Indio, le kilomètre zéro de Cesare Battisti

[Bonnes feuilles et appel à participer à son prochain roman]

paru dans lundimatin#244, le 25 mai 2020

On ne reviendra pas ici sur les 37 ans de cavale de Cesare Battisti, sur les conditions ignominieuses de son enlèvement extra-judiciaire en Bolivie, ni sur le report de parution de son dernier roman [1]. Car l’œuvre paraît, elle sera en librairie jeudi prochain, et Indio prouve une fois encore qu’il s’agit aussi d’un romancier de grand talent : l’affirmer prend aujourd’hui, contre ses détracteurs de divers milieux et ses persécuteurs étatico-médiatiques, une portée immédiatement politique.

Indio Pessoa est un personnage mystérieux qui, le jour de sa rencontre avec le narrateur, lui a annoncé son intention de se rendre à vélo à 350 kilomètres de là, à Cananéia, kilomètre zéro des routes brésiliennes. Dans cette ville côtière tout au sud du Brésil, entre chapelet d’îles, mangroves et lagune, on retrouve Indio noyé. Accident ? Crime ? Sa disparition est-elle lié aux recherches qu’il menait pour prouver que le Brésil aurait été découvert non par les Portugais mais par un pirate ottoman et un érudit juif, à savoir Barberousse et Cosme Fernandes ? Ou bien à l’existence d’un galion chargé d’or coulé dans les parages ? Entre réalisme magique sud-américain et fiction noire à l’italienne (avec une bonne pincée de gastronomie), roman historique et errance rêveuse, le natif de Latina nous offre un roman d’aventure qui veut « donner la parole au peuple indien, toujours poursuivi et massacré sur sa propre terre. Dire aussi les injustices infligées à la généreuse communauté de pêcheurs de Cananéia, qui résiste à la vague noire des entrepreneurs sans scrupule qui voudraient effacer de ce monde toute humanité ».

Serge Quadruppani

Bonnes feuilles

… À peu près à deux milles de Cananéia, la petite île de Bom Abrigo était destinée à marquer l’histoire de la colonisation de l’Amérique du Sud, écrivait Indio. Offrant son dos rocheux au large, sa configuration courbée se referme sur son versant opposé, formant une anse au milieu de laquelle se trouve l’unique plage de l’île. Ce lieu idéal pour y amarrer un grand navire à l’abri des intempéries fut et est toujours l’escale la plus sûre pour se ravitailler sur plus de trois cents milles de côte, depuis l’actuel Santos jusqu’à Paranaguá.

Quand le Shams Alghurub jeta l’ancre face à cette plage au sable doré, son équipage n’aurait jamais imaginé que, quelques années plus tard, lorsque les couronnes espagnole et portugaise allaient délimiter leurs possessions occidentales, appliquant le fameux traité de Tordesillas, cette île serait le théâtre des opérations pour établir la ligne de démarca- tion virtuelle. Le 11 novembre 1494, les préoccupations de Hayreddin Barberousse et Bacharel étaient bien plus concrètes. Ils avaient besoin d’eau, de vivres et, surtout, de ne pas risquer un affrontement direct avec les natifs.

On mit un canot à l’eau, avec douze hommes armés à bord. Ils avaient reçu l’ordre de rester groupés et de se limiter à une rapide reconnaissance des lieux, sur un kilomètre carré et pas plus. Il était impératif d’éviter toute hostilité sauf nécessité de sauver sa peau. Bacharel, qui avait insisté sur ce point, aurait voulu faire partie de l’exploration. L’amiral refusa net. Il ne l’avait pas amené jusqu’ici pour ensuite risquer sa vie dans une tâche qui revenait à des soldats qualifiés pour ce genre de mission.

Refus qui allait chatouiller l’esprit guerrier de maître Cosme Fernandes, qui faillit se révolter pour montrer à l’amiral qu’il était aussi bon dans les arts de la guerre que dans ceux de la science. Depuis tout jeune, il avait appris à se familiariser avec toutes sortes d’armes. À l’école de guerre où il fut admis avant l’âge, il avait appris les bases de la tactique et de la stratégie, qui allaient lui servir ensuite pour se lancer dans l’ingénierie navale.

Hayreddin Barberousse avait suivi ses pensées avec un regard amusé.

– Mon ami, dit-il, cette île ne doit pas faire plus d’un mille carré et il est bien probable que les autochtones ont mieux à faire dans leur forêt que défier cette houle. Sauf pour l’eau douce. Une source n’est jamais négligée. Réservez donc vos forces pour ce qui vous attend. Regardez, ils vont débarquer.

