Iran : la double peine

Jean-Luc Nancy - Parham Shahrjerdi

paru dans lundimatin#238, le 13 avril 2020

Sept ans séparent le moment présent du temps où le journal Le Monde publiait une tribune qui, tout en décrivant les crimes commis de la République islamique d’Iran contre sa propre population, alertait sur les dommages collatéraux des sanctions économiques contre le régime iranien. Aujourd’hui comme hier le constat est sans appel.

Depuis la mise en place des embargos l’Iran traverse une crise financière sans précédent, l’inflation ne s’arrête plus, le pays est isolé, la pauvreté s’étend, l’importation étant fortement touchée, certains malades ont du mal à se soigner, et puis, l’Iran, pays quasi mono-exportateur, est confronté à la chute du prix du pétrole. Pendant ce temps, le régime continue à opprimer son peuple : exactions, emprisonnements, tortures, exécutions, censure, tous les droits piétinés, toutes les libertés niées. Les exemples ne manquent pas : tirer à balles réelles sur les manifestants, couper l’Internet de tout un pays pendant une longue semaine, surveiller chaque geste, chaque communication, réduire au néant chaque opposition. Et maintenant, après avoir massacré les manifestants qui en avaient assez de la vie trop chère et de la théocratie étouffante, après avoir abattu un avion de ligne « par erreur », c’est au tour du COVID-19 d’arriver en Iran.

D’abord, le déni : circulez y’a rien à voir ! Se voiler la face, mentir à sa population pour pouvoir organiser le spectacle annuel qui est l’anniversaire de la révolution islamique et puis, faire en sorte que les élections truquées aient lieu. Vient ensuite le temps de la paranoïa, de la stupidité sans mesure : alors que le monde entier est confronté à la pandémie actuelle, le chef suprême parle d’un complot organisé par les américains afin d’affaiblir le régime, et cela avec la complicité des « djins » ! Pendant que la crise sanitaire s’installe en Iran, le gouvernement fait preuve de son incompétence inouïe : incapable de décréter un quelconque confinement et de préserver des vies, pourtant, il y a seulement quelques semaines, ses mercenaires, ses bassidjis, ses gardiens de la révolution et sa police antiémeute assassinaient les gens dans la rue. Aujourd’hui c’est le gouvernement qui est complètement à la rue. Dépassé par les événements, pris à la gorge avec une économie qui s’effondre, il n’hésite pas à demander à la population d’aller travailler pour faire tourner les roues de l’économie. Autant dire que les iraniens sont envoyés aux abattoirs. C’est dans ce contexte que le sens et le non-sens de l’embargo se pose.

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The important thing is the obvious thing nobody is saying.
William S. Burroughs

Dire l’évidence même que personne ne dit. Nous constatons l’évidence tous les jours, cette douleur infinie qui rend malade un pays, et sa population, son présent comme son avenir. Nous ne pouvons pas faire taire l’évidence. Nous sommes convaincus qu’il faut faire quelque chose, dès maintenant. L’Iran souffre démesurément. Aucune loi ne peut cautionner une telle cruauté. Il faut mettre un terme à ces embargos qui pèsent sur le peuple iranien dans les plus brefs délais. Il faut rappeler à la communauté internationale inefficience de ses “sanctions” qui ne visent que le peuple Iranien. Nous nous devons de le dire, haut et fort, nous devons dire que cette situation ne peut plus durer. Ne devrait plus continuer. Chaque instant de plus, c’est un peu plus de douleur. Nous ne voulons plus de cette souffrance.

