Images du football

Par Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#152, le 26 juillet 2018

« La différence des sexes est le petit caillou persistant à l’intérieur de l’individualisme abstrait (son scrupule) dont la figure que l’on croise quotidiennement est celle de l’individu isolé et contingent. »

Théorie communiste, n°26

« Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois ».

Albert Camus

« Arrivé dans la surface et ne pas pouvoir tirer au but, c’est comme danser avec ta sœur. »

Diego Maradona

I. Mes images du football

Autant que je me souvienne, j’ai toujours aimé le football. Dans la cours de récréation on jouait au football, avec une balle de tennis ; et après l’école, avec un ballon cette fois ; et en club aussi, le samedi après-midi, puis le dimanche, sur un vrai stade, avec short, maillot, chaussures à crampons. Comme des centaines de millions d’autres enfants, partout dans le monde, des faubourgs de Bamako aux favélas de Rio, en passant par les quartiers juifs orthodoxes de la banlieue de Tel-Aviv, les bidonvilles du Caire ou les quartiers résidentiels de Londres, j’ai joué au football.

C’est mon frère, de quatre ans mon aîné, qui m’a transmis la passion du foot. Il était pour l’AS Saint-Etienne, donc moi aussi. On habitait en région parisienne mais on supportait l’ASSE, dont le grand rival était le FC Nantes. Cet engouement venait de « l’épopée des Verts » dans les années 1970. Né en 1973, je n’ai pas moi-même connu « l’épopée des Verts » mais j’ai baigné, enfant, dans son aura : « Allez les Verts ». J’ai connu en revanche la période Platini, avec aussi Rep, Larios, Janvion, Lopez, à partir de 1982, puis la « caisse noire » et la descente en division 2. Ce n’était plus la grande époque, mythique, des Verts. En 1980, Manufrance dépose le bilan. La chute de Saint-Etienne en football est une conséquence de la désindustrialisation, de la crise et de la restructuration du capital, avec l’entrée dans l’ère post-fordiste.

Mes premiers souvenirs de football à la télévision, c’est une publicité avec Michel Platini, pour un soda, « Fruité ». Je pense même que c’est mon premier souvenir télévisuel. Platini jouait encore à Nancy, donc ce doit être autour de 1978. J’avais cinq ans. Je ne me souviens pas d’avoir beaucoup consommé de ce soda, « Fruité », mais le maillot de Nancy porté par Platini, je m’en souviens encore avec émotion. « Platini gagne avec Fruité », ou quelque chose comme ça disait la publicité. Les années 1980 pointaient déjà le bout du nez. Platini vendait hier son image à « Fruité », comme aujourd’hui Zidane a vendu la sienne au Qatar. Il n’empêche, Platini et Zidane ont été des joueurs de football extraordinaires, des artistes, des visionnaires.

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Mon premier souvenir de joueur, sur un vrai stade, lors d’un vrai match, avec un vrai maillot, c’est un tacle glissé sur un joueur adverse qui part seul au but. Je dois avoir sept ou huit ans. L’entraîneur, à la fin du match, me félicite pour mon geste, quasi instinctif. Mais durant la première partie de ma carrière de footballeur, celle de l’enfance, de sept à treize ans, j’ai joué attaquant (au football à 7) ou milieu offensif (au football à 11). J’étais fort techniquement et j’aimais marquer des buts, et aussi faire de belles passes, construire le jeu, en numéro 10. Puis, à l’adolescence, c’est devenu plus compliqué : d’autres étaient meilleurs techniquement, et plus athlétiques, ou plus vifs. Je me suis alors reconverti en milieu défensif, dit « numéro 6 ». Reconversion qui semblait inscrite, dès le départ, dans ce premier geste évoqué plus haut, un tacle glissé, le geste défensif par excellence.

La fonction d’un milieu défensif, c’est de reprendre le ballon à l’adversaire et de le transmettre aux milieux offensifs. Il opère donc en premier rideau, placé avant les quatre défenseurs proprement dits outre le gardien, d’où son numéro 6. J’ai compensé mon manque de technique et d’athlétisme par la combattivité et l’endurance, qualités premières d’un numéro 6, et ainsi j’ai pu jouer en club, à un niveau départemental et même régional, jusqu’en junior (moins de 18 ans), et un peu après. Puis la vie m’a emporté loin des stades… Mais j’y repense souvent à mon numéro 6, avec nostalgie.

Le numéro 6, c’est le joueur qui va au charbon, qui tacle souvent, est toujours dans l’espace de jeu, au contact. Il doit donc être combattif et endurant, mais également malin, et psychologue, sans quoi il risque de recevoir rapidement deux cartons jaunes et être exclu, ou bien d’être dépassé par les événements. Sa fonction, c’est donc d’abord d’empêcher l’adversaire de construire, et l’adversaire par excellence, c’est le numéro 10 : il faut l’empêcher de jouer. Les plus grands joueurs de football, les plus essentiels, ce sont les numéros 10 : Beckenbauer, Cruyff, Platini, Maradona, Zico, Ronaldinio, Zidane, Biaggio, Messi, etc. Ce sont des joueurs qui imposent un respect universel. Ainsi Maradona et Ronadinho sont les deux seuls joueurs qui, portant le maillot de Barcelone, ont été honoré d’une standing ovation par les spectateurs du stade Santiago Bernabeu à Madrid.

