Inondations, soupe et sandwich pâté-myrtilles

Le régime parfait de Estelle Benazet-Heugenhauser
[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#346, le 5 juillet 2022

Le dernier roman d’Estelle Benazet-Heugenhauser, publié au printemps dernier chez Rotolux Press, nous propose de passer une journée dans la tête d’une mère au foyer prise dans l’urgence d’un quotidien qui se joue au millimètre près : la pluie tombe fort, le niveau de l’eau monte et c’est toute une partie de sa maison qui va bientôt se retrouver engloutie. En attendant, il faut quand même nourrir les gosses, et sur cette question, Madame Perez déborde d’idées.
Voici quelques morceaux d’une théorie politico-nutritionnelle plutôt originale.

« Il pleut sur la protection plastique au-dessus du nouveau-né de cette femme, ça fait ploc les gouttes sur la protection plastique, la cloche sonne, le portail de l’école s’ouvre et les enfants courent. Ils tendent leur joue vers leur mère, ils attendent le bruit de succion des lèvres maternelles et des mains arrachent les goûters d’autres mains, les emballages se déchirent, les mâchoires de lait broient, des biscuits s’écrasent sous les dents cariées, des enfants chialent, les nez coulent, les miettes débordent au coin des bouches et la morve s’en mêle. Les mères me regardent, les oreilles se sont dressées vers moi avant que la cloche sonne, elles veulent savoir, elles me fixent, la plupart sans se cacher, elles se donnent le droit de me scruter, de me vérifier, de me fouiller, elles veulent savoir, elles veulent que j’avoue. […]

JE N’AVOUERAI PAS, JE N’AI RIEN A AVOUER

Je n’avouerai pas, je n’ai rien à avouer, car avouer serait reconnaître qu’elles ont raison, que j’ai besoin de leur aide, de leur protection mais je n’ai besoin de personne, car demander de l’aide, demander protection, c’est accepter d’être surveillée, elles veulent me protéger mais c’est en fait pour me surveiller, me contrôler, ça commence par la parole, si j’avoue une fois, elles pensent que j’avouerai d’autres fois, j’avoue devant elles, devant le tribunal des mères et j’avouerai alors un jour devant le tribunal des pères, et le tribunal des mères veut garder le secret, car il sait que lorsque le premier mot est sorti, c’est foutu, une mère avoue aux mères, le tribunal des mères passe le mot au tribunal des pères et le tribunal des pères vous interne, la loi des pères a encore le dernier mot. »

LORSQUE LE PREMIER MOT EST SORTI, C’EST FOUTU

« Le tribunal des pères fait semblant d’écouter le tribunal des mères, le tribunal des pères simule l’intérêt qu’il porte au tribunal des mères, il simule pour continuer à faire croire qu’il est démocratique. Mais démocratique pour qui en fait, c’est simple, le tribunal des pères n’en a rien à foutre du tribunal des mères, sinon les choses auraient déjà changé. Si le régime du tribunal des pères était démocratique, la vie des femmes vaudrait d’être vécue. »

« C’est une idée en fait, une idée modérée qui pourrait plaire au tribunal des mères. Il suffirait de nourrir tous les garçons, enfants, adolescents ou adultes, uniquement de soupe. Parce que si on y réfléchit bien, les garçons se gavent depuis des milliers d’années. Les garçons prennent tout. Ils avalent, ils sucent, ils vident. Ils bouffent tout, ils sucent les seins, ils vident les muscles et ils pompent les cerveaux. Ils nous dépouillent, ils nous violent, ils nous bouffent jusqu’à recycler nos os. Avec nos os ils construisent le monde, avec nos os ils envahissent le monde, avec nos os ils dépouillent le monde.