Une certaine responsabilité nous oblige : nous pouvons et nous devons prendre position. La situation iranienne nous préoccupe. Parler de l’Iran c’est avant tout et surtout parler de sa population, c’est-à-dire de presque 80 millions de personnes, hommes, femmes, enfants, qui vivent un cauchemar sans fin. Il suffit de voir ce qu’il s’est passé ces derniers décennies : la révolution de 1978 ; une longue guerre, trop longue guerre, avec l’Irak, avec ses morts et ses conséquences désastreuses ; l’installation d’une théocratie dictatoriale ; l’oppression quotidienne de la population ; la révolte des étudiants, en 1999 ; les inégalités basées sur le “genre” : ségrégations au nom du sexe, de la religion et de l’opinion ; les prisons et les prisonniers politiques ; l’assassinat des intellectuels ; l’effacement de toute opposition ; l’absence de parti politique ; les élections truquées ; la naissance du mouvement vert ; les noms que l’on peut y associer : Kahrizak, la prison où les prisonniers étaient violés, torturés, achevés. Evin, Rajaï Shahr, d’autres prisons, d’autres noms pour enfermement, pour faire taire ; Neda Agha Soltan, la jeune fille qui a reçu une balle en plein coeur dans les rue de Téhéran ; et ces hommes, ces femmes, ces jeunes qui, les mains vides, étaient à la recherche d’un peu de liberté, d’un peu de dignité. La réponse était claire : On vous tue de sang froid. Ces dernières années, en Occident, nous n’étions pas dans les rues d’Iran, nous n’étions pas le cœur de cette jeune fille qui explosait à cause d’une balle, nous n’étions pas des Iraniens. Nous avions oublié le peuple iranien et nous nous sommes concentrés sur d’autres choses : Ahmadinejad, le programme nucléaire, et c’est tout. Nous sommes entrés dans un jeu et, hélas, nous avons laissé de côté notre responsabilité. Certes, Ahmadinejad est un personnage abominable, c’est en trichant qu’il est devenu le Président de la République islamique et certes, il a tenu des propos inadmissibles ; mais jamais, à aucun moment, il n’a été inquiété par l’Occident. On a voulu le punir, pour ses propos, pour son programme nucléaire — et jamais, jamais pour la censure ambiante, pour l’assassinat des manifestants, pour la destruction des opposants, pour les exactions pratiquées dans les prisons, non, pour rien de cela. Quelle était la réponse des Occidentaux ? Faire payer le peuple iranien.

Pour mesurer la gravité de la situation, il faut partir en Iran. Aller voir la vie quotidienne, complètement paralysée depuis quelques années. Depuis plusieurs mois, il y a plusieurs séries d’embargos et de boycotts pour isoler l’Iran. Le dernier en date a commencé le 1er juillet 2013. On dit que cela consiste à mettre la pression sur le régime iranien. En vérité, c’est la population qui est pliée et anéantie. Il conviendrait de voir les effets extrêmement graves et désastreux de ces embargos : inflation sans limite, souffrance des malades qui ne trouvent plus leurs médicaments, retraités et personnes âgées qui assistent à l’augmentation journalière des prix, difficultés liées au logement (loyers de plus en plus élevés), chômage (les entreprises sont dans l’impossibilité d’importer les matières premières, en conséquence de quoi elles cessent leur activités et n’embauchent plus).

A l’heure où nous rédigeons ces lignes, les femmes iraniennes n’ont plus accès aux pilules contraceptives. Par ailleurs, certaines pilules jugées « dangereuses » en Europe et aux Etats-Unis, circulent toujours en Iran.

Dans ces conditions, le peuple iranien n’a que deux options : rester sur place et périr petit à petit, ou partir à l’étranger.

Nous devons être attentifs à cette situation : ce n’est pas la République islamique qui subit les conséquences de ces embargos. Ce sont des millions d’habitants qui en payent les frais. L’Occident a décidé de déclarer la guerre au régime iranien, soit. Mais nous ne pouvons pas fermer les yeux devant les dégâts causés par cette guerre “propre”. Pas de bombe, pas de sang, pas d’explosion... on achève en douceur. Un régime dictatorial a décidé de malmener sa population. Cela laisse indifférent le monde entier. Non seulement rien n’est fait pour empêcher ou ralentir ces oppressions, mais en plus, tout ce qui a été entrepris ces dernières années par l’Occident a fini par mettre encore plus de pression sur les épaules des Iraniens. Ainsi, nous pouvons dire que les Iraniens ont été doublement frappés : par leur régime et par les sanctions internationales.

A chaque fois que le peuple iranien se lève, en 1999, en 2009, à chaque fois que l’oppression devient visible, l’Occident se retire et oublie la base même de la démocratie qui ne devrait jamais être rien d’autre que la souveraineté populaire.

Nous ne pouvons par oublier l’Homme dans la politique. Une politique qui ne tient pas compte de la condition humaine ne peut pas être louée ou félicitée.

La politique qui est menée contre la République islamique d’Iran est une politique contre sa population. C’est pourquoi nous demandons à tous les pays occidentaux d’arrêter immédiatement ces embargos qui affaiblissent le peuple iranien. Ce n’est pas à lui qu’il conviendrait de s’en prendre.

Nous devons avant tout nous inquiéter de ce qui se passe à l’intérieur du pays. Si nous ne faisons rien pour l’améliorer, si nous faisons le choix de faire avec, de laisser aller, qu’est-ce qui nous autorise à aggraver la situation ?

Avec cette politique contre l’Iran, nous devons penser de nouveau à ce qui signifie véritablement le droit d’ingérence.

Parham Shahrjerdi, avec Jean-Luc Nancy*

* Parham Shahrjerdi est écrivain.

Jean-Luc Nancy est philosophe.

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