C’est curieux, la fonction d’un numéro 6, parce que le joueur qu’il doit empêcher, bloquer, anéantir, le numéro 10 adverse, au fond, c’est le joueur qu’il aurait aimé être. Je me souviens d’images d’un match Barcelone-Inter de Milan vues sur « Youtube » : ce sont les dernières minutes du match, Barcelone perd, va être éliminée, et il y a un défenseur milanais qui interpelle sans cesse Messi, « Lionel, Lionel », parce qu’il veut son maillot à la fin du match, si bien qu’un autre joueur milanais finit par lui dire : « concentre-toi plutôt sur le match ! ». Messi, lui, ne répond pas. Il est en train de perdre. Il n’a rien à faire de l’admiration du défenseur milanais, qui tout au long du match ne s’est d’ailleurs pas privé de le tacler, en respectant plus ou moins les règles, et plutôt moins que plus…

Le numéro 6, en effet, il doit empêcher, coûte que coûte, l’artiste, le visionnaire, le génie de s’exprimer. Et pour ce faire, il lui faut donc être combattif, endurant - et malin. Il y a des gestes défensifs classiques, réglementaires, le principal étant le tacle glissé : on plonge en extension, au sol, le pied en avant, et ainsi on subtilise le ballon, qu’on pousse en direction d’un coéquipier, dans l’idéal le numéro 10, si bien que la situation se retourne radicalement, et brusquement : votre numéro 10 est balle au pied, celui de l’équipe adverse est au sol. Et il y a aussi tous les gestes défensifs illégaux, qu’on réalise, ou du moins qu’on s’évertue à réaliser à l’insu de l’arbitre. Par exemple, un numéro 6 étant en règle générale endurant plutôt que rapide, il doit veiller à ce que son adversaire ne le prenne pas de vitesse, et pour ce faire le mieux est une prise fugace au niveau du poignet, pour l’arrêter net un quart de seconde, juste après le départ de sa course. Contrairement au tirage de maillot, c’est discret et cela suffit à casser son élan, donc sa vitesse. Et il y aussi la guerre psychologique : dans les toutes premières minutes du match, il importe d’effectuer un ou deux tacles glissés sur son homme dès ses premières réceptions du ballon, de manière réglementaire si possible, c’est-à-dire en touchant le ballon, mais quoi qu’il en soit de manière suffisamment agressive pour que le numéro 10 adverse, physiquement percuté d’emblée, durant les 90 minutes qui suivent, ait toujours une légère appréhension lorsqu’il reçoit le ballon. Un autre truc de numéro 6, c’est ce que j’appelle le paradoxe tactique : il faut que le numéro 10 adverse ait peur sur un versant, mais sur un autre il faut établir un lien, quasi amical. Donc après l’avoir fauché comme un épi de maïs, on se précipite pour l’aider à se relever, on s’excuse, on crée du lien. Cela évite de prendre par la suite un coup de coude dans les gencives s’il est rancunier, et cela embobine l’arbitre : « On est là pour jouer au ballon, j’ai pas voulu lui faire mal, et au fond, si vous voulez tout savoir, je l’aime ». J’ai donc joué numéro 6, à défaut de pouvoir jouer numéro 10 [1].

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Didier Deschamps, le sélectionneur de l’équipe de France actuelle, finaliste du championnat d’Europe 2016 et victorieuse de la coupe du monde 2018, était un immense numéro 6 lorsqu’il était joueur, d’abord à Nantes, puis à la Juventus de Turin où il avait été un temps le coéquipier de Zidane. Avant l’ère Deschamps, en France, il y avait eu deux très grands numéros 6, Fernandez et Tigana. Fernandez, c’était un joueur qui faisait beaucoup de fautes très utiles et en même temps créait du lien, non seulement avec les offensifs de son équipe, mais aussi avec l’arbitre et l’équipe adverse. Il parlait autant qu’il jouait, et avec tout le monde. Tigana, lui, c’était le « poumon » de l’équipe : il était partout à la fois et pourtant toujours gracile, élégant, presque doux. Fernandez, c’était le joueur qui faisait l’idiot tout en étant supérieurement intelligent ; Tigana, c’était le joueur mi ange, mi ouvrier. Le milieu de terrain de l’équipe de France était composé de Fernandez et Tigana en milieux défensifs, Giresse et Platini en milieux offensifs, et c’était alors ce qu’on appelait dans le monde du football, entre 1984 et 1986, le « carré magique ». Peut-être le plus beau milieu de terrain de tous les temps. Et pourtant ils ont échoué là où Deschamps, Desailly, Zidane et Djorkaeff ont réussi. Mais eux avaient d’autres qualités. L’ère Hidalgo, ce fut le temps du sublime ; l’ère Jacquet, celui du travail bien fait.

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C’est curieux le football, parce que les champions du monde de 2018, en termes de milieux de terrain au moins, l’espace décisif, paraissent être bien en dessous des joueurs de 1982-86 ou de 1998-2000 : Matuidi, Kanté, Tolisso, Nzondi, Griezmann sont très loin, à mon humble avis, de pouvoir rivaliser avec Fernandez, Tigana, Giresse, Platini (1982-86), ou encore avec Deschamps, Petit, Djorkaeff, Zidane (1998). Il y a chez Pogba quelque chose qui rappelle Desailly, si ce n’est que Pogba a du génie, mais sans la régularité, la certitude que dégageait Desailly. Il n’empêche, l’équipe de France 2018 a dominé son sujet comme aucune autre équipe de France, y compris celle de 1998. C’est apparemment la griffe de Deschamps qui a été déterminante. Alors bien sûr, c’est la griffe d’un ancien numéro 6, pas celle d’un ancien numéro 10. Et cela se voit.

