Il y a 15 ans, la Commune de Oaxaca

L’une des premières insurrections du XXIe siècle

paru dans lundimatin#293, le 21 juin 2021

Nous sommes à Oaxaca, en 2006. Douze ans ont passé depuis l’insurrection zapatiste du 1er janvier 1994, jour où les insurgées de l’EZLN, (dont une délégation vient de débarquer dans le port de Vigo, en Galice), ont pris le contrôle de cinq des principales villes du Chiapas. Le Parti d’Action Nationale (PAN), de droite, a pris le pouvoir en 2000, après 70 ans de pouvoir du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), peut-être révolutionnaire à ses débuts mais qui a eu tout le temps, au fil des décennies, de devenir un parti d’État aussi conservateur et néolibéral que son rival. Le Mexique est un État fédéral, les États-Unis du Mexique, comme on l’appelle. Et Oaxaca est l’un de ses États les plus pauvres et les plus marginalisés.

Le 22 mai 2006, à Oaxaca de Juárez, la capitale qui tient son nom de l’ancien président Benito Juárez, originaire des montagnes du nord d’Oaxaca, les enseignants affluent de tout l’État avec leurs familles et débutent une occupation du zócalo, la place centrale. Ils réclament une augmentation de leurs salaires, qui s’élevaient à l’époque à 120 dollars par mois, car le poids du tourisme entraîne une hausse du coût de la vie. Et ils s’opposent à la privatisation de l’éducation, symbolisée par la visite du président dans la ville pour inaugurer une université privée. Martina, 85 ans, résidente de Oaxaca, se souvient de cette époque. « 70 000 enseignants sont arrivés, ils ont dressé des campements dans tout le centre, les rues étaient bloquées par des barricades, il y avait des grandes manifestations avec des centaines de milliers de personnes ».

Les semaines passent et la mobilisation se poursuit, tandis que le gouvernement reste sourd aux revendications des enseignants. Le 14 juin, le gouverneur de l’Etat de Oaxaca, Ulises Ruiz Ortiz, ordonne l’évacuation du centre ville occupé. « Les gaz lacrymogènes ont inondé le centre, ils étaient lancés depuis des hélicoptères, ils entraient dans les maisons, les écoles. Mais les enseignants ont réussi à acculer les policiers, ils les ont surpassés et finalement ils ont dû battre en retraite ». La bataille du 14 juin marque un tournant dans le mouvement social. Tandis que la solidarité et le soutien d’une majorité de la société civile vient élargir la base du mouvement insurrectionnel, la répression, le siège ordonné par les autorités, les tirs à balles réelles, delégitiment le gouverneur, déjà fragilisé par des accusations de fraude électorale.

Le jour suivant, le 15 juin, les paysans, les jeunes convergent vers le centre pour apporter leur soutien aux enseignants réprimés. Au cours de la semaine, 350 collectifs de la société civile se réunissent et forment l’Assemblée populaire des peuples de Oaxaca (APPO). « Le mécontentement social de tous les citoyens est ce qui a permis cette convergence et la constitution de l’APPO », affirme Andres, syndicaliste de la section XXII du CNTE. Pendant 6 mois, l’APPO renforcera ce pouvoir populaire et formulera des propositions politiques. « Ils ont construit une forme de gouvernement ouvrier, paysan et populaire » à partir des différents secteurs : syndicat d’enseignants, organisations indigènes, paysannes, de femmes, de jeunes, d’activistes et d’ONG... Cette grande variété d’organisations peut expliquer la diversité des revendications, qui couvrent de nombreux enjeux. Sur le plan démocratique et institutionnel, ils exigent la reconnaissance de la multiethnicité et du multiculturalisme de la société oaxaquena, le respect de l’autonomie des communautés, une plus grande participation populaire aux processus politiques et la réforme des institutions politiques et du système électoral. Sur le plan économique, des propositions émergent de l’APPO telles que la mise en place de réseaux de vente directe des producteurs aux consommateurs, la valorisation des coopératives, le soutien aux projets de développement régional, une réforme fiscale... Sur le plan social, des réformes sont demandées dans les domaines de la santé et de l’éducation. Enfin, la destitution du gouverneur Ulises Ruiz Ortiz est également l’une des principales revendications.

Grâce à l’APPO, une institution et un contrôle politique et administratif du territoire sont établis. Un organe populaire se substitue à l’autorité du gouvernement et des forces de police. Les bâtiments publics sont occupés, le gouverneur, le maire et tout le personnel politique fuient la ville occupée. Une véritable commune est instituée à Oaxaca. Elle durera près de 5 mois, et si elle ne laissera pas dans l’histoire une trace aussi importante que celle de Paris, ce sera uniquement parce qu’elle ne fut pas écrite par Marx. « La Commune de Oaxaca est un exemple pour l’humanité », conclut Andres.