Les marins venaient d’atteindre la plage. Ils sautèrent à l’eau, se disposant en demi-cercle, pendant qu’on tirait le canot à sec. Puis ils parcoururent en long et en large la plage à la recherche d’une trace humaine. Pendant que deux hommes gardaient le bateau, les autres pénétrèrent dans la végétation épaisse qui recouvrait cette partie de l’île.

Pendant ce temps, avec tout l’équipage en état d’alerte, Hayreddin Barberousse ne quitta pas un instant le pont. Sa longue-vue toujours pointée sur la longue plage à tribord, il observait les allers-retours frénétiques d’un nombre considérable d’individus. Entre eux et ces créatures demi-nues qui s’agitaient là-bas, les vagues s’abattaient furieusement sur le cordon littoral pour se reformer aussitôt dans la direction opposée. Cela représentait sans doute une bonne protection, mais on ne pouvait écarter la possibilité que ce cordon pût être franchi ou contourné.

Deux longues heures passèrent avant que les marins se groupent à nouveau sur la plage. Rendu nerveux par l’interminable attente, Bacharel s’appropria la longue-vue. Il compta les hommes, aucune perte, mais leurs gestes n’étaient pas rassurants. On aurait dit qu’ils étaient prêts à repousser un assaut à tout moment. Pourtant, aucun mouvement suspect sur la plage ou à proximité. Plusieurs tonneaux passèrent de main en main, faisant l’aller-retour entre le canot et un rocher proche à moitié caché par la végétation. Puis ils reprirent la mer en toute hâte.

L’équipage du Shams Alghurub au complet les attendait sur le pont. Les tonneaux suivis d’une hotte contenant une grosse tortue furent hissés à bord. Les douze hommes n’eurent pas même le temps de mettre les pieds au sec qu’ils furent accablés par un flot de questions.

Un toussotement de l’amiral rétablit le silence. Il mit un genou au sol et examina longuement la hotte. Le format n’était pas différent de celui d’un panier ordinaire. Plus grand peut-être, mais ce qui frappait le plus, c’était l’ingéniosité de la fabrication, qui utilisait une étrange fibre végétale aussi légère que solide. Il se releva, tout en interrogeant du regard le responsable de l’expédition.

Le marin, un grand métis tout en muscles, jeta un œil inquiet en direction de l’île avant de répondre.

— Nous avons parcouru l’île en long et en large, seigneur. Elle est bien petite. De l’autre côté, il n’y a que des rochers et juste en face le bout d’un promontoire ou d’une autre île avec une plage. C’est là que nous sommes tombés sur des cendres au bord d’une pierre creuse qui de toute évidence avait servi de four. Tout autour, les os d’un animal de petite taille encore assailli de fourmis. Le repas avait été consommé deux jours auparavant au plus. Nous allions rebrousser chemin lorsque, pas loin de là, au pied d’un arbre, nous avons trouvé cette hotte.
Tous les visages se tournèrent vers l’île. Bacharel s’approcha de l’amiral.

— Quelqu’un capable de concevoir un ustensile pareil ne peut pas être un sauvage. Regardez, ajouta-t-il, il est muni d’attaches pour être chargé sur le dos.
Hayreddin Barberousse acquiesça, pensif.

— L’eau est bonne, continua l’homme en montrant les tonneaux, la source est juste là. Nous avons aussi repéré des traces de gibier, mais rien qui indique une présence fixe. Ils doivent venir d’ailleurs. La plage en face est à moins d’un mille et la traversée semble plus facile qu’ici.
La nuit allait bientôt tomber. Il fallait choisir entre laisser le navire en rade jusqu’au lendemain, prêt à repousser une éventuelle attaque, ou lever l’ancre, louvoyant sans but dans une nuit sans vent. Bacharel et l’amiral échangèrent un regard perplexe.

— Amiral, chuchota Bacharel, je suggère de rester. Ici nous sommes à l’abri et nous disposons d’armes à feu, sans compter que notre stock de vivres ne comprend plus que quelques poules et deux moutons squelettiques.
Hayreddin Barberousse pointa à nouveau sa longue-vue sur la grande plage, puis se retourna brusquement.