Ainsi, cette équipe de France version 2018, championne du monde, a pour marque de fabrique de ne pas avoir la maîtrise du ballon. C’est caractéristique de la vision du monde d’un numéro 6. Deschamps a bâti son équipe sur trois étages : 1) Une intraitable charnière centrale, Umtiti-Varane (sorte de « classico » intégré à l’équipe de France), qui en prime a été décisive offensivement en quart et demi-finale. 2) Un Griezmann visionnaire sur coup de pied arrêté. 3) Un Mbappé fulgurant, sorte de Pelé en puissance. Les artistes argentins et belges, les techniciens uruguayens (amputés il est vrai de Cavani, leur arme fatale) et croates, s’y sont brisés. C’est un peu comme si Deschamps avait su allier au rationalisme français le concept allemand et le réalisme italien, avec un zest afro-brésilien en la personne de Mbappé, et de Pogba, mais un zest seulement parce qu’il n’en faut pas davantage pour gagner. Un zest de trop, ça donne la bourde de Lloris, le gardien de but français, impérial durant toute la compétition, mais qui a fini par se prendre pour Mbappé. Deschamps n’a pas dû beaucoup apprécier. Heureusement pour Lloris, cela n’a pas porté à conséquence. Le match était déjà plié.

Deschamps, donc, ce n’est ni un visionnaire, ni un artiste, ni un inspiré, c’est un réaliste, et un méthodique, à l’école ouvrière de Jacquet, dont il a été le joueur en équipe de France. Aimé Jacquet fut un joueur de Saint-Etienne dans les années 1960, puis l’entraîneur du grand Bordeaux, celui des années 1980 (dont Trésor était le patron, Giresse l’artiste, Tigana l’âme). Enfin il prit la tête de l’équipe de France, d’abord comme adjoint de Gérard Houiller, puis comme sélectionneur, et alors il remporta la coupe du monde de 1998. Deschamps a été aussi à l’école du football nantais, sous la houlette de coco Suaudeau, avant de rejoindre la Juventus de Turin. Claude Suaudeau à Nantes, Marcello Lippi à Turin, Aimé Jacquet en équipe de France : Deschamps a évolué sous la direction des plus grands entraîneurs.

A l’instar de Deschamps, Zidane, qui à l’évidence lorgne vers l’équipe de France depuis qu’il a quitté la direction du Real de Madrid, est également un méthodique et un gagneur : trois Lignes des Champions d’affilées en tant qu’entraîneur du Real Madrid (2016, 2017, 2018), ça ne demande pas que du génie, mais aussi de la méthode. La différence avec Deschamps, double vainqueur de la coupe du monde en tant que joueur et en tant qu’entraîneur, c’est que Zidane est un numéro 10, un artiste, un visionnaire. Un joueur et entraîneur de l’envergure de Cruyff.

En demi-finale de la ligue des champions 2018, Real Madrid est mené sur son terrain 1 à 0 par le Bayern Munich. Le but égalisateur de Benzema est un cas d’école, une marque de fabrique, celle de Zidane : les madrilènes ont le ballon, les munichois sont repliés en défense ; les madrilènes font tourner, patiemment, ils cherchent la faille ; à droite, puis retour en défense centrale, on repart sur la gauche, on revient, on repart sur la droite, on revient ; le ballon tourne ainsi parmi les joueurs madrilènes plusieurs minutes, sans qu’un seul joueur munichois parvienne à seulement le toucher, et ceci jusqu’à ce que Marcelo, sur la gauche, perce et centre pour Benzema qui égalise de la tête. C’est un but construit sur l’idée que dans le football, tout repose sur la maîtrise du ballon, la fluidité du jeu, le frayage d’une forme. Deschamps, lui, c’est un numéro 6 : l’important n’est pas de maîtriser le ballon, mais l’adversaire, autrement dit l’adversité. L’artiste d’un côté (Zidane), l’ouvrier-paysan de l’autre (Deschamps), concluons que pour faire un bon communiste, il faut allier les deux : inspiration et méthode, génie et discipline, créativité et détermination. Mais sur un autre terrain : celui de l’adversité du capital.

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Depuis 1982, ma première coupe du monde, à l’âge de 9 ans, j’en ai suivi, plus ou moins selon les circonstances, dix. Et celle qui restera intensément gravée dans ma mémoire, bien sûr, c’est la première, celle de l’enfance, en 1982. La France atteint les demi-finales contre l’Allemagne, à l’époque la RFA. Demi-finale mémorable, épique, dramatique. Si je devais garder deux images du football français, la première serait celle-ci : la France et la RFA sont à égalité 1 à 1 ; on joue les prolongations ; il y a un coup franc pour la France, à droite de la surface de réparation du goal allemand, ce maudit Schumacher qui a envoyé Battiston à l’hôpital quelques minutes auparavant. Giresse tire le coup franc, qui est légèrement dévié de la tête par un défenseur allemand ; la balle, en cloche, retombe au point de pénalty ; Trésor, le libero de l’équipe de France, dernier défenseur, est monté pour l’occasion ; il est au point de pénalty, où le ballon retombe ; il réalise une superbe reprise de volée et marque. Sa joie éclate : bras levés, il court vers la finale, ses coéquipiers avec lui, moi avec eux, la France entière dans nos pas. Cette joie de Marius Trésor, je n’en ai jamais ressenti de pareille dans le football depuis, j’ignore pourquoi. Ou peut-être si, je sais pourquoi, ou croit le savoir : parce que, durant ces quelques instants, qui semblent sceller l’issue du match (mais c’est finalement la RFA qui l’emportera aux tirs au but), Marius Trésor est un héros national, mais sans ego. Sa joie est intégralement dans le partage. C’est un héros africain et français, artiste et ouvrier, communiste.

