Iran : « Ne parlez pas de protestation, son nom est devenu Révolution. »

Rencontre avec Rona du collectif 98 [2/3]

paru dans lundimatin#363, le 12 décembre 2022

Dans cette seconde partie de cet entretien avec Rona, exilée kurde iranienne et militante au sein du collectif 98, il est question de féminisme comme locomotive de la révolte, de la place du mouvement kurde et du rôle des minorités dans le combat en cours en Iran. La première partie est à retrouver ici.

Cet entretien a été mené par le collectif de la cantine syrienne de Montreuil dans le cadre des Peuples Veulent [1].

Les exclu.e.s, moteurs de la révolution en Iran ?

Les Peuplent Veulent : Avant même que la révolte en Iran n’éclate, nous nous étions demandés, lors des différentes éditions du festival Les Peuples Veulent si le mouvement féministe n’allait pas devenir l’élément moteur du mouvement révolutionnaire dans son ensemble ? Si la question reste en suspens à l’échelle mondiale, il y a néanmoins quelque chose d’historique en cours en Iran : ce sont les femmes qui mènent le mouvement révolutionnaire à l’échelle d’un pays entier. On n’a pas encore la réponse pour “la révolution mondiale”. Mais en Iran, il y a quand même quelque chose d’absolument historique dans le fait que ce soit les femmes qui guident une révolution à l’échelle d’un pays entier. À un niveau plus personnel, c’est-à-dire en tant que militante féministe et iranienne, que t’évoque la situation ?

(Rires)

Rona  : Le fait de se poser cette question, cela veut dire que l’imaginaire est rentré dans la vie réelle. C’est déjà quelque chose de bouleversant, de très touchant. Car si on n’arrive pas à imaginer quelque chose, elle ne peut pas se réaliser.

Dans cette société patriarcale, que ce soit les femmes qui déclenchent et animent cette révolte et que le slogan au centre, “Jin Jian Azadi” soit un slogan qui commence par femme c’est énorme. Ce n’est d’ailleurs pas acceptable pour beaucoup, aujourd’hui ! On voit des backlashs [2], ça ne nous étonne pas. Mais d’un côté nous sommes heureuses car pour la première fois notre rôle dans la révolte est reconnu et notre légitimité de lutter contre le patriarcat l’est aussi. C’est la première fois que l’on peut dire et entendre que la lutte contre le patriarcat, c’est la lutte contre le régime et c’est la lutte contre le capitalisme. La première fois que l’on peut prouver aux militants de gauche que les questions de classe et de genre ne peuvent pas être séparées. La première fois que l’on peut dire aux autres « on ne peut pas séparer la question du changement de régime de la question du patriarcat, ni de la question des minorités ». Dans cette révolte, on est vraiment à l’intersection des questions des minorités, des femmes, et de la classe.

Au-delà de ça, on a la confirmation que les exclu.e.s, qui sont souvent les plus exploité.e.s, ont vraiment un grand potentiel pour lutter. Les femmes, qui sont à la fois exploitées et exclues, ont tout pour se révolter. Alors les analyses classiques selon lesquelles seule l’exploitation pourrait être moteur, on comprend bien maintenant qu’elles sont lacunaires et qu’il faut les développer.

Et tout ça arrive en Iran, au Kurdistan. Avec la mondialisation, c’est plus simple de faire circuler ces échanges de savoirs et de prises de conscience : la révolte iranienne résonne aux quatre coins du globe. Je pense que tout le monde s’aperçoit que si on est exploité, si on est dominé on doit se révolter, on doit demander une autre vie, un autre système. Ce n’est pas étonnant que les femmes soient en première ligne parce qu’il s’agit de la moitié de la population mondiale et qu’elles sont privées d’énormément de droits et de possibilités. C’est normal qu’elles soient à la hauteur de ce type d’insurrection. Surtout elles ont appris à se mobiliser. Les mouvements féministes mondiaux et régionaux sont puissants, intergénérationnels. Quand on parle avec les camarades pour se mobiliser ici à Paris, on donne toujours l’exemple des féministes car ce sont souvent les premières à se mobiliser, qui comprennent comment agir dans telle ou telle situation. Elles ont compris avant les autres parce qu’elles étaient parmi les premières à être exclues, même dans les mouvements de gauche, des années 60-70 jusqu’à aujourd’hui.

