Assemblée générale des Gilets Jaunes de l’Oise

Intervention de la sociologue Odile Henry à propos de la destruction méticuleuse des services publics

paru dans lundimatin#188, le 23 avril 2019

Mardi 16 avril 2019, se tenait à Clermont la première assemblée générale des gilets jaunes de l’Oise qui a réuni plus de 400 personnes.
Au moment où Emmanuel Macron feint de déduire du Grand Débat la nécessité de démanteler encore davantage les services publics, la sociologue Odile Henry y est intervenue pour évoquer cette destruction méticuleuse depuis une trentaine d’années dans le cadre de « la mise en œuvre du programme néolibéral ». Nous publions ici le texte de son intervention.

[Photos : Brice Le Gall]

Mardi 16 avril 2019, Clermont de l’Oise

Bonjour, je vous remercie de m’avoir invitée à votre AG. Peut-être un mot pour expliquer pourquoi je suis là devant vous. Je vis à Paris depuis plus de vingt ans, mais je suis née pas très loin d’ici, à Amiens, j’ai donc des attaches familiales et amicales fortes avec ce territoire. Depuis le 17 novembre, le mouvement des GJ a provoqué une sorte de renversement dans les relations au sein de ma famille. Pour une fois, et je dois dire pour la première fois, nous étions à peu près tous-tes d’accord pour soutenir un mouvement qui exprimait, sur les ronds-points et ailleurs, le refus du profond mépris avec lequel l’Etat nous traite.

Les GJ, c’est la famille, comme dit Jérôme Rodriguez, ça veut dire des liens forts, durables, une vraie solidarité. Quand un mouvement social permet une forme de réconciliation au sein de la famille « biologique », il donne un très grand élan et procure une joie immense. Parce que la réconciliation au sein de la famille, c’est une forme de réconciliation avec soi-même, avec une part de soi qui a été malmenée/étouffée par tous ces efforts pour s’adapter au système scolaire, puis au monde universitaire.

A l’exception de quelques semaines passées hors de France, je suis allée tous les samedis manifester à Paris. Cependant, j’ai compris que les manifestations parisiennes, ça ne suffisait pas pour construire des liens un peu approfondis avec les GJ qui « montent » à Paris tous les samedis et se font gazer, blesser, arrêter, inculper. J’ai contacté B., qui est sociologue comme moi et réalise avec vous un magnifique travail de photographies. Il m’a immédiatement invitée à rejoindre votre assemblée, pour dire un mot de soutien. Il « rageait » de ne pas avoir réussi à réveiller les vieilles associations professionnelles de sociologues lorsqu’il leur proposait de « venir faire avec les GJ leur métier de sociologue critique ».

Nous en sommes là. Lorsque le sociologue s’adresse aux puissants, il n’enfreint pas la sacro-sainte règle de la « neutralité axiologique ». Le 18 mars, ce même jour où Edouard Philippe annonçait des mesures répressives sans précédent, les sociologues s’empressent de répondre à l’invitation du roi, pour se plaindre ensuite du fait qu’iels aient été pris.e.s en otages ! Mais quand il s’avise d’aller partager les connaissances patiemment accumulées avec ceux et celles qui n’ont plus un centime sur leur compte dès le 10 du mois, qui ne peuvent plus vivre décemment de leur travail et qui demandent expressément plus de démocratie et de justice sociale, là il prend le risque de paraître partial, politique, bref trop engagé.

Mais ces longues études, ce temps professionnel que nous avons encore un peu, bien que de moins en moins, pour lire et réfléchir, ce temps volé aux urgences du monde et aux intérêts économiques, tout cela est financé par vos impôts et il est juste que les fruits de ce travail soient mis à disposition de ceux et celles qui luttent pour une société plus juste.

Alors, voilà, je suis là. Entre temps, J. un des organisateurs de cette AG, m’a demandé un peu plus qu’un mot de soutien. Il m’a demandé de parler de la casse des services publics, principalement la santé, en un quart d’heure. Je vais faire de mon mieux.

Ce qui fait la singularité des services publics (transport, Poste, écoles, hôpitaux, etc.), c’est leur intérêt général et leur utilité sociale. La problématique des services publics est englobée dans celle de l’Etat social, de la protection sociale.

Pour qualifier les services publics, le sociologue Robert Castel utilise le terme de propriété sociale, c’est-à-dire une propriété qui n’est pas la propriété privée mais qui fait fonction de propriété privée pour les non propriétaires et leur garantit la sécurité. « La propriété sociale, écrit-il, est une sorte de moyen terme qui inclut la protection sociale, le logement social, les services publics, un ensemble de biens collectifs fournis par la société et mis à disposition des non propriétaires pour leur assurer un minimum de ressources, leur permettre d’échapper à la misère, à la dépendance et à la déchéance sociale » [1].