La seconde image, ce serait en 1986, lors de la coupe du monde au Mexique. La France et le Brésil s’affrontent en quart de finale, un autre match d’anthologie. Ils sont là encore à égalité 1 à 1. On joue la seconde mi-temps. Zico, le numéro 10 du Brésil, celui qu’on surnomme le « Pelé blanc », est sur le banc de touche. Entre le sélectionneur du Brésil et le joueur le courant ne passe pas, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais comme le Brésil piétine, le sélectionneur se résout enfin à faire entrer Zico. Il touche son premier ballon, lève la tête et d’une passe en profondeur, en un clin d’œil, transforme la configuration des espaces, du temps, des choses : ce qui paraissait clos s’est ouvert ; un joueur brésilien, servi lumineusement par Zico, se retrouve seul devant le goal français, Joël Bats, qui doit commettre une faute. L’arbitre siffle pénalty. Zico vient de faire basculer le match, quelques secondes après qu’il soit entré sur le terrain. Et sans hésiter, il se saisit du ballon pour tirer le pénalty, alors qu’en règle générale c’est Socrates, le capitaine philosophe de la « seleçäo » qui s’en charge. Mais tout le monde a compris que Zico avait pris le match en main. Il tire donc le pénalty, qui va qualifier le Brésil. Mais coup de théâtre : Bats détourne la frappe de Zico en corner. En une poignée de secondes, Zico est passé de l’inexistence du banc de touche à la gloire, qu’il a frôlée, pour retomber aussitôt, anéanti. Il ne se relèvera pas de ce pénalty manqué, ni le Brésil, on le pressent déjà. En attendant, la partie continue, un corner va être tiré. Zico est à l’entrée de la surface de réparation française, comme inerte, égaré. Il est redevenu l’ombre de lui-même. Platini s’approche de lui, lui passe la main dans les cheveux. « C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup », comme dit la chanson française.

Platini, du reste, ira encore plus loin, inconsciemment : il manquera lui aussi son penalty lors de la séance de tirs au but qui conclut le match France-Brésil de 1986. Platini qui rate un pénalty, c’était du jamais vu. (C’est finalement Fernandez qui qualifie la France). Entre Zico et Platini, ce qui s’est joué cet après-midi-là n’était pas que de la miséricorde, du respect, de l’admiration ou même de l’amour, c’était une sorte de communisme mystique. Joie de Marius Trésor à Séville en 1982. Caresse de Platini à Zico à Guadalajara en 1986. Deux images universelles du football français.

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Il y aussi, bien sûr, les mauvais souvenirs, les images gravées parce qu’elles vous ont révulsées. J’ai évoqué l’agression du gardien de but de la RFA contre Battiston, mais ce n’est pas la pire des images de ce premier mondial de mon enfance. La pire, c’est un match RFA-Autriche gagné 1 à 0 par la RFA et qui paradoxalement qualifie les deux équipes pour le second tour, au détriment de l’Algérie. Si la RFA avait gagné 2 à 0, ou s’il y avait eu 0 à 0, l’Algérie était qualifiée, soit avec la RFA, soit avec l’Autriche. Pas de chance pour les Algériens ; si ce n’est que la chance n’y avait rien à voir, le match ayant été manifestement truqué. Un but allemand dès l’entame du match, puis près de 80 minutes de semblant. Un pur scandale. Allemands et Autrichiens s’étaient donc mis d’accord pour se qualifier ensemble, au détriment de l’équipe d’Algérie dont la victoire sur la RFA, quelques jours plus tôt, avait enchanté les amateurs de football : les hâlés algériens, frêles et artistes, avaient donner une leçon de vitesse, d’art et de réalisme à la puissante équipe allemande, pourtant largement favorite, et gagné 2 à 1. L’autre souvenir indigeste de cette coupe du monde de 1982 en Espagne, c’est un but refusé à Roger Milla pour un hors-jeu imaginaire, but qui devait qualifier le Cameroun et disqualifier l’Italie. Allemands et Italiens allaient ensuite se retrouver en finale, au détriment de l’Algérie et du Cameroun. La justice n’est apparemment pas de ce monde. Il n’empêche, que ce soit en numéro 6 ou en numéro 10, il faut œuvrer à ce qu’elle le soit. Et décoloniser le football.

Un autre scandale de cette coupe du monde 1982, tragi-comique celui-là, éclata lors du match France-Koweït au premier tour : la France mène 3 à 1, Giresse, servi en profondeur, marque un nouveau but, la défense koweïtienne demeurant étrangement passive. Il s’avère qu’un coup de sifflet parti des tribunes a arrêté les défenseurs koweïtiens, qui ont cru à un hors-jeu. Ils se sont trompés. Le but est donc validé. Mais un parent de l’émir du Koweït, présent dans les tribunes, ne l’entend pas de cette oreille : il descend sur le terrain, entouré de ses gardes du corps, et intime l’ordre à l’arbitre d’annuler le but français. L’arbitre obtempère. Hidalgo, scandalisé, veut protester, mais les policiers espagnols lui intiment l’ordre de regagner son banc de touche et de fermer sa gueule. Le match truqué entre la RFA et l’Autriche qui élimine l’Algérie, l’arbitrage d’un émir du Koweït : les deux plus grands scandales de l’histoire du football dont j’ai été témoin.

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II. Les images d’un autre

Dans le n°26 de la revue Théorie communiste (juin 2018), intitulé Le kaléidoscope du prolétariat. De la segmentation raciale dans le monde de production capitaliste, en page 53, il est brièvement question de football :

« Ce qui définit l’intégration, c’est-à-dire finalement l’invisibilité des vagues antérieures d’immigration de travail (les Italiens, les Polonais, etc.) ce n’est pas la disparition des différences qui peuvent même être affichées avec une certaine ostentation, mais le fait qu’elles ne font plus sens, personne ne s’en préoccupe. En juillet 2016, à la suite de la victoire du Portugal contre la France en finale du championnat d’Europe de football, des centaines de « Portugais » ont fêté sur les Champs-Elysées cette victoire avec une multitude de drapeaux rouge et vert. La chose est passée quasiment inaperçue, n’a suscité que quelques commentaires sympathiques et amusés. Nous lasserons à chacun le soin d’imaginer les réactions dans le cas d’un « événement » semblable à la suite d’une victoire de l’Algérie sur la France. »

