Iran : Choisir son camp

« Les perdants de l’assassinat de Soleimani au moins à court terme, ce sont les peuples en lutte en Iran et en Irak. »

paru dans lundimatin#226, le 23 janvier 2020

Place Al Tahrir à Bagdad à Marivan et partout en Iran à Santiago dans le Rif à Atbara et sur les Champs-Elysées, partout la révolte surgit. Hier lorsque Mountazer al-Zaïdi giflait G. W. Bush avec ses chaussures. Aujourd’hui lorsque Nasser Zefzaf arrache le micro à un imam qui défend la ligne du régime marocain. Demain lorsqu’en Iran on mettra à nouveau le feu aux banques aux pompes à essence et aux icônes du « Guide » comme en novembre dernier.

Quand une gauche anti-impérialiste (les autres nous important peu) fait le choix de reprendre telle quelle la rhétorique de la République Islamique d’Iran (RII), qu’elle assume le camp qui est le sien !

Impérialisme étasunien et confusion anti-impérialiste

Le 3 janvier 2020 à Bagdad, Donald Trump a éliminé avec un drone le Général Soleimani, numéro un de la Force Al-Qods du corps des Gardiens de la révolution islamique, Mehdi al-Mouhandis, numéro deux du Hachd al-Chaabi, coalition de paramilitaires majoritairement pro-Iran et plusieurs miliciens. Cette opération a provoqué une onde de choc médiatique et des prises de position de toute part. Jamais les cibles directes ou « collatérales » des drones américains dans les régions les plus périphériques du monde ou celles des mitraillettes des Basidjis, n’ont bénéficié d’une telle attention.


Bi sharaf ! Bi sharaf ! [1]
11 janvier 2020

Qassem Soleimani est-il le martyr de l’anti-impérialisme ? Non, un fasciste d’envergure mondiale a tué un fasciste d’envergure régionale. Nous gardons nos larmes pour les révolté-e-s d’Aban mah, ces prolétaires qui ont mis le feu aux institutions du capitalisme et du régime iraniens en novembre 2019, assassiné-e-s par centaines et emprisonné-e-s par milliers par les forces de sécurité dont Soleimani était l’un des chefs. Tant que les Soleimanis seront considérés comme les symboles de l’anti-impérialisme, l’impérialisme restera intact.

Oppresseurs régionaux

Le corps des Gardiens de la Révolution Islamique (Sepah-e Pasdaran-e Enghelab-e Eslami ou Sepah) est l’armée la plus puissante de la République Islamique, à la tête d’un empire de fondations et d’entreprises. Le pantouflage permet à ses dirigeants de piller les ressources du pays. L’armée de Qods dont Soleimani était à la tête est la branche chargée des missions étrangères du Sepah. Depuis 2010, elle est officiellement en guerre contre les révolutionnaires syriens. Elle a permis le maintien de Bashar El Assad au prix de centaines de milliers de morts. Outre sa propre présence militaire, elle enrôle au sein des Brigades Fatemyoun des sans-papiers afghans qui en Iran sont exploités, sous la menace constante de rackets policiers et d’expulsion, contre la promesse - par ailleurs jamais tenue - de papiers et d’une maison à leur retour. Envoyés sans formation militaire, ils servent de chair à canon. En Irak, depuis le début du soulèvement populaire à l’automne 2019, plus de 330 personnes ont été tuées, répression à laquelle le Sepah et les milices chiites pro-iraniennes ont largement participé. C’est évidemment au nom de la lutte contre Daesh que ces ingérences sont justifiées par la RII, interventions par ailleurs bienvenues pour les intérêts économiques du Sepah qui décroche, entre autres contrats, le contrôle du marché irakien d’assainissement des eaux usées.


Soleimani ghâtel-e ! / rahbaresham khâen-e !
Soleimani est un assassin / et son guide un traître
12 janvier 2020

« Les Etats-Unis appellent l’Iran à quitter l’Irak. L’Iran appelle les Etats-Unis à quitter l’Irak. Que pouvons-nous faire, nous Irakiens, pour ne pas vous déranger [2] ? »

L’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003 a permis à la RII de développer son influence politique et sa présence militaire en s’appuyant sur ses réseaux religieux et politiques dans le pays. En octobre 2019, une mobilisation d’ampleur inédite a éclaté en Irak. On occupe les rues, les toits d’immeuble et les places, on bloque les routes, les raffineries et les aéroports. Luttant d’abord contre la précarisation de leurs vies, les Irakien∙ne∙s finissent rapidement par réclamer que dégagent conjointement la classe dirigeante et les armées et milices iraniennes comme états-uniennes.

Ils et elles savent distinguer les peuples de leurs Etats fascistes : alors qu’explosaient les révoltes contre la présence iranienne, des révolutionnaires de Bagdad interpellaient leurs frères de lutte iraniens : « nos cœurs ne sont emplis que de respect et de reconnaissance envers le peuple iranien. Seul le régime iranien qui protège les corrompus, criminels et assassins dans notre pays est notre problème ». Et à chaque fois qu’une dynamique politique s’est enclenchée dans le sens des révolté∙e∙s, le Général Soleimani était là pour défendre les intérêts du régime iranien contre les revendications du peuple en lutte. Peuple dont Trump a confisqué la lutte en abattant Soleimani.