Or, depuis le début des années 1990 et la mise en œuvre du programme néolibéral, les services publics font l’objet d’un travail continu de destruction.

Nadège Vézinat [2] a récemment montré que les mécanismes de cette destruction sont similaires d’un service public à l’autre. Elle pointe plusieurs étapes de cette destruction :

D’abord, l’exigence d’une rentabilité impossible à atteindre en raison de la nature même du service public. Puis le délaissement de l’entretien des infrastructures et la dégradation des services publics. Ensuite, l’ouverture à la concurrence ou la privatisation, sachant que les entreprises privées se voient concéder la partie la plus rentable des services publics et laissent à la charge de l’Etat les services publics utiles mais déficitaires. Enfin la détérioration des services publics qui va détourner les usagers. S’opèrent alors une segmentation des usagers en fonction des gammes de services, le haut de gamme, d’un côté et le low cost de l’autre, c’est-à-dire une rupture de l’égalité des citoyens face aux services publics.

Ce phénomène s’accompagne d’une concentration des services publics et évidemment de la fermeture des petites unités : poste, ligne de chemins de fer, écoles, préfectures, maternité ou hôpitaux de proximité. Sur des territoires entiers, il n’y a plus de service public, ce qui crée un sentiment d’abandon, propice aux votes nationalistes, comme l’a montré Sébastien Vignon dans une enquête menée dans la Somme [3]. Ce sont les individus les plus pauvres qui sont aussi les plus éloignés géographiquement des grands centres et cumulent tous les désavantages.

Une des conséquences de ce processus de démantèlement est l’aggravation des inégalités sociales. Les gens ne vont plus se faire soigner aussi rapidement qu’avant, des femmes accouchent dans les ambulances [4]

En ce qui concerne les hôpitaux, les chiffres sont éloquents. Selon le syndicat National des professionnels infirmiers, 100 000 lits ont été fermés entre 2006 et 2016, et le gouvernement annonce en 2016 la fermeture de 16 000 lits supplémentaires et la suppression de 22 000 postes dans le secteur hospitalier. Les contractuels remplacent les emplois statutaires, les erreurs de soins se multiplient et pour la première fois depuis 1960 l’espérance de vie a baissé en France en 2015. Récemment, le gouvernement a annoncé une réduction supplémentaire de 120 000 fonctionnaires, dans l’ensemble des services publics.

On se demande pourquoi les personnels des établissements de santé ne se mettent pas plus souvent en grève, mais ils ne peuvent le faire sans mettre en danger leurs patients et doivent donc offrir un service minimum. Or, avec ces réductions d’emplois, le service minimum est la condition actuelle/normale de fonctionnement des hôpitaux … Depuis un mois un mouvement de grève a tout de même débuté aux urgences de l’hôpital Saint-Antoine et s’est récemment étendu aux services des urgences de quatre autres grands hôpitaux parisiens : solidarité !

Ces coupes budgétaires vont de pair avec une profonde réforme des pratiques médicales, comme l’a montré Nicolas Belorgey [5]. A partir des années 1980, la logique managériale s’impose à l’hôpital, qui importe les outils du secteur privé : il s’agit d’un néo-taylorisme visant à accroitre la productivité, à fixer des objectifs quantifiés, à imposer des outils d’incitation financière au rendement, à rechercher par tous les moyens une efficacité accrue dans un souci d’économiser les deniers publics, à réduire les coûts à prestation égale ou à augmenter les prestations à budget égal. Se multiplient les indicateurs de performance, le benchmarking, qui compare les « entités productives », les audits des grands cabinets de conseil. En 2005, on met en place le T2A, la tarification à l’activité. Le T2A est un outil de répartition des crédits. Tous les actes médicaux sont convertis en unité de valeur commune, ce qui permet de comparer les services entre eux et de les mettre en concurrence. Lorsqu’il y a dépassement, parce que les maladies sont plus lourdes, parce que le personnel est attaché à la qualité des soins, ces coûts sont à la charge des hôpitaux.

Une des conséquences de cette « modernisation » est que l’incitation à une plus grande productivité se fait au risque d’une sélection des malades au détriment des malades a-typiques, les plus coûteux. L’introduction des réformes managériales a engendré une dégradation de la qualité des soins et une augmentation des inégalités sociales face à la santé.