Peu de temps après avoir lu ces lignes, le jour de la finale France-Croatie, Gare du Nord à Paris, au beau milieu de citoyens peinturlurés aux couleurs de la France, j’ai croisé un drôle d’individu emmitouflé dans un drapeau algérien. Cela m’a interloqué, me demandant quel match il escomptait voir jouer ce jour-là. J’ai bien sûr songé aux footballeurs français d’origine algérienne, le plus célèbre, et l’un des meilleurs joueurs et entraîneurs de tous les temps étant Zidane, mais il est en vacances. Le seul joueur français d’origine algérienne dans la sélection de 2018, à ma connaissance, c’est Nabil Fékir, dont l’apparition lors des dernières minutes de la finale fut sans doute élégante, mais qui n‘en joua pas moins les seconds rôles dans cette coupe du monde. C’est peut-être un homme convaincu que l’Algérie est en finale, ai-je donc pensé. Puis, je me suis dit que ce devait être un internationaliste provocateur, et je me suis imaginé un instant emmitouflé dans un drapeau israélien, Gare du Nord, ce même jour. Et aussitôt je suis passé à autre chose. Mais maintenant que j’y repense, ces lignes de Théorie communiste et ce drapeau algérien croisé Gare du Nord m’évoquent un passage de ma Thèse de doctorat, rédigée en 2008 sous la direction de Daniel Bensaïd, passage où il est question d’un texte de Pierre-André Taguieff.

Taguieff est un universitaire français qui, jusqu’à la fin des années 1990, était engagé dans le combat contre le racisme, notamment anti-arabe et/ou antimusulman, et contre le Front National. Dans un entretien publié en juin 1997 dans la revue Hommes et Migrations, par exemple, il évoquait le « dilemme républicain » de la période coloniale, soit le fait que d’une part « on affirme dans l’abstrait et sur le registre de l’explicite des valeurs universelles », mais que d’autre part, dans les colonies, « on assiste à des pratiques de hiérarchisation de groupes légitimant des modes de domination et d’exploitation ». Et plus loin, il expliquait qu’après la décolonisation, ce « dilemme républicain » s’est reconfiguré à l’extrême-droite, précisément dans le discours du Front National au sujet des immigrés :

« D’une part, Le Pen ne cesse d’affirmer que le Front National n’est « ni raciste ni xénophobe » et que tous les Français sont pour lui égaux en droits et en dignité ; mais, d’autre part, toutes les mesures anti-immigrationnistes qu’il prône présupposent que certaines populations d’origine étrangère sont par nature inassimilables et, partant, que certains citoyens français ne sont que des « Français de papier ». Double langage. [2] »

En 1997, c’était le « double langage » de Jean-Marie Le Pen que Taguieff prenait pour objet d’analyse. Après les attentats du 11 septembre 2001, c’est devenu le « double langage » des islamologues, voire des arabes. Mais restons un moment encore en 1997. Dans le même entretien, Taguieff diagnostiquait un processus de « lepénisation des esprits » s’étendant bien au-delà des frontières de l’extrême-droite sous couvert d’un « choc des civilisations » :

Depuis le début des années 1980, on assiste à un double processus de stigmatisation et de mise à part qui consiste à présenter les populations immigrées ou issues de l’immigration en termes ethnoculturels, et plus précisément ethnoreligieux, à les ranger dans des catégories distinctives et exclusionnaires très larges : les « Arabes », les « Maghrébins », les « musulmans »… C’est sur la base d’une telle catégorisation qu’est réinvesti le schème de la « lutte des races », sous la forme sémantiquement plus acceptable du conflit ou du « choc des civilisations ». La xénophobie anti-immigration peut ainsi se reformuler comme une réaction légitime de défense d’une civilisation menacées par d’autres civilisations, incompatibles avec elle, avec ses valeurs, ses normes, ses croyances [3].

Le péril arabo-musulman a depuis 2001 embrasé l’idéal républicain, tant et si bien que Taguieff, lui-même, qui combattait en 1997 la « xénophobie anti-immigration », s’est depuis reconverti dans le combat contre « la nouvelle judéophobie ». Qu’il veuille combattre la judéophobie est louable, mais pourquoi donc troquer un combat contre un autre plutôt que de les mener de front ? Et le plus singulier de l’affaire, c’est encore la manière dont Taguieff conçoit ce combat contre la judéophobie. J’avais analysé la chose dans ma Thèse de doctorat, laquelle donna lieu à un livre : La réaction philosémite. Ou la trahison des clercs (Lignes, 2009), que je vous recommande vivement. Mais comme passer d’une Thèse à un livre suppose de se munir d’une hache, j’ai encore quelques perles dans mes tiroirs. L’une d’entre elles est un souvenir de football de Taguieff. J’en ai produit une analyse à l’époque, il y a dix ans. A l’occasion de la sortie du numéro 26 de Théorie communiste, et de la victoire de l’équipe de France à la coupe du monde de football en Russie, deux événements d’égale importance, je vous la livre ici. Dans La Nouvelle judéophobie, paru en 2002, on lit :

« On ne saurait trop insister sur cet aspect de la désintégration sociale en cours, hautement visible dans les banlieues : autant que les identifications provocatrices à Ben Laden ou les manifestations de judéophobie, l’existence d’attitudes francophobes dans ces mêmes populations d’origine étrangère, pourtant de nationalité française, témoigne d’un échec de leur intégration sociale-nationale. La déstructuration du lien social va de pair avec la banalisation des conduites inciviles (brûler des voitures au moindre incident) autant qu’inciviques (montrer par divers moyens un profond mépris pour la France). Incivisme agressif : huer l’hymne national chanté par des sportifs français sur un stade, siffler Zidane coupable d’être dans l’équipe de France, arborer le drapeau algérien, hurler le nom du nouveau héros : « Oussama ! Oussama ! », puis interrompre violemment le match France-Algérie censé symboliser une entente cordiale, comme cela s’est passé dans la soirée du 6 octobre 2001 à Saint-Denis, en présence de nombreuses personnalités socialistes et communistes. [4] »

