« Ils s’en sont pris à la mauvaise génération »

A cinq mois des élections présidentielles, le Pérou traverse l’une des plus grandes crises de son histoire.

paru dans lundimatin#264, le 28 novembre 2020

À quelques mois du bicentenaire de son indépendance et à cinq mois des élections présidentielles, le Pérou traverse une des pires crises de son histoire. La pandémie du COVID-19 est une catastrophe dans ce pays où le taux d’infection est l’un des plus élevés du monde à cause de l’effondrement de notre système sanitaire et de la privatisation de la santé, qui empêche les péruviens et péruviennes d’accéder aux soins. Au beau milieu d’une telle situation, le 9 novembre 2020, une coalition (mêlant différentes organisations politiques) a voté la destitution pour « incapacité morale » du président actuel Martin Vizcarra. Il était lui-même le remplaçant du président Pedro Pablo Kuczynski, destitué le 21 mars 2018. Cette destitution intervient à quelques semaines des résultats d’un référendum pour la création d’une nouvelle constitution par une assemblée constituante au Chili, comme un sombre reflet déformant, l’instabilité et l’incertitude semblent s’emparer de la démocratie péruvienne.

Dans les trois dernières années, le Pérou a vu quatre vacances présidentielles, la dissolution du Congrès et trois différents mandataires. L’actuel Conseil de Ministres représente le pire du conservatisme politique et criminel. Ses membres se sont opposés aux luttes pour les droits en matière de discriminations et d’égalité sociale et de genre, ainsi qu’à la justice qui cherchent les femmes agressées et violentées dans le pays. De 130 membres du Congrès, 68 d’entre eux ont des procès judiciaires ouverts pour des cas de corruption. 105 ont voté le 9 novembre la destitution de Martin Vizcarra, et c’est ainsi que commencèrent le coup d’état inconstitutionnel et la violence qui va avec. Cela, bien entendu, sans aucune proposition politique afin de faire face aux crises actuelles. 

Les raisons du soulèvement sont donc directement liées à la corruption de la classe politique et de sa façon de gérer les crises sanitaire, économique, écologique, éducationnelle, politique et sociale. Ce n’est par ailleurs pas la première protestation et il y en a eu dans toutes les régions du pays. Cependant, celles-ci sont historiques, ce sont les plus grandes depuis la Marcha de los Cuatro Suyos, contre la dictature d’Alberto Fujimori en 2000. À cette époque, des milliers de péruviens arrivèrent à Lima depuis tous les départements du pays afin de manifester contre le troisième mandat présidentiel de Fujimori, instigateur du crime organisé comme politique d’Etat. Cet événement se nomme Marcha de los Cuatro Suyos en référence aux quatres régions de l’empire Inca, le Tahuantinsuyo. Elle a symbolisé la résistance des citoyens contre le prolongement d’une dictature qui contrôlait la presse et les pouvoirs législatifs pour renforcer son gouvernement.

*

Depuis plus d’une semaine, je suis frustrée, triste et préoccupée. En décalage horaire, j’attends les messages des ami.es, de ma famille, j’actualise les pages d’internet et je regarde attentivement tous les noms et prénoms des personnes blessées ou disparues la veille.

Dans les images que je vois, je reconnais les rues dans lesquelles j’ai manifesté pendant de nombreuses années et elles ne seront plus jamais les mêmes. Elles sont devenues un champ de massacre. On compte deux morts (officiellement) ainsi qu’une centaine de blessés et plusieurs dizaines disparues (entendez : “arrêtées par la police”). Souvent, ces derniers réapparaissent au cours des jours suivants, complètement désorientés… À ce propos, il me semble nécessaire de mentionner le groupe Terna, une bande de policiers infiltrés dans les manifestations et qui ont été filmés arrêtant des personnes in situ. Lorsque les gens ont tenté de répondre à ces arrestations, il n’ont pas hésité à sortir leurs armes et à tirer en l’air. 

Les violences démesurées des policiers péruviens inondent ainsi les réseaux sociaux, tandis que les médias officiels ignorent consciencieusement ce qu’il se passe. 