Au cœur de l’effervescence de la commune de 2006, l’ASARO (Assemblée des artistes révolutionnaires de Oaxaca) a vu le jour. Elle est née de l’initiative de jeunes artistes graffeurs, et un espace culturel appelé Emiliano Zapata a été ouvert. « Nous voulions apporter au mouvement notre capacité d’organisation en tant que créateurs, mais aussi créer des ponts et des liens de solidarité avec les gens », explique Mario, l’un des fondateurs. Au jour d’aujourd’hui, le collectif ASARO est dissous depuis 2018. Selon Juan et Esteban, « Mario menait la réflexion politique au sein d’ASARO, artiste et activiste, il ne s’arrête jamais. Après la dissolution du collectif, chacun a ouvert son propre atelier et tout est devenu très compétitif, ça a perdu le sens collectif et politique. » 15 ans plus tard, lors de la marche qui commémore la bataille du 14 juin, des groupes de jeunes peignent les murs et collent des affiches sur les trottoirs, preuve que, bien que l’ASARO soit dissoute, cette expression artistique de la lutte politique est toujours d’actualité.

La lutte pour l’information et la constitution de médias révolutionnaires et populaires représentant le mouvement a également été une étape fondamentale qui marqua le cours des événements. Depuis l’université occupée, les étudiants émettent Radio Planton durant près de 6 mois. Puis, le 9 août, des milliers de femmes, organisées au sein du Comité de coordination des femmes de Oaxaca (COMO), ont pris le contrôle de la station de radio et télévision publique Canal 9 et l’ont immédiatement mise au service de la Commune. Les mois d’occupation de Canal 9 « nous ont permis de diffuser et de dénoncer les atrocités, les disparitions et les viols commis par la police et les paramilitaires », insiste Eleonora, qui participa à l’occupation.

Tout au long des 5 mois de la commune de Oaxaca, les personnes mobilisées ont fait face à une terrible répression. Officiellement, 20 assassinats par les forces publiques ont été recensés. Mais presque chaque nuit, les barricades étaient attaquées par des unités paramilitaires, composées de civils et de partisans du PRI, protégés par la police. Ces milices ont également attaqué des communautés indigènes et assassiné deux journalistes. Fin octobre, déstabilisée par ces attaques et par les dissensions internes entre réformistes et révolutionnaires, l’APPO se déclare en état d’alerte. Quelques jours plus tard, envoyées par le gouvernement fédéral, des unités de la marine et de l’armée de terre arrivent à Oaxaca, renforcent la présence militaire dans les communautés indigènes et mettent fin à six mois de mouvement populaire. Les dénonciations de violations des droits de l’homme n’ont jamais fait l’objet d’une enquête. C’est pourquoi, depuis lors, chaque 14 juin, la population continue de se mobiliser. Andres insiste sur le fait qu’il y a « une demande de justice pour les camarades, les étudiants, qui ont été assassinés à l’époque. Aujourd’hui, personne n’est en prison, nous demandons justice. Nous marchons aussi parce que la couleur du sang ne s’oublie jamais, et qu’en ce jour (14 juin 2006), l’histoire fut écrite dans le sang. »L’APPO vit toujours dans les communautés qui luttent", conclut-il.

La Commune de Oaxaca met en lumière les revendications d’autonomie politique, de souveraineté populaire sur les territoires, récurrente et centrale dans les mouvements de lutte partout en Amérique Latine.

La touristification massive de certains espaces est un exemple de ce qui peut conduire à déposséder les populations du plein usage et de l’autonomie de leur territoire. "Oaxaca a toujours été une ville consacrée au tourisme, il n’y a pas d’autre industrie ici", explique Paty, gérante d’une auberge du centre-ville. Cette industrie touristique monopolistique a entraîné une dynamique de gentrification dans le centre historique de la ville. "Les gens d’ici ne viennent que dans le centre, pour prendre une glace, manger quelque chose sur la place, se promener, mais ils vivent de plus en plus loin. En plus du tourisme, de nombreux étrangers se sont également installés ici", explique Lalo tandis qu’il sert au café Revueltas, un espace culturel de Oaxaca.