Dans cet extrait, Taguieff analyse la violence des « jeunes des banlieues » et en distingue deux formes, selon qu’elle prend pour cible la propriété privée (« brûler des voitures ») ou la nation (« mépris pour la France »), double versant qui traduirait « l’échec de leur intégration sociale-nationale ». Et c’est afin d’illustrer cet « échec » que l’auteur souligne aussitôt après la charge symbolique du match France-Algérie, d’abord dans l’extrait cité ci-dessus évoquant une rencontre sportive « censée symboliser une entente cordiale » puis, dans les lignes qui suivent immédiatement en évoquant, au sujet de l’équipe de France de football « les ’Blacks-Blancs-Beurs’ censés symboliser la nouvelle population ’jeune’, ’métissée’ et ’citoyenne’ de la ’France plurielle’ [5] », les termes placés entre guillemets étant empruntés à ce que Taguieff appelle le « thème esthético-gauchiste de la beauté du métissage [6] ». Or, la symbolique de l’ « entente cordiale » aura été, au soir du 6 octobre 2001, remarquablement prise en défaut dans le lieu et le moment mêmes de sa consécration officielle, à Saint-Denis, « en présence de personnalités socialistes et communistes ». L’ « incivisme agressif » de populations manifestement imperméables aux normes d’intégration républicaine se serait en effet décliné ce soir-là selon cinq modalités qui auraient toutes en commun de relever d’une violence symbolique ayant pour cible la communauté « sociale-nationale » à laquelle, bien que « d’origine étrangère », en l’occurrence maghrébine, ils appartiennent « pourtant », étant « de nationalité française ». Examinons chacune des cinq manifestations de cet « incivisme agressif ».

En premier lieu, « huer l’hymne national chanté par des sportifs français sur un stade » : c’est l’illustration de ce « profond mépris pour la France » et un comportement qui traduit une certaine imperméabilité aux règles de la vie sociale que le sport a aussi pour fonction de transmettre, le protocole des hymnes nationaux organisant symboliquement le respect que les deux équipes, et au travers elles les deux nations, se portent mutuellement en engageant une rivalité sportive dont l’éthique se doit d’être, au commencement comme au final, celle de la poignée de main. C’est donc l’éthique même de la rivalité sportive qui est symboliquement agressée par ces huées.

En second lieu, « siffler Zidane coupable d’être dans l’équipe de France » : le joueur de football Zidane est non seulement une gloire nationale mais aussi le symbole de l’intégration par le sport et une incarnation de la « France plurielle » puisque, enfant d’immigrés algériens, né dans une cité d’un quartier nord de Marseille, il n’en est pas moins fière de défendre le maillot de l’équipe de France, comme les Français sont fières de reconnaître en lui son sportif le plus adulé dans le monde. Siffler Zidane ce soir-là au motif qu’il défend le maillot de l’équipe de France, c’est donc récuser l’identification collective qu’il est « censé symboliser », comme si elle ne relevait que d’une intégration « coupable » aux yeux de ces jeunes qui manifestement ne se reconnaissent pas dans cette « France plurielle ». Par ailleurs, la prise à parti d’un joueur relève de ces comportements grégaires où s’expriment les haines et les lâchetés dont se nourrissent toutes les formes de xénophobie. Car si huer l’équipe adverse fait partie des formes reçues (bien que sans doute regrettable) de l’expression collective d’un soutien sportif à l’équipe préférée, en revanche la prise à partie d’un joueur en raison de considérations extra-sportives (même si l’équipe algérienne serait plus compétitive avec Zidane dans ses rangs, c’est indubitable) est une violation des codes qui régissent la normalité d’une manifestation sportive comme celle-ci et, en ce sens, relève sans aucun doute possible d’une forme de violence symbolique.

En troisième lieu, « arborer le drapeau algérien » : dans le protocole d’un match de football, après les hymnes nationaux et la présentation des joueurs débute la rencontre sportive proprement dite. Elle opposait ce soir-là l’équipe de France de football à l’équipe d’Algérie et le match était « censé symboliser une entente cordiale ». Mais une troisième forme d’ « incivisme agressif » (parmi les cinq recensés par l’auteur ce soir-là) aura perturbé la rencontre sportive et dissipé l’illusion qu’elle était censée nourrir : qu’il y ait une « entente cordiale » là où il n’y en a manifestement pas.

Le problème est que le texte de Taguieff présente à cet endroit une difficulté : tandis que huer un hymne national et prendre à parti un joueur relèvent incontestablement d’une forme de violence symbolique, la question de sa gravité ou de ce dont elle est le symptôme étant ensuite question d’interprétation et, en tant que telle, de discussion, en revanche « arborer le drapeau algérien » lors d’une rencontre sportive opposant la France et l’Algérie n’est pas immédiatement perceptible comme une forme de violence symbolique. Et la meilleure preuve en est que, au vu des images disponibles de ce match, il y avait également des citoyens arborant le drapeau français. Et il n’y a là rien d’anormal puisque c’est en règle générale le cas dans ces rencontres sportives : les uns et les autres agitent des drapeaux. Nicolas de Staël, assistant à un match opposant la France à la Suède dans les années 1950, avait trouvé cela beau, ces tâches de bleu et de jaune dans la nuit. Quoi qu’il en soit de la vision des uns et des autres, qu’on soit artiste peintre ou simple amateur de football, il est donc conforme aux normes qui régissent ce type de manifestation sportive que chacun puisse manifester pacifiquement, dans les tribunes, un soutien ostensible, voire ostentatoire, à l’équipe de son libre choix. Aussi, affirmer qu’« arborer le drapeau algérien » est une forme d’ « incivisme agressif », qu’est-ce à dire ?