LE TRIBUNAL DES PÈRES SE GAVE, LE TRIBUNAL DES PÈRES BOUFFE TOUT

Depuis des millénaires c’est toujours pareil, les garçons grandissent grâce à notre chair et nos os, les garçons construisent le monde avec notre chair et nos os. Le tribunal des pères se gave, le tribunal des pères bouffe tout, dégueule tout, c’est un régime mental, c’est un régime culturel. C’est ce même régime que les garçons, que les enfants, que les adultes suivent, ce régime qui suce le monde, vide le monde et ce régime est une boucle, c’est un régime politique, c’est une politique pourrie. Alors les corps des garçons grandissent, grossissent, se musclent et prennent toute la place. Et le tribunal des pères encourage ces corps qui se sentent forts à tout bouffer, à tout prendre. C’est ça le problème, les garçons, enfants ou adultes bouffent tout et il ne reste plus rien pour les filles, qu’elles soient enfants ou adultes.

IL NE RESTE PLUS RIEN POUR LES FILLES ET LES FILLES ONT LA DALLE

Il ne reste plus rien pour les filles et les filles ont la dalle. Et elles n’ont pas seulement la dalle de pain, les filles ont la dalle de tout.
Les filles ont la dalle parce qu’on le sait, depuis la nuit des temps, le tribunal des pères a affamé les filles, qu’elles soient enfants ou adultes. Les filles ont la dalle, elles n’ont rien à bouffer, c’est pour cette raison que les femmes sont en moyenne plus petites que les hommes, c’est pour cette raison que les femmes pèsent moins en moyenne que les hommes, c’est ce que les scientifiques appellent la normalité, c’est comme ça que les scientifiques nomment cet écart de poids et de taille entre les corps des hommes et les corps des femmes, la normalité, mais la normalité pour qui, la normalité pour quel ordre du monde, la normalité sert toujours un ordre du monde qui divise et qui dévore les mêmes corps. »

PEU IMPORTE LA CORPORATION, LA CLASSE, LE TRIBUNAL DES PÈRES DONNE LE DROIT DE VIOLER A TOUS LES HOMMES

« [Le] tribunal des pères donne le droit à tous les hommes de violer. Aux costumes gris, aux costumes cintrés, aux chemises blanches repassées, à ceux aux chaussures vernies, chaussures cirées. Ils violent à droite, ils violent à gauche, ils violent avec Dieu, ils violent leur femme, ils violent leur fille, leur belle-fille, leur sœur, leur belle-sœur, leur patronne, ils violent leur médecin, leur voisine, ils violent leur ex, ils violent leur collègue, leur cliente, ils violent la gardienne, l’institutrice, la nourrice, la postière, ils violent pour punir, en jean, en jogging, en blouse blanche, en veste en velours, en k-way, en toge, en soutane, en uniforme, camouflage, bleu, blanc, rouge, ils violent en smoking, ils violent en slip de bain. Peu importe la corporation, la classe, le tribunal des pères donne le droit de violer à tous les hommes. C’est un message qui se transmet de bouche à oreilles et d’oreilles en bouches, de clins d’œil en clins d’œil, de sourires en sourires, en métaphores et en blagues pourries, c’est aussi un message inscrit dans la loi. »

DANS LES MAISONS EN ZONE INONDABLE, LES GENS DOIVENT VIVRE AU PREMIER ÉTAGE

« Dans les maisons en zone inondable, les gens doivent vivre au premier étage, dans les maisons en zone inondable, comme dans ma maison, la cuisine, les chambres, le salon, la salle de bain sont au premier étage. Un escalier extérieur, comme mon escalier extérieur, mène du rez-de-chaussée au premier étage, il n’y a pas d’escalier intérieur, la pièce au rez-de-chaussée peut seulement être un garage, une remise, un atelier, une réserve. Et en cas d’inondation, pour sauver ce qui compte dans la remise, les mains ont pensé au système des crochets. Les mains qui construisent en zone inondable se sont dit si l’eau monte, les meubles vont monter aussi, si l’eau monte, il ne faut rien laisser par terre, alors les mains suspendent dans la remise, dans le garage, dans l’atelier, au rez-de-chaussée, ce qui est d’habitude par terre, on suspend les sacs qui trainent d’habitude par terre, on suspend les chaises et les petits meubles aux crochets des plafonds. »

