crise pétrolière mondiale, les combustibles étaient un bien rationné difficilement à la portée de tous, et les 1.700 km d’oléoduc en faisait, tant en Zambie qu’en Tanzanie, une proie facile. En outre, peu de temps après sa construction, deux stations de pompage du côté tanzanien ont été minées et ont explosé. Les interprétations de cette attaque, jamais officiellement revendiquées, sont multiples. La version officielle, rapportée par les journaux et la Snam , est que l’infrastructure géopolitiquement stratégique fut attaquée par des guérilleros de la Rhodésie du Sud pour affaiblir l’esprit anticolonial et panafricain de la Tanzanie et de la Zambie. Une version non privée d’arrière-pensées et de propagande qui renforce l’idée de l’oléoduc comme un instrument d’émancipation et de liberté et fait de ses adversaires des ennemis. Plus récemment, grâce à une interview avec un ancien salarié de la Snam Progetti, a été portée à la connaissance publique une autre interprétation, ou bien : les commanditaires de l’attaque furent certains auto-transporteurs qui avaient été employés pour conduire les camions-citernes entre le port de Dar es Salaam et la Zambie au cours des mois de la crise pétrolière et qui avait perdu leur travail suite à la construction de l’oléoduc [7]. Comme l’observe l’ethnographe politique Lisa Björkman , la connaissance des infrastructures est nécessairement « multiple, conflictuelle et basée sur des spéculations » (Björkman 2015). Le cas dont je viens à peine de parler la difficulté de recueillir de manière univoque les événements liés à un projet infrastructurel de cette échelle qui implique un nombre incalculable d’acteurs et revêt de multiples significations individuelles et collectives.
Malgré le refus des autorités officielles, je réussis à avoir assez d’informations pour trouver le nouveau parcours de l’oléoduc. A première vue, au moins dans la zone de Dar es Salaam, cheminer le long (ou sur) l’oléoduc ne semble pas différent que de parcourir une route non asphaltée quelconque avec autour des maisons et des petites activités commerciales qui se font face, cependant après une seconde observation des indices suggèrent la présence de l’oléoduc. Il est vrai que beaucoup de passants ne savent pas en savoir beaucoup sur l’oléoduc et que de fait les canalisations sont invisibles parce qu’enterrées mais, au cours des ans, le long de la zone de respect de trente mètres a été installé un système de signalisation. Des milliers de bornes de ciment avec l’incise écrite « Tazama » et colorée (les beacons) ont été placées le long du parcours de l’oléoduc pour en signaler la présence et marquer la zone de respect. Cette langue de terre, longue de 1.700 km et large de trente mètres est la propriété de la Tazama Authority et est inspectée quotidiennement par des gardes (patrol-man) employés par Tazama parmi les civils des villages. Les gardes doivent parcourir chaque jour une distance d’environ 20 km à pieds ou en bicyclette et s’assurer qu’au sein de la zone de respect n’adviennent pas des activités dangereuses qui comme des excavations (construction et plantations) ou l’usage de flammes libres. Au-delà des centres habités, les constructions le long de l’oléoduc diminuent, mais la zone de respect reste visible grâce aux beacons et au fait que la végétation est continuellement enlevée afin de permettre l’accès rapide des canalisations en cas d’incidents ou de fuites. Les pertes, surtout dans les zones topographiquement déprimées, sont assez fréquentes, m’explique le patrol-man de Mlandizi (un village à environ 60 km de Dar es Salaam), les canalisations se corrodent et des fuites se produisent. Depuis que l’oléoduc est enterré, on aperçoit souvent ces incidents à l’odorat plutôt que par la vue [8].
1968
Rendre visible l’invisible était aussi l’objectif du réalisateur français Raul Brunlinger qui, sous contrat avec la Snam Progetti, a documenté dans un court métrage de onze minutes la construction de l’oléoduc. Le film De l’Océan indien au cœur de l’Afrique : l’oléoduc Dar es Salaam - Ndola raconte sur un ton épique la construction de l’oléoduc de l’arrivée des pièces et des machines au port de Dar es Salaam jusqu’à son achèvement [9]. Le ton épique caractérise la conséquence de la relative inexpérience de la compagnie pour construire des œuvres de cette dimensions dans des environnements peu connus. Dans le film alternent en effet des scènes qui montrent une certaine automation et dotation technologique avec des situations comme une charrette branlante traînée dehors dans la boue par un tracteur. Le film souligne les difficultés qu’il a fallu dépasser (topographie, terrains rocheux et marécages) et le travail infatigable des groupes d’ouvriers italiens, tanzaniens et zambiens actifs sur les différentes missions.
Le cinéma d’entreprise, un hybride entre documentaire et fiction, était un type de propagande auquel l’Eni recourrait souvent dans les années soixante et soixante-dix avec l’objectif de rendre publiques ses entreprises et le travail qui se cachait derrière l’approvisionnement de pétrole et d’essence à bas coût. Les films, tournés par des réalisateurs fameux comme Bernardo Bertolucci, Gilbert Bovay et Joris Ivans, venaient produits par les festivals de cinéma industriel et des extraits de ceux-ci étaient projetés comme « ciné-journaux » avant les vraies et propres projections du cinéma italien et étranger.