Dans un premier temps, la tentation est grande de comprendre que l’action incriminée consistait à « arborer le drapeau algérien » sur le stade lui-même et non dans les tribunes où sa présence est très précisément normale, puisque les tribunes sont faites pour cela, pour que des gens agitent des drapeaux en signe de soutien à l’équipe de leur libre choix, l’Algérie ou la France s’il s’agit d’un match France-Algérie, mais aussi bien l’Italie ou l’Allemagne s’il s’agit d’un match Italie-Allemagne, étant entendu qu’un drapeau algérien lors d’un tel match serait sinon agressif, déplacé, non pas au sens d’incorrect, mais au sens d’incongru, de ce qui n’est pas à sa place, sa place étant, très précisément, dans la tribune du stade de France le 6 octobre 2001.

C’est donc sur le stade que ces drapeaux auraient été arborés, d’où la caractérisation du geste par l’analyste : « incivisme agressif ». Il paraît en effet peu probable qu’aux yeux de l’auteur de La nouvelle judéophobie toute personne agitant un drapeau qui n’est pas celui de l’équipe de France fasse preuve d’ « incivisme agressif ». Ou alors c’est qu’il est d’une extrême émotivité et qu’il ne connaît rien aux règles sociales-internationales qui régissent ce type de manifestation sportive, ce qui paraît inconcevable, surtout après la coupe du monde organisée en France (1998). Il nous faut donc conclure que c’est bien sur le stade lui-même que s’agitaient ces drapeaux algériens, par différence aux drapeaux français, arborés par des citoyens ayant manifestement assimilé les normes d’intégration sociale et, en conséquence, les agitant dans les tribunes. Après examen, il s’avère pourtant impossible d’interpréter ainsi puisqu’interrompre le cours de la rencontre sportive est la cinquième manifestation de cet « incivisme agressif » recensée par l’auteur : « interrompre violemment le match France-Algérie ». Comme il n’y eut pas d’autre violence ce soir-là que celle de ces jeunes ayant fait irruption sur le stade avant le terme de la rencontre, c’est ce qu’entend décrire Taguieff en parlant d’ « interrompre violemment le match ». Et conséquemment les « drapeaux algériens » dont il fait mention plus haut, en guise de troisième forme d’ « incivisme agressif » recensée lors de cette manifestation, n’étaient pas arborés sur le stade mais bien dans les tribunes, si bien que la question reste posée : de quel « incivisme agressif » se rendaient ainsi coupables les supporters de l’équipe d’Algérie ?

Une autre option, quasi-désespérée, consisterait à rapprocher le drapeau algérien de la quatrième manifestation d’« incivisme agressif » recensée par l’auteur : « hurler le nom du nouveau héros : ’Oussama’ ! ’Oussama’ ! » L’idée serait en ce cas la suivante : en associant le drapeau algérien au nom de « Oussama », il s’agirait de suggérer un lien entre tel drapeau et tel terroriste présumé. En d’autres termes, Taguieff accuserait à mots couverts l’Etat algérien de soutenir le terrorisme islamiste et d’être impliqué dans les attentats du 11 septembre 2001. Les cris d’acclamation au terroriste Oussama Ben Laden, venus de tribunes où s’agitent des drapeaux algériens, prendraient dès lors tout leur sens, du moins pour ceux qui se doutent déjà de quelque chose. Cependant, après examen, cette piste s’avère également une impasse puisqu’à un autre endroit du même livre Taguieff évoque « les massacres commis en Algérie (130 000 victimes) par des islamistes pour la plupart formés en Afghanistan [7] ». L’Etat algérien ne serait donc pas impliqué dans les « massacres » des années 1990, qui furent le fait, du moins pour « 130 000 victimes », des seuls « islamistes » (la thèse d’un terrorisme d’Etat ayant sévi en Algérie relevant apparemment, selon Taguieff, de la propagande islamo-gauchiste [8]). Et il n’y a donc aucune sorte de complicité entre Ben Laden et un Etat algérien lui-même victime du terrorisme islamiste, si bien que nous sommes reconduits à notre question : en quoi « arborer le drapeau algérien » relève-t-il de cet « incivisme agressif » dénoncé par l’auteur ?

Une dernière option, franchement désespérée, consisterait à lire frapper avec le drapeau algérien, et non « arborer », auquel cas cela relèverait évidemment d’un « incivisme agressif », étant entendu qu’il s’agirait de frapper un être humain avec le manche du drapeau, dans le dessein de lui nuire. Toutefois, une telle interprétation supposant de corriger la lettre du texte original, on ne saurait s’y résoudre. La question reste donc implacablement posée : « arborer le drapeau algérien » lors d’un « match France-Algérie censé symboliser une entente cordiale », en quoi cela relève-t-il d’un quelconque « incivisme agressif » ?

Résumons-nous : si a) huer l’hymne national français, b) prendre à parti un joueur en raison de considérations extra sportives, d) hurler le nom d’un saoudien suspecté d’être le commanditaire d’un crime de masse, e) interrompre le cours normal d’un match de football, sont autant de formes d’une violence symbolique pouvant être éventuellement qualifiées d’ « incivisme agressif », en revanche « arborer le drapeau algérien » dans les tribunes ne relève décidément pas d’une forme quelconque de transgression, fût-elle symbolique, étant entendu que ces spectateurs avaient légalement accédé aux tribunes et que ces drapeaux étaient les leurs et non des drapeaux volés à d’autres, citoyens français de souche française.

