Bon, l’affaire c’est que nous, hommes, femmes, zapatistes, nous voyons et nous entendons que s’approche une catastrophe dans tous les sens du terme, une tempête. Mais…, il se trouve que nous, femmes, hommes, zapatistes, nous voyons et entendons aussi que des personnes ayant de grandes connaissances disent, parfois en donnant leur parole, toujours avec leur comportement, que tout continue comme avant. (…) Comme si l’hydre n’avait pas régénéré ses multiples têtes.
SupGaleano, « La tempête, la Sentinelle et le Syndrome de la vigie », 1/04/2015.
La conception zapatiste de l’hydre capitaliste
Depuis 2015, la métaphore de « l’hydre » est particulièrement présente dans l’analyse zapatiste du système-monde. Elle nous est bien utile pour comprendre sa physionomie, ainsi que pour affiner nos théories et nos pratiques anticapitalistes en conséquence.
Si originellement elle se réfère à la configuration capitaliste du système-monde dominant, nous pouvons néanmoins considérer que la métaphore de l’hydre est aussi mobilisable dans le cadre de nos recherches-actions contre le triptyque Modernité-Capitalisme-Etat. Aux nombreuses dimensions du Capitalisme, les multiples têtes du monstre mythologique, s’ajoutent les nombreuses dimensions de la Modernité (universalisme, naturalisme, colonialisme, etc) et de l’Etat.
Alors que nous avons particulièrement insisté sur la dimension centrale de la pratique zapatiste, la pépinière de 2015 nous invite à la réflexion théorique, à penser le système-monde, et à forger des outils collectifs et conceptuels pour orienter nos luttes. L’importance manifeste de la pensée critique et conceptuelle pour la lutte zapatiste n’est, évidemment, pas distincte de sa pratique philosophico-politique. Elle lui est même indexée : « [...] notre métathéorie est notre pratique » [2]. La théorie n’a nullement vocation à créer des « -ismes » dogmatiques [3], ou à « augmenter notre bagage culturel », mais à participer à la « transformation d’une réalité » [4]. A cet égard, la philosophie pratique du mouvement zapatiste nous rappelle la proposition inter-culturelle du philosophe cubain Raoul Fornet Betancourt : « « Il s’agit de formuler une proposition théorique et pratique pour une nouvelle transformation de la philosophie qui ne soit pas envisagée comme une simple tâche interne à la philosophie, une fin en soi, mais plutôt comme une initiative visant à mettre la philosophie à la hauteur des exigences réelles du contexte actuel de notre monde globalisé, afin qu’elle soit à même de mieux remplir sa fonction critique et libératrice » [5]. L’importance de la conception théorique est donc relative à la nécessité impérieuse d’adapter nos pratiques de lutte à la configuration, multi-dimensionnelle et mouvante, du système-monde. En connaissant distinctement l’hydre, son fonctionnement polycephale, ses limites et ses faiblesses, nous pourrons lutter de manière creative et conséquente jusqu’à sa disparition, ou du moins, jusqu’à la destitution de son hégémonie planétaire.
La métaphore de l’hydre nous permet de comprendre que la lutte contre le Capitalisme est nécessairement collective. La critique zapatiste de l’individualisme moderne, constitutif de l’anthropologie coloniale de la Modernité occidentale, appuie la dimension collective de la lutte - laquelle résulte de la reconnaissance et de la valorisation des différences et de la multiplicité-diversité de la bio-communauté terrestre. Dans la mythologie grecque, la victoire contre l’hydre n’est pas seulement celle de l’héroïque Hercule, la participation de Yolao, bien que souvent omise, est pourtant décisive.
Par ailleurs, la conception de l’hydre nous invite à penser une seule corporéité du capitalisme, celle du monstre mythologique. A cet égard, il ne s’agit nullement d’absolutiser l’extériorité du corps capitaliste. Si sa forme monstrueuse nous suggère qu’il s’agit bel et bien d’un corps extérieur, articulé par de nombreux membres observables depuis une position externe, il ne faudrait pas supposer sa parfaite étanchéité. En tant que système-monde - qui plus est si nous considérons la domination ontologique du triptyque Modernité-Capitalisme-Etat - l’hydre intègre nos corps et nos subjectivités, en plus de tant d’autres aspects de notre existence. Ainsi, si les principales dimensions capitalistes nous semblent situer la lutte à l’extérieur, n’oublions pas que la totalité capitaliste repose aussi (et surtout ?) sur ses capacités d’imposition et d’inculcation, ainsi que sur les processus d’intériorisation massive favorisés par l’éducation moderne-capitaliste et les institutions de l’État national.