Avant de devenir une figure publique et médiatique en 2013, Qassem Soleimani était resté dans l’ombre. Depuis, une véritable campagne d’héroïsation a été lancée sous des mots d’ordre nationalistes et religieux, vantant les opérations militaires dans la région, campagne à laquelle participent d’ailleurs les médias occidentaux. En Iran, réformistes et conservateurs justifient la présence militaire dans la région et surtout en Syrie par la nécessité d’éloigner le danger des frontières iraniennes : « On se bat en Syrie pour ne pas être obligé de se battre à l’intérieur des frontières de notre pays ». D’une part, ce discours s’appuie sur une rhétorique religieuse qui qualifie la guerre en Syrie de « défense du Haram », une guerre pour protéger les lieux saints pour les Chiites ; d’autre part, elle flatte un certain égo nationaliste y compris parmi les opposants déclarés au régime.

Les perdants de l’assassinat de Soleimani au moins à court terme, ce sont les peuples en lutte en Iran et en Irak. Pendant 4 jours et partout dans le pays, la République Islamique a mis en scène, grâce à son expertise incontestable, un deuil national par des défilés avec le cadavre du Général (« Hadj Qasem » pour les intimes). Le mot d’ordre est simple : « la vengeance sera terrible ». Ce n’est pas la première fois que l’on voit ce genre de spectacle, qui engage non seulement la partie de la population qui soutient le régime, mais aussi celles et ceux qui malgré leur opposition y participent, mû∙e∙s par une crainte de la guerre mais également par une ferveur nationaliste.


Journal télévisé, le 6 janvier 2020

En France, le régime iranien a imposé son discours, ses images et sa propagande avec la complicité objective des médias et de pseudo anti-impérialistes français.

Tout ce dont peut rêver n’importe quel chef d’Etat ou dirigeant de multinationale faisant face à une contestation, la République Islamique l’a accompli. Eclipser les révolté∙e∙s du mois de Novembre en Iran, vivant∙e∙s, martyres ou en prison ? C’est fait. On ne parle plus que de rêves de vengeance et de troisième guerre mondiale. Que la presse proche de Khamenei réclame le renforcement de la répression contre les « séditieux » (les révolté.e.s de Novembre) est en revanche passé inaperçu.

Montrer sur les écrans européens les obsèques de Soleimani ? C’est fait. Une envoyée spéciale de France Télévision a même été dépêchée sur place pour couvrir l’évènement.

Qualifier de « Che Guevara » iranien un criminel de guerre et mercenaire de la réaction ? Le Monde l’avait fait et l’a republié pour l’occasion.

En France et ailleurs, les images des foules appelées à manifester leur deuil, prises par les drones et les hélicoptères des médias officiels iraniens, ont bénéficié d’une couverture médiatique massive. La révolte de Novembre, elle, a été réprimée dans le sang et la boue, à huis clos.
Cela nous révolte.
Mais ce qui nous écœure, c’est que la RII ait pu trouver parmi les décoloniaux du dimanche, des relais fascinés par une propagande nationaliste et militariste, se délectant des manifestations d’Etat – dont l’équivalent fonctionnel ici serait la manifestation Charlie ou la parade du 14 juillet.

Contre l’anti-impérialisme d’Etat, l’internationalisme

Placer la République Islamique aux avant-postes d’un “front de résistance” à l’impérialisme est une blague de mauvais goût.

Dans la région, il n’y a pas de lignes de clivage qui sépare de manière permanente des blocs cohérents sur les plans politiques, militaires et idéologiques. Il n’y a pas de conflit qui opposerait clairement des Etats impérialistes et un « axe de la résistance ». Il y a des puissances impérialistes qui imposent leur domination militaire, envahissent et occupent des territoires, pillent des ressources, au premier rang desquelles les Etats-Unis et la Russie. Il y a des collaborations mouvantes et des Etats comme l’Iran qui s’engouffrent dans le chaos pour réaliser leurs rêves impérialistes à l’échelle régionale.


Koshte nadâdim ke sâzesh konim ! / rahbar-e ghâtel ra setâyesh konim !
On n’a pas donné des morts pour céder / Faire l’éloge du guide meurtrier
11 janvier 2020

Depuis la France, un premier geste anti-impérialiste serait de donner de l’écho aux peuples qui luttent dans la région plutôt que de compter sur les États despotiques, capitalistes, racistes (et « au passage », sexistes et homophobes) qui les oppriment en se contentant de leurs discours anti-américains creux [3]. Peut-on être anti-impérialistes et fermer les yeux sur le racisme d’État iranien et de son Général qui ont envoyé 2000 afghans sans papiers à la mort en Syrie ? Ne peut-on choisir entre défendre le camp d’Al Qods de la République islamique et de Bachar El Asad et celui des révolutionnaires syrien∙ne∙s de 2011 ?
Le camp d’Al Qods de la République islamique ou celui des Irakien∙ne∙s qui veulent dégager leur classe politique corrompue, l’Iran et les Etats-Unis, tous ensemble ?
L’armée d’Al Qods et de la République Islamique et celui des Iranien∙ne∙s qui se sont révolté-e-s en novembre 2019 contre l’exploitation économique et la dictature ?