Quant à supposer qu’on puisse reprocher à des citoyens d’origine maghrébine de manifester ainsi leur préférence pour l’équipe nationale de leur pays d’origine (ou du pays d’origine de leurs parents) au détriment de leur nation adoptive, et y voir quelque chose d’anormal ou pire, d’agressif, ce serait oublier que des citoyens d’origine espagnole, italienne ou portugaise, même lorsqu’ils sont nés citoyens français, manifestent parfois leur préférence pour l’équipe nationale du pays d’origine de leurs parents lors d’un match France-Espagne, France-Italie ou France-Portugal, sans que pourtant quiconque parle d’ « incivisme agressif », du moins jusqu’à nouvel ordre. En outre, certaines populations, à certaines époques, sont plus susceptibles encore de recourir à de telles manifestations de soutien à un pays d’origine. Dans le journal Le Monde daté du mercredi 23 août 2006, le journaliste Marc Roche relate un incident d’arbitrage ayant eu lieu lors d’un match de cricket opposant l’équipe nationale de Grande-Bretagne à celle du Pakistan et décrit l’immense émotion qu’il a suscité, les Pakistanais ayant été accusés (injustement selon eux) de tricherie dans la pratique d’un sport célébrant le code de l’honneur de l’aristocratie anglaise. Et le journaliste du Monde d’expliquer : « La police redoute l’onde de choc de ce scandale sur une société multiculturelle plus fragile que jamais. Les musulmans de Grande-Bretagne, en grande majorité d’origine pakistanaise, se sentent montrés du doigt depuis les attentats du 7 juillet 2005 à Londres. D’où une identification renforcée avec l’équipe du pays d’origine ». Ne pouvait-on supposer que ces drapeaux algériens, le soir du 6 octobre 2001, ne témoignaient de rien d’autre ?

« Arborer le drapeau algérien » lors d’un match de football France-Algérie « censé symboliser une entente cordiale » est une forme d’ « incivisme agressif ». Telle est donc l’obscurité définitive de ce témoignage d’un citoyen français nommé Pierre-André Taguieff au retour du stade de France, le 6 octobre 2001.

*

* *

Je conclus sur une dernière image de football, historique selon les uns, mythologique selon les autres. L’équipe du Dynamo de Kiev disputa un match avec une équipe de football allemande durant la guerre, en 1942. L’Ukraine était alors sous occupation. Les nazis auraient prévenu les joueurs soviétiques, dont la réputation était prestigieuse : s’ils infligent une défaite à l’équipe allemande, ils seront fusillés. Daniel Bensaïd raconte : « Ils entrèrent sur le terrain résignés à perdre, en tremblant de peur et de faim mais ils ne purent résister à l’envie d’être dignes. Ils furent fusillés tous les onze dans leurs maillots, au bord d’un ravin, à la fin de la partie [9] ». Les communistes finirent dans un ravin, certes, mais le temps de la partie ils n’avaient donc dansé ni avec leurs sœurs, ni avec le diable. Et comme au regard de l’éternité, une vie, ce n’est guère plus que 90 minutes, ils avaient ce faisant expérimenté la parole de Marx : « La critique a saccagé les fleurs imaginaires qui ornent la chaîne, non pour que l’homme porte une chaîne sans rêve ni consolation, mais pour qu’il secoue la chaîne et qu’il cueille la fleur vivante. »

[1L’antagonisme entre le stoppeur, numéro 4, et l’avant-centre de l’équipe adverse, numéro 9, est une autre histoire : dans cette configuration, à proximité du but, il n’y a pas d’espace pour créer du lien, parce que c’est une question de vie ou de mort. C’est alors toi ou moi. Tué ou être tué : telle est la devise du stoppeur, comme elle est celle de l’avant-centre. Là, il n’y a pas de place pour le semblant, l’imaginaire, la médiation. C’est thanatos qui règne en maître absolu. C’est un peu comme si, pour prendre l’image d’une corrida, le numéro 6 et le numéro 10 s’occupaient des « passes », le numéro 4 et le numéro 9 de « l’estocade », c’est-à-dire de la mise à mort.

[2P-A. Taguieff, « Universalisme et racisme évolutionniste : le dilemme républicain hérité de la France coloniale » , Hommes et Migrations, n°1207, mai-juin 1997, pp. 90-97, cité par Thomas Deltombe, L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France. 1975-2005, La Découverte, 2005, p. 364-365.

[3Ibid.

[4La nouvelle judéophobie, Mille et Une Nuits, 2002, pages 182-183.

[5Ibid., page 183.

[6Ibid., page 183.

[7Ibid., p. 226.

[8Dans son livre L’islam, la République et le monde, Alain Gresh écrit : « D’horribles massacres se sont déroulés et des dizaines de milliers de personnes ont été assassinées. Les groupes armés islamistes y ont leur part, et nombre de tueries peuvent leur être imputées. Mais les militaires ont plus que contribué à ce terrible bilan, comme le confirment de nombreux témoignages d’anciens officiers (Fayard, 2004, rééd. Hachette Littérature, 2006, p. 222-223). Et en note, il précise ses sources : « Lire, par exemple, Habib Souaïdia, La Sale guerre, La Découverte, Paris, 2001, Mohamed Samraoui, Chronique des années de sang, Denoël, Paris, 2003, et Jean-Baptiste Rivoire et Louis Aggoun, Françalgérie, crimes et mensonges d’Etat, La Découverte, Paris, 2004 ». Gageons que Taguieff s’est depuis rué sur ces ouvrages.

[9Voir le texte d’Alain Martin paru sur le site Daniel Bensaïd : http://danielbensaid.org/Daniel-fou-de-sport?lang=fr.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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