« On le sait, les gens le disent, les pompiers le disent, les pompiers préviennent, on le sait lorsqu’on habite dans une zone inondable, il est recommandé de rester au premier étage. En cas d’inondation, il ne faut pas aller au rez-de-chaussée, dans une pièce sans issue, dans les sous-sols, dans les parkings, il ne faut pas descendre, l’eau monte d’un coup et les corps restent coincés. Il est hors de question que je meure, il faut que je descende dans la remise maintenant. Il ne faut pas que j’arrive en bas trop tard.
J’ai pas envie que les secours arrivent. Je les connais les secours, les uniformes courent à petites foulées. Je les ai vus près de moi, les uniformes courent à petites foulées, les sourcils froncés. Ça serait logique qu’ils arrivent, le courant a sauté dans la maison, le courant a sauté dans la zone, ça serait logique qu’ils arrivent, les employés de la mairie parlent avec les secours, les secours doivent bien savoir, les employés de la mairie transmettent les informations aux secours, ensemble ils recensent, ils vérifient, ils savent qui est là, qui n’est pas là. Et moi je suis là et je n’ai pas envie de voir la sale gueule des secours. En plus là avec toute cette eau, les secours vont être obligés de venir me sauver en hélicoptère. Je vais les entendre d’abord, je vais entendre le bruit de leurs hélices, le vent de leurs hélices qui arrache tout. Et puis, je vais voir leurs sales gueules apparaître dans le ciel par la porte de leur hélicoptère, les sales gueules vont me regarder d’en haut, les sales gueules vont descendre du ciel pour venir me chercher.

ET MOI JE SUIS LA ET JE N’AI PAS ENVIE DE VOIR LA SALE GUEULE DES SECOURS

Je vois leurs sales gueules sérieuses, je vois leur gueule de flic, leur air absorbé, leur crâne tondu, leurs sourcils froncés. Les secours se prennent très au sérieux, ils se sentent concernés par le sort du monde, ils se sentent missionnés pour sauver le monde, le seul but des secours, c’est de sauver des vies, alors les secours se donnent le droit de décider ce qui est en vie et ce qui n’est pas en vie. Et les secours survolent le monde avec leurs hélicoptères et décident ce qui est en vie et ce qui ne l’est pas. […] Les sourcils froncés débarquent, les crânes tondus triomphent, ils se prennent pour les sauveurs du monde, ils se donnent tous les droits, les sourcils froncés surveillent, les sourcils froncés vous scrutent au fond des yeux, pour un oui pour un non, ils vous font du bouche à bouche, leurs mains enfilent des gants en plastique et les gants en plastique vous fouillent, parce qu’il faut bien fouiller pour sauver la vie.
Si l’eau monte encore, le congélateur va se renverser, le contenu du congélateur va se répandre, le contenu va être emporté par les courants en dehors de la remise. Avec le courant, les morceaux de légumes vont s’éparpiller, la soupe va décongeler, des morceaux de bouillie vont s’agglutiner sur l’eau, les tourbillons vont aspirer les morceaux de bouillie, les entraîner sous l’eau, les emporter au fond, le contenu de ma remise va s’échapper et va se déverser dans le fleuve, le contenu de ma remise va attirer l’attention des secours. Les secours vont voir le désordre dans ma remise, les secours vont voir tout ce que j’ai gardé dans la remise, ils vont voir tout ce désordre se répandre dans le fleuve, ils vont voir tout ce gâchis se sauver.
Je dois descendre, c’est le moment. »

Estelle Heugenhauser, Le Régime Parfait, Rotolux Press, mars 2022. Postface de Cindy Coutant. ISBN 979-10-96398-07-2

Cet automne, lundimatin avait relayé l’exposition l4bouche, issue du travail de Estelle Benazet Heugenhauser et Cindy Coutant, auteur de la postface du roman.
https://lundi.am/Penetrer-l-espace-...

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