— Nous savions déjà que cette terre était habitée et notre but n’était pas de venir l’occuper par la force. Nous n’avons pas de flotte et nous ne savons rien de leur capacité de riposte. Il vaut mieux confier notre sort à l’harmonie des mots plutôt qu’au bruit assourdissant des armes. Ce ne sera pas à coups de couleuvrine que vous réaliserez vos ambitieux projets ici, mon cher ami. Regardez comme le monde est vaste, le ciel a du mal à l’envelopper. Dans tout cela, nous ne sommes que des éclats de matière perdus. Il suffit d’un rien pour se désintégrer sur la pointe d’une lance. Mais vous avez raison, tout compte fait, notre position ici n’est pas mauvaise. Retirez-vous, je vais consulter mes hommes.
Empli de coffres pleins de papiers et d’instruments de toute sorte, le minuscule logement de maître Cosme Fernandes sentait le poisson rance. Assis sur sa couchette, le dos courbé, il examinait des dessins où des hommes demi-nus semblaient danser en cercle. Sur d’autres on distinguait des filles nues offrant un plateau rempli de fruits à un homme noir portant une cuirasse dorée. Ces témoignages patiem- ment recueillis au long des années d’un bout à l’autre du monde connu étaient venus renforcer ses théories, considé- rées comme blasphèmes, sur l’existence d’une terre du milieu, située à mi-chemin entre l’Occident et l’Orient. Maintenant, tremblant d’émotion, Cosme Fernandes faisait le rapproche- ment entre ces figures tracées au crayon et les créatures en chair et en os qui l’attendaient sur ces rivages…

Indio Fernandes ouvre ici une parenthèse où il exprime des réserves sur la fiabilité de certains passages des documents sources auxquels il aurait eu accès, traduits de l’hébreu en arabe de manière, à son avis, plutôt approximative. Il est dif- ficile de connaître, écrit-il, le véritable état d’esprit de Bacharel au moment où il prend conscience que les événements avaient converti le rêve en réalité, sans préavis. S’appuyant sur des calculs croisés entre les théories d’une lignée de mathématiciens et d’astronomes de réputation certaine et la concordance des détails dans les récits les plus disparates des rescapés de la « mer ténébreuse », il avait usé de tout son poids à l’École de Sagres pour étayer ses convictions en présence du roi : non pas les Indes mais un nouveau monde, voilà ce qu’il allait lui offrir.

João II, roi de Portugal à cette époque, n’était pas indifférent au prestige de l’École de Sagres. Il connaissait la plupart de ses membres, dont l’érudition était attestée dans toute l’Europe. Homme de caractère, João II avait forgé ses principes au cours de ses campagnes en Afrique puis en assumant une politique d’expansion, pendant qu’Afonso V [2] faisait la guerre à l’Espagne. Il méprisait les intrigues de cour et son règne fut marqué par la rénovation des sciences politiques et sociales. S’il refusa de financer l’expédition de Christophe Colomb, avant que celui-ci soumette son projet à la couronne espagnole, c’était parce qu’il était persuadé de l’existence d’un autre chemin plus audacieux vers le nouveau continent. Et si les persécutions successives à l’encontre des juifs et des Arabes n’avaient pas bouleversé la cohabitation historique de cultures différentes dans la péninsule ibérique, maître Cosme Fernandes aurait eu tout le temps d’organiser sa propre expédition, au lieu de s’associer à l’aventure menée par l’amiral Hayreddin Barberousse.

La lumière de ce jour le plus long de la vie de Bacharel finit par succomber aux ombres de la nuit tropicale. Triplées en nombre, les sentinelles sur le pont scrutaient avec appréhension la surface immobile de l’eau. Au loin, la mousse soulevée par les ondes sur le cordon littoral formait une barrière de vapeur mauve séparant deux mondes. Bacharel aspirait l’air tiède imprégné d’un parfum inconnu. Il sentit un pincement au cœur. Le monde tant rêvé était juste là, demain c’était aujourd’hui, pas de retour possible. Il leva la tête et remercia le ciel de ne lui avoir jamais laissé le temps de fonder une famille. Persuadé que l’intellectualité est difficile à briser tandis que l’amour se réduit en miettes en un instant, il avait fait de la science son foyer. Sans attaches, il venait de naître, le futur était une feuille blanche, pleine de surprises. Le passé était un prélude inévitable.

De ses parents, il ne lui restait pas grand-chose. Sauf l’incessante remarque : « Tête d’alouette, cesse de rêver les yeux ouverts, les fantaisies, ça ne se mange pas. » Il fermait alors les yeux et ouvrait la bouche, laissant la réalité envahir son estomac. Toute son enfance fut marquée par la croyance que les aveugles étaient les mieux placés pour prospérer dans la vie. Eux n’avaient qu’à apprendre à se diriger dans le noir. Penser autrement revenait aux têtes d’alouettes, mais il était dépourvu d’ailes. Puis vint le moine avec son enseignement austère, sa réduction du monde, la vision plate, la fin du rêve. Juste un moine avec ses misères, une pierre sur son chemin. Le roi João II s’était incliné face à la barbarie de l’Inquisition, pendant que lui, maître Cosme Fernandes, s’était envolé bien plus haut que les alouettes.