Revus aujourd’hui avec un regard critique, ces films peuvent révéler quelque chose d’encore différents, quelque chose que ni les réalisateurs ni les compagnies avaient prévu, et qui met en lumière des aspects auxquels on prêtait peu attention. De ce film, par exemple, émerge le fait que les tâches durant la construction sont extrêmement divisées selon des critères raciaux : les Blancs supervisent, dirigent et actionnent les outils, les Noirs creusent, bêchent, préparent et stabilisent le terrain. Même les campements temporaires qui suivent le chantier sont divisés en deux camps bien distincts : d’une part des containers climatisés pour les « pionniers » (c’est comme ça qu’étaient appelés les employés de l’Eni en mission hors de l’Italie) et de l’autre des tentes pour les travailleurs locaux.
Réfléchir sur comment la visibilité et l’invisibilité ont été mobilisée dans la longue durée
Ce texte a souligné quels ont été, au fur-et-à-mesure, les idéologies, les aspects et les messages que depuis l’oléoduc Tazama et à travers lui ont voulu être communiqués. Enquêter sur les infrastructures matérielles à travers cette focale est une façon d’en comprendre les multiples significations, en évolution constante, mais aussi explorer les intentions non déclarées et les conséquences imprévues. Comme chercheurs, maintenir une approche attentive au visible et à l’invisible signifie maintenir un regard critique sur la réalité et sur notre manière de la percevoir. En d’autres termes, cela nous pousse à réfléchir non seulement sur ce qui nous est montré ou caché, mais aussi sur notre façon de regarder et sur comment d’autres acteurs à d’autres moments historiques ont pu, su ou voulu regarder et raconter la réalité.
En coulisses
Cet article est un extrait ré-élaboré d’une partie de la thèse de doctorat en urbanisme discutée à l’université de Basilea (Suisse) intitulée Il « grande disegno Africano » de l’Eni : infrastrutture petrolifere tra decolonizzazione e neoimperialismo (Le « grand dessein africain » de l’Eni : infrastructures pétrolières entre décolonisation et néo-impérialisme). A travers une recherche archivistique et de terrain, la thèse avait pour objectif d’enquêter sur l’expansion de la compagnie nationale pétrolifère dans l’Afrique post-indépendance.
La thèse s’est focalisée en particulier sur l’aspect matériel, spatial et propagandiste du dessein africain qui a porté à la diffusion du célèbre chien à quatre pattes « fidèle ami de l’homme à quatre roues » (slogan Agip) le long des routes d’une grande partie du continent. Les infrastructures pétrolières, des raffineries aux stations-service ont joué un rôle fondamental dans cette pénétration et ont été une clef pour garantir à l’Eni une certaine longévité sur le continent. Depuis beaucoup de choses ont changé, mais l’Eni n’a jamais délaissé l’Afrique et, au-delà de ses 8 milliards d’investissements en 2021, elle était encore le troisième plus gros investisseur du continent.
Cette thématique, de laquelle je me suis approchée avec l’objectif d’enquêter sur le complexe et ambigu parcours historique de l’Eni et les peu explorées relations de l’Italie avec le continent africain à l’époque post-coloniale, s’est révélée d’une actualité brûlante. Depuis des mois désormais, le gouvernement italien et sa Première ministre Meloni se réfèrent à un fantomatique aussi bien que problématique « Plan stratégique Mattei » dédié à définir les lignes-guide de la collaboration de l’Italie avec les pays africains. Finalement approuvé via un décret-loi le 16 novembre 2023, le plan se concentre sur « un grand nombre d’ambitions : de la coopération au développement de la santé, du partenariat énergétique à l’opposition à l’immigration illégale ». Cette fois, en effet, aux objectifs d’assurer l’accès à l’énergie et garantir des commandes pour les compagnies italiennes s’ajoute celui de développer des politiques durables de contrôle des flux migratoires - résolvant ainsi ce que la rhétorique de la droite italienne aime dépeindre comme la cause de tous les maux du pays.
Au cours du somment Italie-Afrique, auquel le plan a été présenté aux leaders européens et africains, Meloni a ironiquement reconnu la nécessité de ne pas « imposer et parachuter d’en-haut » politiques et projets - comme c’est arrivé dans le passé. Moussa Faki Mahamat, président de la Commission de l’Union africaine, a répliqué peu de temps après au discours de Meloni, en déclarant : « l’Afrique est prête à discuter des contours et des modalités d’actualisation du Plan Mattei, cependant nous aurions souhaité être consultés ».
Traduction : Damien Almar, Août 2024
Photo de Une : Giliua Scotto, Dar es Salaam (Tanzania), 2019. Entrée du siège de Tazama
Zapruder n° 64, Profondo nero. Storia e storie del petrolio.
Bibliographie
Björkman, L.
(2015) Infrastructure as Method, chapitre supplémentaire in Pipe Politics, Contestes Waters, Duke University Press, Durham
Chakrabarty, D.
(2021) The Climate of History in a Planetary Age, University of Chicago Press, Chicago.
Hein, C.
(2022) Oil Spaces : Exploring the Global Petroleumscape, Routledge, London.
Larkin, B.
(2013) The Politics and Poetics of Infrastructure,
’Annual Review of Anthropology’, n. 42, pp. 327-343.
Rancière, J.
(2006) The Politics of Aesthetics, Bloomsbury Academic, London - New York.