En Iran les mouvements les plus progressistes avaient du mal à accepter les femmes en tant que telles, à leur donner vraiment un statut approprié. Alors aujourd’hui, c’est normal qu’elles se révoltent, qu’elles s’organisent.

Il y a déjà les exemples de la mobilisation des mouvements féministes en Amérique du Sud bien sûr, mais aussi de la colère des femmes et leur mobilisation sous les dictatures et les états autoritaires au Moyen-Orient.

On apprend à lutter à la fois par le savoir et par l’expérience et je pense que la solidarité internationale féministe joue aussi. En tant que féministe, c’est toujours plus simple de communiquer, de se connecter. Il y a déjà des liens. Par exemple, le mouvement kurde a des connexions avec tous les mouvements des femmes -pas forcément féministes- au Moyen-Orient. A la fois avec les femmes afghanes, les femmes kurdes de différentes régions, les femmes arabes, turques et cela avec les groupes progressistes, disons avec la ligne la plus radicale de ces mouvements. Et je suis sûre que c’est pareil en Amérique du Sud.

Alors il faut trouver des moyens de renforcer ces connexions qui restent néanmoins trop faibles. Pour organiser des grèves générales internationales par exemple, pas seulement au Chili ou dans certains pays en Amérique du sud, mais la faire voyager. Parce que si le voyage des slogans et des luttes ne se fait pas par les routes du colonialisme, de l’impérialisme, c’est pas grave, on peut l’accueillir.
On peut apprendre, échanger, c’est ça la solidarité, la sororité… c’est très accueillant. (Rires)

Selon toi, le fait que cette révolte soit menée par des féministes ou en tout cas avec une présence massive des femmes, est-ce que cela a un impact sur la manière dont les gens la vivent ? Comment est-ce que c’est vécu dans les familles ? Comment est-ce que les gens en parlent ? Est-ce que les enfants en entendent davantage parler ? Comment le fait que ce soit un mouvement féministe impacte le tissu social ?
Oui, c’est super intéressant. La socialisation d’une nouvelle génération commence toujours avec les révoltes, avec les mouvements, les insurrections. C’est ce qu’il se passe aujourd’hui. Les petits enfants, les collégien.ne.s, les lycéen.ne.s sont très politisé.e.s, selon leur âge et leurs possibilités bien sûr. Ce qui n’était pas le cas de notre génération. On avait beaucoup plus intériorisé le discours du régime, on avait beaucoup moins de moyens de le contredire, de se révolter. Nous étions très soumis sur certains points à l’école, ce qui n’est pas du tout le cas de la nouvelle génération. Là, on entend que cette révolution est menée par les dahehachtadiha, c’est-à dire par les collégien.ne.s lycéen.ne.s. Il y a des révoltes dans tous les établissements. Les filles se dévoilent (parce que le hijab est obligatoire à l’école aussi), elles se dévoilent en se filmant, elles changent les photos de Khamenei et Khomeini, et mettent à la place “Jin, jian Azadi”. Elles chantent ensemble.

Il y a eu une vidéo très touchante dans laquelle les étudiantes étaient assises, des choses étaient écrites au tableau et au milieu il y avait leur prof, une femme. Les filles chantaient les slogans et lisaient ce qui était écrit au tableau : pourquoi on veut le changement, pourquoi on ne peut plus accepter ça. Le lendemain, la prof a été arrêtée bien sûr. Mais c’était très courageux d’avoir fait cette vidéo. C’était vraiment exceptionnel de voir les différentes générations s’exprimer. Elles ont des revendications partagées donc ça joue beaucoup.

A l’inverse, dans les familles, on voit beaucoup de révoltes contre les parents, parce que dans une société patriarcale, partout, la famille est sacrée. Alors pour certain.e.s, dans certaines régions, la famille est vraiment sacrée en Iran. Parfois c’est même plus simple de se révolter contre le régime que contre ses propres parents, contre sa famille. Pour la première fois, les gens osent aussi dire (surtout les femmes) : “même si vous êtes pratiquant, religieux, moi je ne le suis pas”, ce qui n’était pas si simple avant.
On voit des jeunes qui écrivent : “J’ai dit ça pour la première fois à mon père. Pour la première fois j’ai désobéi à mes parents.” Il y a énormément de choses qui se diffusent et ça donne de l’espoir.