Ici, il est important de mentionner que de nombreux débats interrogent l’existence d’une tête-mère du capitalisme polycephale. Nous ne souhaitons pas développer davantage les différentes opinions et démonstrations qui s’opposent, mais simplement mentionner que si l’hydre a belle et bien une tête principale - que celle-ci soit « la propriété privée des moyens de production, de spoliation, de circulation et de consommation » [6] ou bien différente - il conviendrait d’accorder collectivement nos recherches-actions pour la lui couper, une bonne fois pour toute. Ceci étant dit, bien trop rapidement et futilement, nous étudierons l’hypothèse de la centralité de la « propriété » pour la vitalité du système-monde dominant dans la troisième partie de cette série, dans la mesure où cette hypothèse est particulièrement reprise dans la récente littérature zapatiste.
La physionomie de l’hydre capitaliste, caractérisée par son corps-externe et son incorporation, appuie la multiplicité et la diversité des dimensions capitalistes, ses nombreuses têtes : ce n’est pas seulement un « système économique ». A la multiplicité des dimensions capitalistes s’ajoutent des capacités d’auto-transformation, particulièrement efficaces pour assurer sa durabilité : « Non seulement elle [l’hydre] reconstruit ses tentacules détruites, mais aussi elle s’adapte, se transforme et est capable de se régénérer complètement à partir d’une de ses parties » [7]. Le système-monde capitaliste n’est pas stable, il se meut continuellement pour assurer la permanence de ses intérêts et de l’engraissement de ses rouages. A cet égard, l’hypothèse zapatiste d’un nouvel « alibi theorico-ideologique » du capitalisme contemporain, que nous souhaiterions infirmer ou confirmer à l’issu de la seconde partie de cette série, semble renforcer cette analyse.
Face à un capitalisme multiforme, mouvant et se régénérant, la multiplicité des luttes anticapitalistes, permettant une complémentarité des fronts, semble essentielle. Pour orienter nos résistances et nos rebellions et nous assurer de la pertinence de nos répertoires d’action et de nos cibles stratégiques, leur adéquation à l’objectif d’affaiblissement et de destruction-destitution de l’hydre, il nous semble nécessaire de porter une attention particulière à la réflexion théorique et conceptuelle. La généalogie du système-monde nous permet de comprendre le fonctionnement de l’hydre, ses adaptations et ses modifications au regard de l’évolution du contexte historique et de la configuration terrestre. Au prologue du séminaire « La pensée critique face à l’hydre capitaliste », le sous-commandant Galeano (ex-Marcos) écrit : « C’est comme ça qu’on a construit la « méthode » de notre participation au semis. Ne pas se contenter d’alerter à propos de ce que l’on voit à l’horizon, mais aussi d’essayer de rendre compte du regard que nous sommes. On a alors compris l’importance de l’histoire, en clair, de comment c’était avant ; ce qui demeure ; ce qui change. Autrement dit, la généalogie » [8].
Enfin, outre les apports de la caractérisation physionomiste de l’hydre, la métaphore nous permet aussi de comprendre que la monstruosité capitaliste, sa brutalité inhérente, n’est pas éternelle. Dans le livre « La pensée critique face à l’hydre capitaliste » (2015), la commission Sexta de l’EZLN écrit : « Si nous partons du principe que le système capitaliste est dominant, cela s’accompagne de la certitude qu’il n’est ni omniprésent, ni immortel. Il y a des résistances. Que nous les connaissions ou non. Le système n’impose pas sa règle sans heurts et sans perturbations. Il se heurte à une résistance d’en haut, certes, mais c’est la résistance d’en bas qui le menace ».