Peu avant l’aube, les moustiques attaquèrent le Shams Alghurub. Pris par surprise, l’équipage sauta des couchettes mais chaque centimètre de peau exposée était déjà boursouflé par les piqûres. Jurons et claquements furent couverts par le vacarme provenant du pont. La voix de l’amiral résonna dans les ténèbres d’une nuit qui avait brusquement cessé de l’être. Des ordres, des pas, le bruit des armes, chaque homme à son poste. On n’entendait plus que le bruit de la respiration affolée des hommes.

Lorsque Bacharel apparut sur le pont, l’amiral se précipita à sa rencontre.

–- Maître, nous y sommes. C’est à vous de jouer maintenant, et vite. Si un de mes hommes perd la tête, cela va tourner au massacre. Ce n’est pas ce que nous voulons, n’est-ce pas ? Bacharel courut vers le bastingage, jeta un regard par- dessus bord et retint sa respiration. Les éclats de lumière d’un nouveau jour empourpraient le ciel à l’horizon, éclairant les silhouettes de nombreuses pirogues disposées en demi-cercle à vingt bras à tribord. Chaque pirogue comptait plusieurs rameurs et quelqu’un debout à la proue. Un de ces hommes portait une grande couronne de plumes. L’instinct de Bacharel lui faisait évaluer leur force, estimer leur chance de s’en sortir en cas de conflit. Un mélange d’émotion et de panique le figeait sur place, le privant de toute pensée rationnelle. De longs instants où plus rien ne bougeait, le jour avançant sur une mer immobilisée par l’attente. L’amiral leva son bras, attirant l’attention générale, puis le replia tout doucement. À ce signe, tous ses hommes baissèrent leurs armes. Il se dirigea ensuite vers Bacharel.

— Vous voyez bien qu’ils ne sont pas armés, maître. Votre suggestion ?
Bacharel revint à lui, se frottant énergiquement les yeux. Il ajusta son tricorne, demanda à l’amiral de faire mettre une barque à l’eau.

Bonus : Participez à l’œuvre de Cesare Battisti !

En exclusivité pour les lecteurs de Lundimatin, voici un projet qui pourrait s’avérer fort stimulant : aider Cesare à écrire son prochain roman.

Là où il est, on lui a enfin permis de parler par Skype avec son fils brésilien mais seulement un quart d’heure par semaine (« pourquoi seulement ¼ d’heure a-t-il demandé » « parce que vous, c’est vous », lui a-t-on répondu), il continue de ne voir personne hormis ses gardiens et, surprise, il n’a pas Internet. Or, il a entrepris un récit ambitieux, sur les traces de deux personnages, Khaled, originaire du Rojava, et Zahra, soudanaise, qui fuient devant Daesh, de la Syrie du Nord-Est jusque dans les Pouilles, en Italie, en passant par le Liban, le Soudan, la Libye... Cesare a donc besoin de documentation, voici ses demandes :

Rojava : des cartes, surtout de la zone frontière avec la Turquie, trouver un village où naît Khaled, infos sur la vie culturelles, les vêtements, la nourriture, Khaled étant animateur, il faudrait un projet culturel implanté par les Kurdes ; des images des lieux et des gens (montagnes, plaines, fleuves, lacs) ; le mieux serait des témoignages de personnes qui ont fait ces routes ; je sais qu’il y a une route de migrants vers le Liban : y a-t-il des camps de réfugiés, des infos générales ? Il me faut aussi des noms et prénoms masculins et féminins kurdes.

Liban : Même chose : cartes, vêtements, alimentations, un ville sur la côte avec carte détaillée d’où s’embarquer pour l’Afrique (j’ai lu quelque chose là-dessus) ; les trajets, les camps, des images, des noms et prénoms libanais.

Soudan et Libye : même genre d’infos, cartes, etc. Il me faut une ville soudanaise où placer les deux personnages principaux, avec un hôpital pour l’accouchement de Zahra. Il me faut une carte de cette ville et quelques infos sur les bâtiments publics. Le mieux serait, comme toujours, d’avoir des récits et témoignages… Il existe une version d’Al Qaeda au Soudan, il me faut son nom et quelques détails avec. Et aussi des noms propres de personnes. Pour la Libye, j’ai déjà du matériel, il me manque des infos sur la milice nazie « Aube Dorée » qui massacre les migrants.

Envoyez-nous du matériel, nous ferons suivre… Et peut-être une relation directe avec lui sera-t-elle bientôt possible…

[2Alphonse V, père de Jean II, abdiqua temporairement au profit de son fils, avant de reprendre le pouvoir en 1477. Jean II dut attendre 1481 pour redevenir roi.

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