De ce que j’entends dans ma famille, mon entourage, mes ami.e.s, je vois que tout le monde est impliqué. Dans les soirées les discussions ne portent que sur ça. Et tout le monde y participe, les enfants, les filles, et pour la première fois tout le monde écoute les femmes et tout le monde dit “c’est votre révolte, c’est à vous cette fois-ci, c’est votre moment”. Alors que c’est jamais le moment pour les femmes, ce moment est arrivé et pour la première fois elles osent faire des choses qu’elles ne pouvaient pas faire avant ou très difficilement. Car je pense qu’elles se sont toujours révoltées, elles ont toujours résisté, à leur manière, avec leurs possibilités. Mais là, il devient plus simple de dire Non !

Ce sentiment est d’ailleurs plus fort chez les femmes que chez les hommes. Ils n’ont pas la même perception, pas le même sentiment. Les femmes sont plus excitées, plus enthousiastes, plus déterminées, plus impliquées, parce qu’elles se sentent vraiment au cœur de ce mouvement et ce, pour la première fois. Tout le monde dit, tout le monde écrit “c’est elles qui guident, il faut laisser la place aux femmes”. Tout ça, ce sont des changements immenses, très importants. On ne pouvait pas dire ça il y a 2 ans. Ça a beaucoup joué sur les relations sociales aussi. Aujourd’hui j’ai vu une vidéo d’une jeune femme qui était dans la rue contre son père. Son père défendait le régime et le hijab dans une vidéo. Et elle est sortie en disant “moi je suis contre mon père, je ne partage pas ses idées.”

Et justement, comment est-ce que c’est possible que les hommes acceptent cela ? Parce qu’ils ne l’ont jamais accepté nulle part, ça n’a jamais jamais marché.
Bon il faut être prudent là-dessus. Personnellement en tant que féministe, je garde toujours un certain doute quant à ce que les hommes acceptent. Ce doute est dû à la fois à ma connaissance de la société, mais aussi sur ce que j’ai appris du mouvement féministe de manière générale. Parce que ces hommes qui prétendent accepter tout ça aujourd’hui, ça peut être les mêmes qui commettent des violences conjugales chez eux dans 2 mois. Les choses ne vont pas changer d’un coup comme ça.

C’est une révolution politique mais il faut toujours une révolution sociale. Surtout si on parle de féminisme, sans révolution sociale ce n’est pas possible. Alors c’est un long travail. Je pense tout de même que là, il y a vraiment un point de rupture. On a fait un bond en avant et nous avons beaucoup plus de marge et beaucoup plus de place pour militer aussi.

Le problème c’est que les exclu.e.s sont toujours les plus condamnés. On leur demande pourquoi ils sont moins actifs, pourquoi ils ne résistent pas, on leur dit que c’est à eux de revendiquer leurs droits. C’est ce qu’on entendait en tant que femmes kurdes par exemple. Mais les exclu.e.s ont toujours moins de possibilités. Certain.e.s disent ça parce qu’ils ne voient pas la violence de l’État envers les minorités, ni envers les femmes. En tant que kurde par exemple : si l’Etat frappe à ma porte pour arrêter mon père et si la veille mon père m’a frappée, qu’est-ce que je suis censée faire ? C’est compliqué, je suis dans une situation très difficile. Et si le lendemain je veux aller manifester contre l’arrestation de mon père, si je suis kurde, je suis directement criminalisée. Je ne peux même pas manifester. Alors qu’à Téhéran c’est beaucoup plus simple.

Tous ces éléments jouent un rôle très important mais concernant les hommes restons prudentes. On ne peut pas dire qu’ils ont accepté mais plutôt que les exclu.e.s imposent les choses. Au bout d’un moment ils peuvent plus dire “on ne vous voit pas, on ne connaît pas votre cause”. En tant que kurde par exemple, on a imposé les choses. Les baloutches, les arabes, sont en train d’imposer les choses à la population du centre. Et c’est pareil pour les femmes : nous imposons.