La destitution de l’hydre, l’annulation de ses conditions de possibilité ou la réduction de son influence ontologique, repose donc sur plusieurs critères qui s’additionnent et se complètent : notre détermination combative, nos engagements ; nos recherches-actions anticapitalistes, la pensée critique et conceptuelle ; nos capacités d’organisation des multiples luttes, de manière créatives et offensives ; nos coordinations aux échelles pertinentes, de nos corps-territoires au planétaire.
La conception zapatiste de la tempête
La métaphore de la tempête est aussi introduite en 2015 [9], conjointement à celle de l’hydre, des « brèches » et du « mur », lors du séminaire « La pensée critique face à l’hydre capitaliste ».
Cette métaphore nous intéresse particulièrement dans la mesure où la récente littérature zapatiste actualise certaines conceptions de la « tempête », en y ajoutant de nouvelles données, l’adaptant aux évolutions des crises éco-systémiques annoncées par les zapatistes dès 2015. Le thème de la Rencontre 2024-2025, « La Tempête et le Jour d’Apres », est aussi significatif de l’importance de cette métaphore, dix ans après son élaboration conceptuelle. L’annonce de la tempête, lors du séminaire de 2015, nous invitait à sentir-penser la pertinence du signalement zapatiste, s’il y avait effectivement une catastrophe qui arrivait (n’était-elle pas déjà-là, partiellement du moins ?), et à nous préparer, c’est-à-dire, à nous organiser [10]. En 2021, dans le cadre du Voyage pour la vie - Chapitre Europe, l’EZLN avait déjà renouvelé son avertissement de la tempête, celle déjà-là et celles à-venir : « Nous supportons la tempête avec ce que nous savons, mais nous préparons déjà ce qui suit. Et nous le préparons dès maintenant. Pour ça il faut porter la parole loin » [11].
La métaphore de la « tempête » se réfère aux crises ecosystemiques présentes et futures, celles que nous connaissons d’ores et déjà et qui nous affectent considérablement, et celles que nous pouvons prévoir, celles que nous voyons ou que nous supposons arriver. Que notre réalité soit affectée par de nombreuses crises, écologiques, climatiques, sociales, économiques, culturelles, politiques, affectives, et tant d’autres, ce n’est pas nouveau. Nous avons vu que l’hydre, le triptyque Modernité-Capitalisme-Etat, provoque de nombreuses crises. Ce que nous apprend la métaphore zapatiste de la « tempête », c’est qu’aux crises déjà documentées et analysées, non moins résolues, s’ajoutent une possibilité de crises à-venir, dans un futur plus ou moins proche. En cela, la « tempête qui vient » anime notre curiosité, nos analyses théorico-conceptuelles et nos pratiques d’anticipation et d’adaptation. Le système-monde dominant, dans sa brutalité monstrueuse et sa folie destructrice, est bel et bien capable d’amplifier l’état actuel des crises éco-systémiques, c’est-à-dire d’intensifier la tempête déjà-là et de provoquer d’autres secousses et tornades dans un futur proche, annonçant d’autres tempêtes à-venir.
Il nous semble que la connotation « naturelle » de la métaphore, c’est-à-dire, son référent climatique - étant provoquée par des changements de la température atmosphérique, peut lui être préjudiciable. S’il est bien clair qu’il ne s’agit nullement d’une « tempête » telle que nous l’entendons communément, mais bien d’une métaphore de la catastrophe, ou plutôt de la crise dans sa pluralité et la diversité de ses manifestations, la connotation naturelle n’en est pas moins dérangeante. A la différence de la métaphore de l’hydre, d’une figure mythologique et monstrueuse - qui peut aussi être critiquée, bien entendu - celle de la « tempête » situe les crises dans un registre réel, ce qui est appréciable, mais connoté à des facteurs « naturels ». Or, nous savons pertinemment que les crises éco-systémiques que nous affrontons ne sont pas « naturelles », dans le sens commun moderne-occidental de ce qualificatif, c’est-à-dire, extérieures à l’activité humaine.