Une autre conséquence est la transformation des façons d’agir et de penser des personnels. C’est-à-dire la montée en puissance du raisonnement économique dans la sphère de la santé. Des étudiants en médecine ont récemment publié un article dans la revue Lundi matin, qui relate leurs premières expériences à l’hôpital [6]. Ils insistent sur différents points : l’informatisation à outrance (la vie entre dans des cases, dans des ordinateurs, les gens communiquent par mail, tout est écrit rien ne se dit plus), l’hyper-technicisation des soins qui se fait au détriment des soins de base (on n’accorde que quelques minutes à la toilette d’un patient), l’organisation purement technique des lieux de soins (mise en place d’algorithme de décision qui se substituent à la relations humaine entre soignants et soignés), les efforts pour réprimer toute forme de sensibilité et l’évacuation de ce qu’il y a de commun dans la relation de soin (infantilisation des patients). Je les cite : « la technicité de la médecine réduit la rencontre entre malade et médecin à un inventaire des performance objectives des fonctions biologiques essentielles, aucune attention n’est accordée à la subjectivité de l’expérience vécue du malade ».

On pense évidemment ici (nous sommes à quelques kilomètres du plus grand hôpital psychiatrique d’Europe) à la crise extrêmement grave que traverse la psychiatrie en France et aux différentes luttes qui ont eu lieu : la grève de la faim des personnels de l’hôpital de Saint-Etienne-du-Rouvray, le mouvement des Perchés du Havre et bien sûr la très longue grève des personnels de l’hôpital Philippe Pinel à Amiens. Tous ces mouvements sociaux, rappelons-le, ne demandaient pas des augmentations de salaires mais des moyens permettant d’effectuer décemment le travail de soin. Nous sommes dans une situation où depuis 10 ans le nombre de malades soignés en psychiatrie a doublé tandis que les effectifs ne cessent d’être réduits. Conséquence : les pratiques en principe exceptionnelles d’isolement et de contention se banalisent. Et il faut ajouter que la très grande majorité des patients internés en HP sont issus de milieux pauvres ….

Aujourd’hui Emmanuel Macron demande aux français d’assumer le démantèlement des services publics, de décider quels services publics on doit supprimer ou maintenir. Il faut bien évidemment défendre tous les services publics, cette propriété sociale qui est le fruit des luttes ouvrières passées. Pour conclure, j’insisterai sur deux points qui me paraissent essentiels pour repenser les services publics.

Dans le secteur de la santé, la logique comptable, qui était au départ un moyen à prendre en compte pour assumer une mission, est devenue une fin en soi. Elle nous mène à des situations extrêmement graves, du point de vue de nos vies. Il faut donc sortir de la logique comptable qui vise à transformer en marchandises des choses (la vie humaine) qui n’en sont pas. Et par conséquent, assumer le fait que les services publics ne doivent pas être « rentables ».

Au-delà des services publics, ceci pose la question plus générale du bien public et du bien commun de l’humanité. Face à l’urgence écologique et climatique, les actions d’occupation et de blocage se multiplient aujourd’hui. La vie ou la nature peuvent-elles être appropriées ? Tout ce qui est indispensable à notre conservation ne peut être approprié, transformé en marchandise. Le marché ne nous permettra jamais de surmonter les défis auxquels nous sommes soumis. Nous touchons là la limite du mode de production capitaliste.

Avec le néolibéralisme, l’idée que l’Etat pourrait être le recours de la société contre les effets désastreux du capitalisme est mise à mal. Le néolibéralisme a brisé l’alternative entre l’Etat et le marché : l’Etat néolibéral offre un cadre institutionnel à une économie essentiellement concurrentielle, il n’a pas pour but de limiter le marché mais au contraire de le faire mieux fonctionner. L’Etat néolibéral œuvre inlassablement à inculquer en chacun de nous le principe universel de la concurrence, qui n’est pas naturel il faut s’en souvenir.

Puisque l’Etat néolibéral entend remodeler les services publics sur le modèle du secteur privé, il ne s’agit pas seulement de défendre les services publics, mais de promouvoir des formes de contrôle démocratique sur ces ressources communes. Cela implique de faire du service public un service commun, de se réapproprier les services publics, de les transformer par la création d’organes démocratiques qui donnent aux professionnels et aux destinataires de ces services un droit d’intervention, de délibération et de décision.

Je vous remercie.

[1Robert Castel, Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001.

[2Nadège Vezinat, « Le crépuscule des services publics », La Vie des idées, 26 février 2019. ISSN : 2105-3030. https://laviedesidees.fr/Le-crepuscule-des-services-publics.html

[3Sébastien Vignon, « Le FN en campagne. Les ressorts sociaux des votes frontistes en milieu rural », Métropolitiques, 9 mai 2012. URL : https://www.metropolitiques.eu/Le-FN-en-campagne-Les-ressorts.html

[4En France, il existait 1 369 maternités en 1975 puis 700 en 2000. Au 1er janvier 2019, il n’en reste plus que 488 sur tout le territoire.

[5Nicolas Belorgey, L’hôpital sous pression. Enquête sur le « nouveau management public », Paris, La Découverte, 2010.

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