Oui, c’est une des première fois que des luttes habituellement reléguées “après la chute du régime”, déclenchent le mouvement. C’est porteur d’espoir en tant que tel et j’ai l’impression aussi que c’est une avancée de manière internationale. Comme si un espoir partagé par plein de femmes partout dans le monde prenait corps. C’est aussi ce qui nous a marquées pendant la manifestation de solidarité parisienne d’octobre [3] : tous ces slogans qui se transformaient et créaient une pensée en se transformant, de “femme, vie, liberté” à “queer, vie, liberté”, “trans, vie, liberté”. C’était très beau.
Tout à fait, ça donne de l’espoir au moins. Je pense que c’est nouveau en Iran aussi. En tant que femmes Kurdes, on avait beaucoup de mal à s’imposer. Avec la société patriarcale kurde d’un côté, les féministes du centre, de l’autre côté des nationalistes pour qui la question des minorités est juste une question de crime et de séparatisme. Nous avons déjà publié des choses sur cette intersection, mais ça restait quand même essentiellement présent chez les élites. Aujourd’hui, ça concerne toute la société et c’est hyper intéressant. On est un peu optimistes, mais on voit qu’il manque encore cette révolution sociale dont je parlais avant.

Les différentes générations sont très conscientes socialement. Elles lisent, je sais pas à quel niveau je peux dire ça, mais il y a un niveau de conscience minimum pour qu’elles puissent formuler leurs demandes de manière très progressiste. Déjà sur la question du sécularisme et du fait qu’elles ne veulent plus la charia dans la loi, d’aucune manière. Mais la revendication de classe n’est pas toujours présente. Parce qu’une partie de la société est très pro-occident, parce que l’ennemi de mon ennemi est mon ami. Le régime se présente comme étant contre l’occident, donc si on est contre le régime, on est pro-occident.

Il y a aussi des oppositions réactionnaires, royalistes, qu’on considère comme l’extrême droite iranienne. Parce qu’ils ont vraiment des pensées similaires sur les questions de genre, des minorités, des nationalismes. C’est très très dangereux et ça fait peur quand on les entend. Là ils sont très forts parce qu’ils ont de grands lobbies qui les soutiennent aux États-Unis, en Israël et en Arabie Saoudite. Ils ont de l’argent et ils ont des grands médias. Par exemple, il y a deux chaînes de média très pro-royalistes. Tout le monde les écoute et les regarde à la place de la télé iranienne que très peu de gens suivent. Ça c’est pas nouveau, ce sont les chaînes de l’extérieur qui sont les plus puissantes et tout le monde les écoute. Ça joue sur la société, la manière dont elles essayent d’orienter les révoltes.

Alors nous, ici de loin, en tant que diaspora, on se mobilise contre cette pensée réactionnaire, qui est très mobilisée aussi ici en France parce qu’ils se présentent contre le régime. Certain.e.s les pensent légitimes et participent à leur manifestations. Par exemple, dans la manif du 2 octobre ils ont viré 2 parlementaires écologistes quand ils ont pris la parole parce qu’elles étaient de gauche.

En France ?
À Paris ! Alors moi je me demande pourquoi les gens participent à ces manifestations de l’extrême droite iranienne pourquoi ils ne demandent pas aux gens de confiance à quelles manifestations se rendre ? Le fait d’être contre le régime, ça ne suffit pas aujourd’hui pour nous. On le clame haut et fort. Au moins en diaspora, parce qu’il y a différentes positions, il faut les reconnaître. Il faut demander à quelqu’un de confiance avant de participer à une manifestation, c’est très simple. C’est ce que je fais en France avant d’aller à une manifestation. C’est ce que mes ami.e.s font quand ils ne sont pas dans leur pays natal. Je pense que c’est important quand on parle d’internationalisme. C’est parmi les choses auxquelles nous devons faire attention.
Pour revenir sur le Kurdistan, tu nous parlais précédemment de la mémoire de la révolution iranienne et de des années de lutte contre le régime islamique qui ont suivi, spécifiquement au Kurdistan, qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Le Kurdistan est très particulier dans le pays. Je ne dis pas ça parce que je suis kurde, mais parce que politiquement il y a un héritage qui a été conservé. Une histoire très présente politiquement dans différentes générations avant la révolution, pendant la révolution et après la révolution.

Pendant la révolution, quand les islamiques arrivent au pouvoir [en 1979], c’est le dernier moment où les kurdes ont fait la guerre contre le régime. Par exemple, l’année où ils sont arrivés au pouvoir il y a eu un référendum en Iran. Plus de 80% de la population a dit oui, même si les élections étaient sûrement truquées, mais en tout cas la majorité du pays a dit oui à la république islamique d’Iran. Alors que dans la région kurde, la majorité des partis politiques qui étaient très nombreux et actifs à l’époque ont dit non. Il s’agissait surtout de partis politiques de gauche, mais aussi de partis politiques que l’on peut considérer comme nationalistes, c’est-à-dire les gens qui militaient pour la cause des kurdes.