Il s’agit d’un « malentendu ». Contre la prétention moderne de l’extraction humaine de l’ensemble naturel (l’exceptionnalisme humain), nous ne pouvons qu’affirmer que l’humanité est partie prenante de la bio-communauté terrestre, c’est-à-dire, de la « nature ». Ainsi, nous pourrions considérer que la tempête est belle et bien « naturelle » : une conséquence de l’activité humaine. Seulement, en raison de cette confusion lexicale, et au regard de la conviction moderne du dualisme nature/culture, il nous a semblé important de spécifier que la tempête n’est pas « naturelle » dans le sens d’extérieure à l’activité humaine (conception moderne), mais bien plutôt, « naturelle » parce que provoquée directement par l’activité humaine-capitaliste. Ici, nous pouvons mentionner le débat conceptuel sur la qualification de l’ère géologique succédant à l’Holocène : Anthropocène/Capitalocène. De fait, il existe d’autres propositions théoriques, non moins interessantes, telles que le Chthulucène de Donna Haraway [12] ou, plus récemment le Secularocène de Mohamad Amer Meziane [13]. En ce qui concerne le mouvement zapatiste, il nous semble que sa parole n’a jamais tranché pour l’un des termes, ni proposée une conception alternative ou une nouvelle terminologie. Pour autant, notre lecture de la littérature et des récents communiqués zapatistes nous permet de privilégier, dans le cadre de cette recherche-action, le terme de Capitalocène. Il convient donc de considérer la métaphore zapatiste de la tempête comme résultant de la philosophie non-moderne (pas de distinction spécifique entre nature/culture), ce qui lui confère un sens particulièrement intéressant.
La tempête est provoquée par l’activité humaine-capitaliste, par le paradigme occidental et colonial de la Modernité, et par l’Etat. Il ne s’agit évidemment pas d’un aléa terrestre, une fonction climatique mouvante, considérée comme « défaillante » par les humain.es et les être-terrestres qui la subissent. La tempête est une conséquence de l’ontologie moderne-capitaliste et de ses caractéristiques propres. Le paradigme du Capitalocène nous permet de penser les conséquences de l’ontologie dominante, lesquelles affectent l’habitabilité de l’écosystème pour de nombreux biotiques/être-terrestres et provoquent d’importantes modifications géologiques. Il est donc clair que la tempête se réfère aux crises provoquées par l’hydre, par le système-monde de la Modernité capitaliste et de l’Etat.
La métaphore de la tempête n’a pas vocation à nous dessaisir de tout espoir de s’en tirer collectivement, et à nous plonger dans un pessimisme catastrophiste, si ce n’est téléologique - tel que l’hypothèse de « l’effondrement », introduite par Servigne et Stevens. Si elle nous permet de prendre au sérieux l’ampleur des crises actuelles, elle ne suppose nullement une finalité, laquelle nous inviterait à un survivalisme belliqueux, à l’apologie presentiste, à un post-humanisme effrayant…etc. Si les crises éco-systémiques nous préoccupent et nous inquiètent, nous pouvons penser-agir pour les résoudre collectivement et construire d’autres futurs alternatifs à l’enfermement présentiste de la Modernité capitaliste, ce présent qui se répète perpétuellement. Des lendemains sont possibles, nous devons nous préparer et nous organiser pour garantir que le « Jour d’Apres » soit viable et désirable.
Pendant le séminaire de 2015, les zapatistes ont insisté sur une distinction conceptuelle majeure concernant la tempête. Celle-ci ne résulte pas d’une « crise terminale » du capitalisme, comme l’attendent de nombreux.ses opportunistes, ou le prévoyait Immanuel Wallerstein - à qui nous empruntons le concept de système-monde sans pour autant nous référer à sa Théorie (TSM) [14]. En se distinguant de l’analyse de Wallerstein, les zapatistes nous suggèrent que le diagnostique de la « crise terminale » du capitalisme n’est pas correct : « Le capitalisme n’a pas comme destin inévitable son autodestruction, à moins qu’elle inclut le monde entier. Les versions apocalyptiques qui annoncent que le système s’effondrera par lui-même son erronées. En tant qu’indigènes, ça fait plusieurs siècles que nous écoutons des prophéties similaires » [15]. La crise structurelle du système-monde moderne-capitaliste [16] induit de possibles et probables reconfigurations de l’hydre. La conception d’une crise structurelle de l’hydre nous invite donc à penser les faiblesses de la structure du système-monde dominant, et à nous organiser en conséquence pour l’affronter là où elle titube et vacille.