Assise en terrasse, Ixtel, récemment diplômée comme ingénieure en environnement, s’indigne. "Maintenant, ils vendent des paquets pour la fête des morts, par exemple, en tant que touriste, vous pourrez entrer dans les cimetières, faire une offrande sur les autels, alors que les gens y vont traditionnellement parce qu’ils ont des proches enterrés là-bas. Il y a des événements populaires de musique et de danse, où tout le monde avait l’habitude d’aller et maintenant ils font payer l’entrée. Ils ont commencé à tirer profit de la culture et les gens sont spoliés de leurs pratiques culturelles ainsi que des espaces où elles se déroulent. En se vendant au tourisme, nous perdons notre culture”.

Milta est un village situé à une heure de la ville de Oaxaca. On y produit de l’artisanat, en grande quantité, dont la plupart sera vendu 20 fois plus cher dans les villes balnéaires du Yucatan ou du Pacifique, Cancun ou Acapulco. "Ils nous imposent de produire certains objets, des dessins, tout cela en grande quantité. Nous trouvons cela ridicule, que ce soit pour le modèle économique ou car cela nous limite en termes de créativité artistique", admet Francisco, un artisan de Milta, avant d’ajouter : "Mais nous le faisons, nous n’avons pas le choix".

Près de Milta, à Hierve el agua, se trouve l’une des deux seules cascades pétrifiées au monde. C’était un endroit à forte fréquentation touristique, la plupart des visiteurs passant par Oaxaca venaient y passer la journée en excursion. Mais les habitants ont décidé d’en fermer l’accès. Cela représentait une charge trop importante pour la communauté, tant sur le plan social qu’environnemental. Et le bénéfice économique n’était pas significatif non plus. On peut y voir un exemple concret de réappropriation de l’espace par la communauté, après avoir été dépassée par le tourisme de masse qui avait converti les habitants en spectateurs de leur propre territoire.

Dans la ville de Oaxaca, à quelques rues du Zócalo, alors que la marche en mémoire de la Commune progresse, Esteban, le jeune graffeur, peint en noir sur les murs du Secrétariat au Tourisme : “Oaxaca no es turismo, Oaxaca es lucha y dignidad”.

D’autre part, les ambitions développementalistes des gouvernements et la mise en œuvre de méga-projets menacent également les formes d’autonomie des territoires. Oaxaca compte 551 des 2457 municipalités du Mexique. 62% de la superficie de l’État sont des propriétés communales, c’est-à-dire qu’un tiers de toutes les terres communales du Mexique se trouvent dans l’État de Oaxaca, où 60% de la population est paysanne. Dans ces municipalités, il existe une certaine autonomie politique, reconnue par la constitution. Cela signifie qu’ils ont des systèmes normatifs internes avec leurs propres formes d’élection des autorités, d’autogestion. « Ils défendent et exercent au quotidien leurs propres manières de faire de la politique, de gouverner leur village et d’organiser la vie en commun ». Dans ces municipalités, où se concentrent les communautés indigènes, les droits au territoire et aux ressources sont exercés collectivement.

Bien que reconnues en théorie, ces communautés indigènes et ces autonomies politiques ne sont pas prises en compte lorsqu’il s’agit de planifier et de mettre en œuvre des mégaprojets qui répondront aux ambitions développementalistes des gouvernements et feront le bonheur des investisseurs. Dans l’isthme mexicain, là où les Caraïbes et le Pacifique se rencontrent, entre les États de Veracruz et d’Oaxaca, le ’Corridor interocéanique de l’isthme’ est actuellement en cours de construction. Autoroutes, chemins de fer, ports et parcs industriels, pour concurrencer le canal de Panama, et le projet de canal mis en œuvre au Nicaragua. « Ces grands projets déstructurent les communautés, tant sur le plan social qu’économique », explique Lalo. « Elle les prive de l’usage et de l’autonomie de leurs territoires ».

Après les événements de Buenos Aires en 2001 et de Cochabamba en 2003, Oaxaca a été l’une des premières insurrections du XXIe siècle en Amérique latine. Ce ne fut pas et ce ne sera pas la dernière. Les mois et les années passent, et les peuples continuent de se soulever. Pour reprendre le contrôle de leurs territoires, de leurs existences. Hier à Oaxaca, aujourd’hui à Cali, au Chiapas ou au Chili, de nouvelles façons de faire de la politique se construisent, de manière autonome, collective. Partout, des embryons de pouvoirs révolutionnaires et populaires émergent.

Este escrito está dedicado a todxs lxs compañerxs que ahora luchan en Cali, fortaleciendo un poder popular, que no es sin recordar la "Comuna’"de Oaxaca y la APPO.
De Oaxaca, “ciudad de la resistencia”, a Cali “capital de la resistencia”.
De Oaxaca, donde “se tomó por asalto al cielo”, a Cali “sucursal del cielo” convertida en “sucursal del aguante”.

Alexis Habouzit

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