Cet héritage est vraiment resté en Iran, et même nous qui n’étions pas politisés dans ma famille, nous en avons toujours entendu parler à la maison. Ma mère en parlait pendant la guerre Irak-Iran. Le Kurdistan était très touché parce qu’on était à la frontière. Il y avait de nombreux affrontements. Toute la société était politisée.

L’héritage de gauche aussi est très fort au Kurdistan. La question de classe est présente dans plusieurs régions. C’est pour ça que les kurdes militent avec les iranien.ne.s dans les syndicats, avec le mouvement étudiant, avec les féministes. Ils étaient présent.e.s partout depuis longtemps.

Cette place des Kurdes dans les mobilisations, c’est quelque chose qu’on entend dans tous les pays où il y des Kurdes. Pendant la révolution syrienne bien sûr, en Turquie où c’est encore plus évident, et aussi en Irak avant la chute de Saddam. Lorsqu’il y a des révoltes, des soulèvements, les Kurdes sont très souvent une référence en termes d’organisation, en termes de pratiques militantes, de mobilisations qui se propagent quand il y a jonction avec le reste des populations. C’est quelque chose qu’on voit aussi en Algérie par exemple, avec la communauté Kabyle : quand il y a une révolte, les Kabyles sont une des références d’organisation, de par l’expérience vécue de minorité opprimée. Des minorités opprimées donc mais qui répondent avec des formes de résistance fortes et qui acquièrent ainsi une expérience précieuse déployée lors des soulèvements.
Exactement. Selon les chiffres, 250 000 Kurdes ont été tués depuis les années 60 jusqu’à aujourd’hui. Il y a eu énormément de révoltes, de confrontations… Il y a toujours eu de la résistance, ce qui a coûté très cher aux Kurdes mais leur donne une expérience profonde de la lutte.

Aujourd’hui, avec la révolte de Jina, on remarque que dans d’autres villes, à Téhéran, à Yazd, à Kalaj, des villes persanes, il y a toujours beaucoup de kurdes arrêté.e.s et tué.e.s. Et cela parce qu’ils.elles sont très mobilisé.e.s là où ils sont. Il s’agit vraiment d’une mémoire politique, d’un héritage politique très fort qui a perduré malgré les répressions.

D’autre part, la majorité de la région kurde n’est pas chiite mais sunnite. Ils sont donc doublement discriminé.e.s par l’Etat. Ils ont ce sentiment d’être “aliénés” vraiment par l’État. Depuis le plus jeune âge, tout le monde se moque de la république islamique. Elle n’a aucune légitimité au Kurdistan. Quand je suis arrivée à Téhéran et que j’ai rencontré des camarades de gauche à l’Université, j’ai vu la différence. Là-bas il fallait se justifier d’être contre le régime alors qu’avant, je n’avais jamais eu à me justifier, c’était une évidence pour tout le monde. Tu ne peux pas être kurde et ne pas être contre le régime.

On a un mot particulier : jash, pour parler des Kurdes qui travaillent avec l’Etat. Qui sont complices. C’est une insulte, c’est très mal vu, c’est stigmatisé.

Ce n’est pas un hasard que cette révolte ait commencé au Kurdistan. Beaucoup de mes ami.e.s disent : si Jina n’avait pas été une femme, si elle n’avait pas été kurde, peut être que ça aurait pu se passer autrement. Ca joue beaucoup le fait d’être une femme et kurde en même temps.

Oui nous avons beaucoup entendu ces derniers temps que le fait que Jina ait été arrêtée pour mauvais port du voile, c’était dû au fait qu’elle était kurde, parce que les Kurdes sont plus réprimés encore à cause de cela, pour des raisons culturelles. Tu dis qu’en réponse c’est aussi grâce à la politisation des kurdes que la révolte est née. Alors comment est-ce que ça s’est transmis des Kurdes aux autres Iranien.ne.s ? Comment ce tissu politique kurde anti-régime, s’est transmis au reste de la société ?
Quand j’ai dit que le fait que Jina était kurde a joué sur la manière dont la révolte s’est passée, c’est en raison de deux éléments :

Déjà, Jina elle-même, en tant que Kurde avait plus de chance de se révolter contre la police. Peut-être que la police a compris qu’elle était kurde parce qu’elle parlait kurde avec son frère et que ça a joué sur la manière dont elle a été arrêtée, et traitée.