La crise structurelle est une phase d’affaiblissement du système-monde de la Modernité capitaliste et de l’Etat qui tend à s’instituer durablement, étant confronté à de nombreux facteurs produisant des instabilités structurelles considérables. Lorsque nous nous référons aux crises ecosystemiques, nous souhaitons proposer une lecture englobante des défaillances structurelles du triptyque Modernité-Capitalisme-Etat et des conséquences qu’elles impliquent. A cet égard, nous considérons, avec les zapatistes, que les crises contemporaines sont, a minima, économiques, écologiques, philosophiques, politiques, anthropologiques et migratoires. Il serait probablement préférable de les énumérer et de les détailler avec précision, mais ici, nous conviendrons que le concept de crises ecosystemiques nous permet d’ores et déjà de comprendre de quoi il s’agit, lorsque nous parlons de la tempête. Concernant le Capitalisme, nous avons déjà mentionné que son endettement global et l’imprévisibilité des marchés financiers sont des facteurs majeurs de sa crise de reproduction économique, et que les « instabilités écologiques » provoquent une diminution de ses « ressources » vitales, notamment fossiles - sans compter les facteurs climatiques, environnementaux, géologiques et les autres « perturbations » du système-Terre qui, assurément, l’affaiblissent.
En somme, la métaphore zapatiste de la tempête nous permet de penser l’état actuel et en devenir des crises ecosystemiques provoquées par l’ontologie moderne-capitaliste, l’hydre. Sa prétention d’éternité et d’invincibilité semble définitivement atténuée par d’importantes crises structurelles, lesquelles pourraient, si nous nous organisons et que les tempêtes s’accentuent, destituer le triptyque Modernité-Capitalisme-Etat de son hégémonie planétaire - si ce n’est détruire complémentent l’hydre.
Conclusion d’étape. Des brèches fissurent le mur de l’Histoire sans futurs
Les conceptions zapatistes de la IVe Guerre Mondiale, du néolibéralisme comme guerre totale, de l’hydre capitaliste et de la tempête nous permettent de penser les transformations de la configuration du système-monde Modernité-Capitalisme-Etat, et de considérer ses propriétés et ses ramifications, ses faiblesses et ses conséquences. Ces outils conceptuels contribuent donc à orienter nos recherches-actions pour lutter de façon créative et conséquente contre « le monde de la destruction des mondes », et à approfondir nos lectures et nos analyses-critiques, seules garantes de l’adéquation de nos pratiques résistantes et rebelles aux enjeux de la domination réelle qui nous affecte.
Il nous a semblé important de consacrer la première partie de cette seconde série « Solidarités internationales. Actualités du mouvement zapatiste au Chiapas » au regard zapatiste sur la configuration néolibérale du système-monde, laquelle nous permettra, dans la seconde partie, d’analyser les évolutions, modifications et approfondissements de la pensée critique zapatiste au regard de la configuration actuelle du triptyque Modernité-Capitalisme-Etat : l’hypothèse de la substitution du « néo-malthusianisme, sa conséquence logique, au néolibéralisme en tant qu’alibi théorico-idéologique » de l’hydre [17].
Le séminaire de 2015, une pépinière de pensée critique - qui était invitée à se démultiplier, a donc permis la formulation de deux concepts centraux pour nos analyses-critiques de la domination du système-monde de la Modernité capitaliste et des Etats-nations : l’hydre capitaliste et la tempête. La troisième métaphore introduite en 2015, celle des brèches et du mur, est aussi essentielle pour nos recherches-actions. Nous nous intéressons d’autant plus à cette tierce métaphore, dans la mesure où elle permet de penser des lendemains à la domination de l’hydre et aux tempêtes qu’elle provoque : un Jour d’Après.
Le thème des Rencontres 2024-2025, la « Tempête et le Jour d’Apres », nous interroge donc sur le cheminement réflexif et conceptuel du mouvement zapatiste, dix ans après ses premières élaborations théoriques, au regard des évolutions de la configuration de l’hydre et des tempêtes qui en résultent.