Nous qui avons un lien avec cette terre et qui vivons ici pouvons au moins choisir notre camp.
Nous hurlons contre le racisme occidental, l’ingérence des Etats-Unis qui depuis plusieurs décennies ruinent des vies humaines. Nous hurlons contre la république islamique qui exploite et massacre sa population. Nous exécrons les documentaires qui commencent par « au pays des Ayatollahs » pour montrer que la population iranienne finalement n’est pas si loin de l’étalon occidental. Nous pleurons de rage lorsque des analyses géo-politiciennes, mais surtout des militant∙e∙s de l’antiracisme politique fasciné∙e∙s par des chefs militaires ou des guides religieux restent sourds aux cris des révolté∙e∙s.

Nos larmes notre rage et notre ferveur, nous les gardons pour celles et ceux qui reprennent déjà leur souffle et occupent la rue. Nous croyons au pouvoir des peuples unis.


Marg bar setamgar / che shah bashe che rahbar
A bas l’oppresseur, le Shah comme le Guide
14 janvier

Epilogue provisoire : la contre-attaque

La nuit du 8 janvier à 1h20, l’heure à laquelle Soleimani a été tué, les Gardiens de la révolution attaquent par missile deux bases militaires états-uniennes en Irak après avoir pris le soin de prévenir les autorités irakiennes pour éviter que la séquence guerrière n’ait des conséquences irréparables. Au journal télé du matin, après vingt minutes de reportages pleurant la mort du Général montrant à l’envie ses obsèques nationales et célébrant les représailles iraniennes, une courte brève annonce froidement, après la météo, la nouvelle : un avion d’Ukraine Airlines s’est écrasé à Téhéran et les 176 personnes à bord sont décédées. Quelques heures plus tard, Soleimani peut enfin être enterré : un commandant des Gardiens de la révolution rappelle sur sa tombe l’opération militaire. Khamenei limite la fanfaronnade : « hier soir une gifle leur a été administrée [...] ». Ce qui compte ajoute-t-il, c’est de « mettre fin à la présence corruptrice des Etats-Unis dans la région ». A son tour, Trump se fait plus mesuré : l’opération iranienne n’a fait aucune victime, et les Etats-Unis ne veulent pas la guerre.

Une guerre aux conséquence dévastatrices pour les populations de la région semble évitée, au moins provisoirement.


Marg bar asl velâyat-e faghih !
Mort au principe du velâyat-e faghih [4] !
12 janvier 2020


Le 10 janvier, après deux jours de déni, les autorités iraniennes passent aux aveux : les Sepah ont « par erreur » frappé l’avion d’Ukraine Airlines qu’ils ont pris pour un missile de croisière. La chute de l’avion signe la fin tragique du spectacle.

Le 11 janvier, à Téhéran, Ispahan, Babol, Hamedan et Rasht, des Iranien.n.es se rassemblent déterminé.e.s dans la rue, devant les universités, [5] en hommage aux victimes de cette « erreur » pour crier leur rage contre les dissimulations du Sepah, rappelant qu’il y deux mois des femmes et des hommes se sont levées et se sont fait massacrer. Ils hurlent leur rage contre les crimes du Sepah, et finalement contre le régime dont ils confrontent les milices :

Mâ bache-hâye djangim / bedjang tâ bendjangim
Nous sommes les enfants de la guerre [6] / Fais nous la guerre, tu verras ce qu’est une guerre.

Sources :

https://lundi.am/Maroc-du-Rif-a-Gdim-Izik-rien-de-neuf-sous-le-soleil-de-Plomb

https://tolonews.com/afghanistan/drone-strike-civilian-casualties-reported-herat-sources?fbclid=IwAR2VxgXGCELBVJQpAUl0sCmMH29RN-zoNABnxmtB7dEu0TRoXj0LIBrEQaE

http://www.rfi.fr/emission/20200106-iran-economie-emprise-irak

https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2017/05/12/ghassem-soleimani-le-gardien-de-l-iran_5126707_3218.htm

[1Littéralement : indigne. Dans l’usage le plus commun : connard. Dans ce contexte, le bi sharaf se trouve quelque part entre le porc et la crapule.

[2Blague qui circule ces jours-ci sur les réseaux sociaux irakiens.

[3Pour suivre l’actualité des ouvrie.re.s, des instit, des femmes, des étudiant.e.s et des écologistes qui luttent en Iran voir le canal telegram https://t.me/SarKhatism.

[4Gouvernement des doctes, au fondement de la théocratie iranienne.

[5Voir le communiqué des étudiant.e.s de l’Université Amir Kabir de Téhéran qui se positionne à la fois par rapport au régime et à l’impérialisme : https://www.jadaliyya.com/Details/40488?fbclid=IwAR0Ys49wmWKa0_HcedREFhkwDyv6JrND3K1dYsL_iq6ZX415NRSLEtznoHo

[6Guerre Iran-Irak de 1980 à 1988.

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