Mais je voulais aussi parler de la manière dont la société au Kurdistan a accueilli l’événement : le lendemain de sa mort, l’État a décidé d’amener son corps à 3h du matin pour l’enterrer en cachette pour que personne n’y assiste. Mais la population de Saghez, une petite ville au Kurdistan, a décidé d’aller manifester et de faire la cérémonie. J’ai vu les vidéos : à 6h du matin c’était rempli. Les gens étaient là malgré la répression. C’est à partir de là que tout a commencé. La désobéissance commence par là. Par le fait de dire, “on ne va pas accepter vos règles, on en a marre, on est en colère, on a la rage ! Même si vous arrêtez tout le monde, on sera là. C’est à nous de prendre la parole pour dire que nous allons chercher justice. Car ce qui est arrivé à Jina, ça peut arriver à toutes les femmes.”

Après pourquoi ça a été repris ailleurs ? Je pense que la société était complètement prête. Sur un plan politique mais socialement aussi. Le fait que ce soit une femme très jeune qui ait été arrêtée seulement pour mauvais port du voile, émotionnellement ça a touché tout le monde dans la société. Dans la population, la colère était à un niveau tel que les gens ne supportaient plus cette colère, ils voulaient l’exprimer. Et ils ont commencé à le faire car c’est une cause partagée. Dans chaque famille il y a au moins deux femmes. Au départ les slogans c’était “ma fille, ma soeur, moi, sera la seconde Jina ”. Les gens voyaient leur destin dans celui de Jina et ils voulaient faire quelque chose pour se sauver à la fois de manière collective et individuelle pour montrer leur rage. La société était prête.

Avant, une grande partie des militant.e.s kurdes se disaient que ce n’était pas possible de faire une coalition, une lutte commune avec les Iranien.ne.s. Alors ils.elles luttaient pour le Kurdistan. Aujourd’hui, on ne sait pas ce que ça va donner mais on entend des slogans kurdes dans les régions turques, des slogans turcs dans les régions kurdes. Ce qui est très étonnant parce que la confrontation dans certaines régions où il y a des kurdes et des turcs est très intense et très présente. Au Baloutchistan,on entend “Kurdistan, Kurdistan, tchichmo cheraghé Iran”, “Kurdistan les yeux et la lumière de l’Iran”. Alors que les kurdes étaient considéré.e.s comme des terroristes jusque-là. Comme des séparatistes. On ne sait pas à quel point on peut être optimiste quant à ce genre de choses mais tout ce qui se passe a changé beaucoup de militant.e.s et beaucoup de gens. Au Kurdistan comme ailleurs.

Entretien réalisé par Anne Destival et Lucas Amilcar, de l’équipe des Peuples Veulent.

Dans le prochain et dernier volet de cet entretien avec Rona il sera question des prochaines étapes de la révolution, de la chute du Régime et de ses conséquences possibles.

D’autres entretiens réalisés dans le cadre des Peuples veulent :

Les Peuples Veulent 4.0 : Alassane DickoLe droitde rester. Le droit de partir.

Au Chili, « quand le peuple nous cherche, il faut qu’il nous trouve »

Palestine, Colombie, Irak... Des femmes s’engagent pour l’écologie https://blogs.mediapart.fr/beatrice...Reporterre

Comment défendre une forêt ? Entretien avec des activistes du mouvement Defend the Atlanta Foresthttps://blogs.mediapart.fr/beatrice...Lundi Matin

Entretien vidéo Martial Pannuchi avec un des fondateurs du mouvement « Ras le bol » (afrique de l’Ouest)https://blogs.mediapart.fr/beatrice...

[1La 4e édition du festival internationaliste Les Peuples Veulenta réuni en octobre à Montreuil plus de 5000 personnes venues rencontrer la cinquantaine de collectifs, organisations et activistes arrivé.e.s de 42 pays des 5 continents. L’occasion de réaliser de nombreux entretiens de fond avec ces invité.e.s. Au fur et à mesure de leur publication vous pouvez retrouver ces entretiens ici.

[2Concept, théorisé dans les années 1990 par la féministe américaine Susan Faludi qui postule que chaque avancée féministe serait immédiatement suivie d’un « retour de bâton » réactionnaire et masculiniste.

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