La métaphore des brèches et du mur, laquelle caractérise la lutte zapatiste et les résistances et rebellions à l’ontologie dominante, est donc essentielle. Si l’ontologie moderne-capitaliste et l’Etat composent un mur d’apparence inébranlable, supposé permanent et invincible, les zapatistes nous démontrent qu’il existe de nombreuses brèches qui le fissurent. Ces brèches, aussi petites soient-elles, fragilisent certaines parties du mur (dimensions du Capitalisme/têtes de l’hydre) et, si nous travaillons sans relâche [18] pour qu’elles ne se referment pas, elles peuvent nous permettre d’apercevoir des lendemains viables et désirables, si ce n’est, de traverser le mur pour les vivre, collectivement.
Le mur que les brèches fissurent, n’est pas uniforme et stable, il change « d’apparence » et de « consistance ». A cet égard, il est intéressant de prendre la mesure de l’intérêt de la métaphore que nous analysons ici : « Le zapatiste et la zapatiste savent aussi que le mur change d’apparence. Parfois, il est comme un grand miroir qui reproduit l’image de destruction et de mort, comme s’il était pas possible qu’existe une autre réalité. Parfois, le mur se peint d’amabilité et à sa surface apparaît un paysage placide. A d’autres moments, il est dur et gris, comme pour convaincre de sa solidité impénétrable (...). Mais le zapatiste, la zapatiste, sait que c’est un mensonge. Elle sait que le mur n’a pas toujours été là. Il sait comment il est né. Il sait comment il fonctionne. Il connaît ses tromperies. Et il sait aussi comment le détruire. Il ne se préoccupe pas de la prétendue omnipotence et de l’éternité du mur. Il sait que les deux sont faux. Mais maintenant, ce qui est important, c’est la fissure, qu’elle ne se referme pas, qu’elle s’élargisse. Parce que le zapatiste, la zapatiste, sait aussi ce qu’il y a de l’autre côté du mur » [19].
Outre la métaphore de la brèche, jamais unique et isolée, qui nous invite à penser la lutte depuis une position antagonique au mur (il ne s’agit nullement de le polir, de le repeindre de rouge et de noir, ou de le masquer par de jolies graffitis, aussi subversifs soient-ils) et à partir des « petits gestes » anti-systémiques, la conception du mur nous permet de concevoir « l’autre côté », un post-capitalisme non-moderne et non-étatique, des ontologies pluniverselles adaptées à la réalité des crises ecosystemiques, garantes de l’émergence du Jour d’Après, qui sera probablement divers et pluriel.
La lutte contre l’hydre et son mur commence donc dès maintenant, individuellement et collectivement, au gré des capacités et de la détermination de chacun.e, par la libération d’espaces et la construction de préfigurations ontologiques - en se projetant de l’autre côté, dans un futur plus ou moins proche. Ici, il est intéressant de noter que la métaphore zapatiste rencontre aussi des constructions bétonnée bien réelles, qui certes ne sont pas la muraille du système-monde qu’illustre la conception zapatiste, mais sont belles et bien une partie du tout - on peut penser aux murs anti-migrants, tel que celui qui s’érige à la frontière USA/Mexique. La conception de la lutte anti-systémique à partir du « petit » engagement, de la « répétition tenace et prolongée » des actes quotidiens [20] nous rappelle l’emblématique aphorisme attribué à l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano : « Beaucoup de petites personnes, dans de petits endroits, faisant de petites choses, peuvent changer le monde ». A cet égard, tant la conception des brèches que la pratique de lutte ontologico-politique du mouvement zapatiste sont significatives.
La métaphore du mur nous invite à penser que « les stratégies anticapitalistes devraient considérer d’une part, la multiplication des brèches, seule option pour l’instant, et d’autre part, les faiblesses internes de l’ennemi (la crise structurelle du capitalisme) qui pourraient bien, à terme, ouvrir d’autres chemins possibles » [21]. Sans développer les nombreuses hypothèses stratégiques qui s’inspirent de l’analyse des conceptions zapatistes que nous avons introduit ici, nous souhaitions mentionner la proposition de Jerome Baschet de « l’insurgence communale », laquelle est particulièrement intéressante pour nos recherches-actions [22].
En somme, les conceptions de la guerre totale, de la crise structurelle du Capitalisme, et les métaphores conceptuelles introduites lors du séminaire de 2015 contribuent largement à nos analyses-critiques philosophico-politiques et à nos élaborations-expérimentations écologiques et anticapitalistes, critiques de la Modernité occidentale et de l’Etat.
À suivre...
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