Si Manuel Merino [1] et Antero Flores-Araoz [2] ont démissionné ce dimanche, ils sont cependant toujours les figures de ce mouvement inconstitutionnel. Ils sont les principaux responsables de la réponse aux mobilisations pacifiques par la répression brutale, les tirs à balles réelles et les billes de plomb, tirés directement sur les manifestants.

Les générations de jeunes péruviens et péruviennes apprennent à désactiver des bombes lacrymogènes, à prendre soin les uns des autres, à lever la voix contre les injustices et la corruption, à s’organiser. Dans mon expérience, les manifestations au Pérou ne regroupent presque jamais autant de collectifs différents. Elles sont, la plupart du temps, liées à des contextes spécifiques : la résistance aux possibles retours du fujimorisme, aux projets d’extractivisme, aux implémentations de codes du travail qui réduisent les droits sociaux, où aux sujets concernant l’éducation publique. Dans un contexte de crise politique, de coup d’État, de dictature non officielle, d’un pays géré par des intérêts politiques et économiques, les manifestants sont le seul espoir du bicentenaire de la république péruvienne. 

Les manifestations de cette semaine sont historiques, dues au niveau de violence policière exercée contre les manifestants. Des jeunes étudiants et étudiantes, dont pour certains d’entre eux manifester est loin d’être une habitude, ressentent la violence de l’État. Aujourd’hui, deux d’entre eux sont morts.

Ainsi, la démission de Merino, annoncée le dimanche dernier (sans aucune mention par rapport aux étudiants morts où la violence d’état) n’était qu’une de nos demandes. Avec un système corrompu et incapable, le Pérou a besoin de la création d’une assemblée constituante populaire et la création d’une nouvelle constitution. Cela semble d’autant plus évident après les déclarations de plusieurs membres du Tribunal Constitutionnel, à propos de la destitution de Martin Vizcarra. Cette institution s’est prononcée pour une révision de cette destitution, notamment en raison du manque de clarté constitutionnel des articles qui permettent la destitution d’un président pour “incapacité morale”.

Par ailleurs, les gens continuent à tenir la rue, manifestant pour les deux « héros du bicentenaire » -plutôt victimes- Jordan Inti Sotelo (24 ans) et Jack Bryan Pintado (22 ans), deux jeunes qui ont été tués par la police, par l’État, par la lutte pour le pouvoir de la classe politique. Manuel Merino, Antero Flores Araoz, le ministre de l’intérieur et les responsables des corps policiers ont été dénoncés pour homicide et abus d’autorité par plusieurs organisations en défense des droits humains.

Le lundi 17 novembre, les parlementaires contre la destitution ont élu la nouvelle direction du Congrès et un nouveau président, qui fait fonction de président intérimaire de la république, Francisco Sagasti, confrontés au défi le plus critique et le plus important au Pérou au 21e siècle. La constitution sous laquelle nous vivons a été faite en 1992, lorsque le gouvernement d’Alberto Fujimori était au pouvoir. Il est impératif que les péruviens et péruviennes changent de constitution à travers un processus massivement participatif et réellement représentatif de l’hétérogénéité de notre société. C’est dans ce sens que vont les revendications du peuple péruvien, qui demande des procès contre les responsables des évènements de la semaine dernière, ainsi que la dissolution du groupe policier Terna. 

En attendant,

Se metieron con la generación equivocada : Ils s’en sont pris à la mauvaise génération.

Fernanda Arias Gogin

Illustrations :
Lucía Coz (1)
Diego Miranda (3)
Juanpa Azabache (2 et couverture et suivantes)


[1Manuel Merino : politique péruvien du parti Acción Popular, de centre-droite, élu président du congrès en mars 2020.

[2Antero Flores-Araoz : avocat et politique péruvien conservateur, du Partido Popular Cristiano. Il a exercé plusieurs fonctions publiques dans différentes périodes, comme congressiste, député, président du congrès, ministre de la défense (pendant la “Massacre de Bagua”). Président du Conseil de Ministres pendant le court gouvernement de Manuel Merino

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